Chapitre 10

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  Lorsqu’au beau milieu de la nuit, la sirène avait retenti sur le site de la porte d’Europe occidentale, des milliers de soldats et Aegis s’étaient déployés à chacune des branches de l’étoile creuse, ainsi qu’ils l’avaient maintes fois répété lors des exercices. Cette fois, cependant, personne n’ignorait qu’il ne s’agissait pas d’une simulation ; pas avec les combats livrés plus tôt dans la journée. L’adrénaline compensait pour l’heure la fatigue, mais tous attendaient avec appréhension la deuxième vague qui, en dépit de l’alerte donnée, tardait à venir.

 « Mais qu’est-ce qu’ils glandent ? » s’agaça Lars, pressé d’en découdre.

 Le géant norvégien lâcha au sol bouclier et épée, puis commença à faire les cent pas.

 « Calme-toi, le tempéra Hanna. On n’est pas là depuis si longtemps. »

 En réalité, l’attente la stressait également ; plus encore si Lars se mettait à errer tel un ours en cage.

 « Tu rigoles ? renchérit le guerrier. Ça fait une plombe qu’on est là et il ne se passe rien. Ils déconnent leurs capteurs !

 — Impossible. En deux ans d’activité au Groenland, on ne les a jamais vus se planter ; ni même aujourd’hui avec la première vague. Non, d’une façon ou d’une autre, il s’est passé quelque chose au niveau de la porte.

 — Mouais, fit Lars, dubitatif.

 — Elle a raison, intervint Damien, le soigneur français. À supposer qu’une erreur soit possible, le centre de commandement nous aurait rappelés depuis le temps. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il se passe forcément un truc. »

 En l’absence de leur guerrier, blessé lors de l’affrontement contre le commandant ennemi, l’équipe française avait été temporairement rattachée à la norvégienne. Dans la précipitation du déploiement, Lars l’avait oublié. Il faut dire qu’ils se montraient discrets tous les quatre.

 D’ailleurs, songea-t-il, où se trouvait le quatrième, le type aux cheveux blancs avec lequel il avait eu une altercation plus tôt ? Abel, se souvint-il. Il l’avait d’abord supposé en retard, puis ne s’en était plus soucié.

 Lars avisa l’Aegis française, celle qu’il avait envoyée paître et dont Abel avait pris la défense. Jolie fille, elle devait avoir huit ou dix ans de moins que lui et paraissait particulièrement anxieuse. Un bras sous la poitrine et l’autre à hauteur de visage, elle se rongeait les ongles, le regard braqué en direction de la porte.

 « Il est où ton petit copain ? » la questionna-t-il.

 Un silence lui répondit.

 « C’est son frère », finit par l’informer Émilie.

 Lars considéra la jeune mage d’un œil circonspect, se demandant si parler à la place des autres était une manie française.

 « Pourquoi tu t’en mêles, toi ? répliqua-t-il sèchement. C’est le tien, de copain ? »

 À cette pensée, le visage d’Émilie prit la même teinte que ses cheveux blond vénitien. Gênée, elle détourna les yeux.

 « Pff… laisse tomber, soupira Lars. En fait, je m’en fous. »

 Puis il reporta son attention sur Lise.

 « Donc, il est où ?

 — Occupe-toi de tes affaires, tu veux bien ? Ça fera plaisir à tout le monde », daigna-t-elle répondre, le regard toujours dirigé vers la porte.

 Son ton cassant surprit jusqu’à ses propres coéquipiers. Eux aussi l’avaient interrogée plus tôt sur l’absence d’Abel. Lise avait gentiment botté en touche en avançant le manque de ponctualité chronique de son frère ; cette réponse lui ressemblait davantage.

 Manifestement, elle avait les nerfs à fleur de peau.

 « Eh bien, figure-toi que ce sont aussi mes affaires, n’en démordit pas le guerrier nordique. Parce qu’aujourd’hui on est dans la même équipe et c’est pas mon problème si t’as tes règ… »

 Avant qu’il n’eût achevé sa phrase, la gifle de Lise vint cingler sa joue dans un claquement magistral. Peu le remarquèrent toutefois car, presque au même moment, un sinistre craquement de roche gronda dans toute l’étoile creuse.

 La porte s’effondrait.

 Laissant le Norvégien à sa stupéfaction, Lise porta la main à son oreillette.

 « Aegis Lise Barbérys, se déclina-t-elle. Demande d’autorisation de gagner la porte. »

 L’attente de l’aval du quartier général lui parut interminable.

 « Autorisation accordée. Mais, quoi qu’il advienne, interdiction absolue de franchir le portail. »

 C’était la voix de Maximilien. Sur le canal des unités française et nordique où elle avait été entendue, tous s’étonnèrent de cette précision. Qui serait, de toute façon, assez fou pour se rendre de l’autre côté ?

 « Bien reçu, chef », acquiesça Lise.

 Au moment où cette dernière s’apprêtait à s’élancer, Lars la rattrapa vigoureusement par le poignet.

 « Hé ! Garce, l’injuria-t-il, rageur. Ne pense pas pouvoir t’en aller tranquillement après la baffe que tu viens de me coller. »

Les cinq doigts de la main de Lise rougissaient encore son visage anguleux. Il était furieux.

 La jeune femme se retourna. Elle avisa successivement cette main qui la menottait, puis son propriétaire. Bien que ce dernier serrât fort son avant-bras, elle ne bronchait pas.

 « Ouvre grand tes oreilles, enjoignit-elle glaciale, car je ne le répéterai pas. Que tu le veuilles ou non, je vais partir. La seule question est de savoir si tu tiens à ton bras. Décide-toi, vite. »

 Lise posa sa main libre sur le pommeau de son glaive. Lars déglutit malgré lui.

 À la manière dont elle avait pris soin d’articuler chaque mot avec un calme terrifiant, il ne doutait pas de sa volonté de mettre la menace à exécution. Il songea à ses épée et bouclier gisant à quelques mètres de là et à la gifle, qu’en dépit de ses réflexes de guerrier, il n’avait pas vue venir.

 Il desserra son emprise et la regarda s’éloigner avec une agilité féline.

 « Putain de famille de barges », lâcha-t-il.

 Du coin de l’œil, il remarqua Hanna s’approcher et la devança.

 « À elle aussi, tu vas me dire qu’il faut foutre la paix ? »

 Elle secoua la tête et désigna la marque sur sa joue.

 « Non. Simplement que celle-là, tu ne l’as pas volée. »

 Que la porte fût près de se refermer ne pouvait signifier qu’une chose : Abel avait triomphé de son gardien. Pourtant, Lise ne parvenait pas à s’en réjouir ; pas tant que son frère n’était pas revenu indemne.

 Lorsqu’elle parvint à l’édifice, la roche avait déjà failli céder plusieurs fois. Sur le chambranle et les battants, de nombreuses fissures se faisaient jour, donnant au monument une impression de fragilité inhabituelle. Plus lourd et massif que le reste, le frontispice semblait menacer de tomber à tout moment.

 Lise avait beau se convaincre que les lois de la physique ne s’appliquaient pas à la porte, la voir ainsi délabrée, tout en sachant Abel de l’autre côté, n’avait rien de rassurant. La chute d’un pan entier lui arracha un cri d’effroi, avant de constater le rideau de mana toujours intact. Lui seul comptait, en réalité ; le reste n’était qu’apparat.

 De l’expérience du Tchad, l’on avait estimé à une heure le délai entre la mort de la Bête et l’effondrement de la porte. S’il en était de même ici, le rideau tiendrait encore un moment. Mais quelle règle scientifique pouvait-on déduire du seul exemple connu de l’humanité ? Aucune de solide, à l’évidence.

 Des dizaines de raisons pouvaient expliquer pourquoi Abel n’était toujours pas revenu. Dans l’esprit de Lise qui les voyait toutes défiler, l’une d’elles revenait en boucle : et si son frère se trouvait en difficulté ? Le démon majeur n’étant plus, elle serait probablement en mesure de l’aider ? Bien que Maximilien le lui eût formellement interdit, ses pas la rapprochaient inexorablement du portail.

 Des troupes provenant des différentes branches de l’étoile l’arrêtèrent. Pressentant l’importance historique de l’événement, tous affluaient pour constater de leurs propres yeux l’effondrement de la porte d’Europe occidentale.

 Ce jour laisserait effectivement son empreinte dans l’Histoire. Mais lorsqu’un homme émergea du portail, peu comprirent que c’est à lui que l’humanité le devait. À l’exception de la jeune femme qui se jeta à son cou.

 « Tu es en retard », lui reprocha affectueusement Lise.

 Abel ébouriffa les cheveux de sa sœur en guise d’excuse puis considéra les milliers d’hommes et de femmes, spectateurs de leurs retrouvailles.

 La discrétion n’était décidément pas son fort.

« Le vieux va me tuer, hein ? demanda-t-il.

 — Oui. »

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