Chapitre 12

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 À son retour, Abel avait effectivement eu le droit à un savon mémorable de la part de Maximilien, que sa réussite avait pourtant tempéré. Puis il avait dormi pendant deux jours. Pour reconstituer ses réserves de mana, son corps n’avait pas exigé moins.

 Pendant son sommeil, l’annonce de l'effondrement de la porte d’Europe occidentale s’était répandue comme une traînée de poudre. Douze ans après le traumatisme du Tchad, l’enfer avait de nouveau frappé au cœur de la civilisation et l’humanité avait répondu présente : la porte s’était vue scellée le jour même de son ouverture. En moins de vingt-quatre heures, les médias avaient épuisé l’entière palette des émotions pour rendre compte de l’état du monde. L’euphorie avait depuis gagné la surface du globe.

 Dans quelles circonstances la porte s’était-elle refermée ? Nul ne le savait précisément et le flou entretenu par les instances dirigeantes alimentait les plus folles rumeurs. D’aucuns pensaient que les démons avaient eux-mêmes condamné la porte après le revers de la première vague. D’autres évoquaient un commando d’assassins, constitué de la crème des Aegis, avec pour mission d’abattre le gardien de la porte. Certains prétendaient même cette escouade réduite à un seul homme.

 En réalité, dans sa grande majorité, l’opinion publique n’en avait cure. L’important, à ses yeux, restait que la porte fût bel et bien condamnée. Les nations en hébergeant une semblable sur leur sol portaient cependant un tout autre regard sur les événements. États-Unis, Chine, Russie, Japon, Pérou, Australie, Danemark, toutes se montraient curieuses de connaître avec précision les circonstances ayant mené à l’effondrement du portail d’Europe occidentale. Surtout, aucune n’était prête à croire sur parole qu’un homme eût pu y parvenir seul, comme on le leur avait avancé. Pas sans l’avoir questionné, lui.

 Dans un souci de clarification et de transparence, la France avait fait droit à la demande et les délégations des sept nations se trouvaient ainsi réunies à Orléans en vue de l’audition du principal intéressé.

 Autour de l’immense table ovale siégeaient les chefs d’unités Aegis desdits pays. À l’instar de Maximilien Harcourt, tous étaient des vétérans de la première guerre. Un membre de leurs équipes respectives les accompagnait pour l’occasion, en qualité d’auditeur. Entre les héros d’hier et les espoirs de demain, l’assemblée ne regroupait pas moins que les meilleurs Aegis du monde, pour une audience à huis clos placée sous la présidence de Maximilien.

 En dépit de leur notoriété, Abel ne les reconnaissait que vaguement, voire pas du tout. Les mondanités ne l’avaient jamais intéressé, pas plus que les querelles d’ego qui, comme dans tout autre corps d’élite, trouvaient un terrain fertile au sein des Aegis.

 La présence de la soigneuse japonaise Ayame Sato ne lui avait toutefois pas échappé. Du même âge que lui, elle faisait aussi partie des rares élus à avoir intégré les unités d’élite dès l’adolescence. Pour autant, ils ne s’étaient croisés tout au plus que trois ou quatre fois lors de missions au Groenland, sans jamais se trouver dans la même équipe. Chaque fois cependant, la vue de la jeune femme éveillait en lui un sentiment étrange. Certes, la pureté de ses traits et l’intensité de ses iris noirs ne laissaient pas indifférent, mais ce visage parfait semblait aussi avoir banni toute émotion. Nulle joie, nulle colère, nulle tristesse n’habitait son regard ; juste une intelligence froide, dépouillée de tout affect. Quoi qu’en dise sa sœur, lui ne pouvait s’empêcher de se le reprocher.

 Au terme d’un long exposé traduit simultanément en six langues, Abel acheva le récit des événements survenus par-delà la porte : le monde qu’il avait découvert, le château, l’éclectisme des démons… Il confirma aussi la théorie sur la forme de combat des démons majeurs et sur leur lien avec la porte.

 Durant toute la durée de son intervention, l’insondable regard de l’Aegis japonaise ne l’avait pas lâché.

 Peu à l’aise dans son costume pourtant parfaitement taillé, Abel éprouva le besoin de desserrer son nœud de cravate. Pour la circonstance, Lise avait insisté pour qu’il troque la tenue standard pour l’uniforme de cérémonie. De mauvaise grâce, il avait fini par céder.

 « Bien, entama Maximilien. Vous venez d’entendre les faits tels que…

 — Foutaises ! » le coupa le représentant australien.

 L’interprète s’était abstenu de traduire, mais Maximilien n’en avait pas besoin. Il considéra durement Nicholas Davis.

 « Mettons tout de suite les choses au point, reprit-il d’un ton qui ne souffrait aucune contestation. Il est de votre droit le plus strict d’émettre des doutes sur ce que vous venez d’entendre. Toutefois, en tant que président de séance, je ne tolérerai aucun manque à la discipline ou à la bienséance dans cette assemblée. Me suis-je bien fait comprendre, Monsieur Davis ? »

 La remontrance calma les ardeurs du délégataire australien. Maximilien accorda ensuite la parole à Christa Olesen, responsable de l’unité nordique et, avec son homologue sud-américaine, l’une des rares femmes à occuper ce poste. Abel remarqua qu’avant de demander à intervenir, l’Aegis qui l’accompagnait lui avait glissé un mot à l’oreille. Il ignorait son nom, mais se souvenait l’avoir vue aux côtés de Lars.

 « Monsieur Barbérys, pourriez-vous nous éclairer davantage sur votre magie ? Pour les tristes raisons que nous connaissons tous, vous en premier lieu, peu d’entre nous sommes versés dans cet art, autour de la table. Exception faite du vénérable Tian Guo, bien entendu. »

 L’homme aux allures de vieux sage accueillit la politesse d’un sourire facétieux.

 Abel ne releva pas l’allusion ; bien sûr qu’il le savait. Deux ans après avoir fermé la porte du Tchad, douze des meilleurs mages du monde avaient mystérieusement trouvé la mort dans des circonstances inexpliquées. Ses parents comptaient parmi eux. Le tragique événement demeurait dans les mémoires comme la malédiction de l’Ennedi, du nom du désert dans lequel la Bête avait été vaincue.

 « Je manipule le mana, se contenta-t-il de répondre.

 — Pardonnez mon ignorance, ironisa-t-elle. Mais n’est-ce pas là le propre de tout mage ? »

 Abel secoua la tête.

 « Pas exactement, non. La plupart des mages ont une affinité élémentaire qu’ils conjuguent au mana pour incanter leur sort. Moi, je n’en ai pas. J’utilise le mana à l’état brut, si vous préférez.

 — Est-ce plus avantageux ?

 — Ça ne l’est pas, intervint Tian Guo d’une voix claire en dépit de son âge. Sauf à disposer d’une quantité de mana colossale. »

 Devant les regards perplexes de l’assemblée, le vieillard se plia à l’exercice de pédagogie.

 « Ainsi que vous l’a dit notre jeune ami, les mages et soigneurs invoquent en général l’un des quatre éléments primordiaux dans lequel ils insufflent du mana. Ce dernier y est en quelque sorte dilué, ce qui diminue grandement le coût énergétique du sort pour son lanceur. Plus rares sont les manipulateurs de mana. Ceux-là utilisent le mana à l’état pur. Ils sont ainsi capables, plus aisément, de moduler la puissance de leur magie en fonction de la quantité de mana investie. Mais s’ils n’y prennent pas garde, ils peuvent épuiser leur flamme très rapidement ; voire en un seul sort, certes dévastateur.

 — Pour peu qu’on y mette le prix, donc, résuma le chef de l’unité russe, même abattre un démon majeur relève du possible. Si je comprends bien.

 — Oui, concéda Tian Guo, en théorie. Mais pour reprendre votre métaphore, un tel prix n’est pas à la portée de l’homme. »

 Même s’il s’y était attendu, Abel ne masquait pas son agacement de les voir ouvertement douter de sa parole, comme s’il ne se trouvait pas lui-même dans cette pièce. En comptant celle du Groenland, sept portes demeuraient et ils ergotaient sur un point qui n’avait aucune espèce d’importance. Le démon majeur était bel et bien mort. Pourquoi cherchaient-ils à contester cette réalité ? Et dire qu’il n’avait pas encore révélé l’élément qui, à ses yeux, s’avérait le plus important. Jamais ils ne le croiraient, s’il leur expliquait les démons – majeurs tout du moins – capables de communiquer avec l’homme par télépathie. Cela ouvrait pourtant tellement d’horizons ! Jusque-là, l’on voyait en eux des hordes grouillantes à l’intelligence sommaire et n’aspirant qu’au chaos. Son bref échange avec le démon majeur amenait à reconsidérer les choses. S’ils se montraient doués d’intelligence, alors la destruction n’était peut-être pas leur finalité mais le moyen de parvenir à un but. Restait à déterminer lequel.

 La phrase prononcée par le gardien de la porte lui revint en mémoire : « il en faut plus pour vaincre un prétendant à la couronne. »

Que voulait-il dire ? s’interrogea Abel.

 Le tumulte du débat le tira de ses songes.

 « Nous n’avons aucune preuve de ce qu’il avance ! revint à la charge l’émissaire australien.

 — La porte n’est-elle pas effondrée ? intervint Abel.

 — Mais, rien ne dit que cela vient de vous ! » répliqua Nicholas Davis, qui paraissait presque en avoir oublié la présence du Français.

 Tout cela ne menait nulle part.

 S’astreignant au calme, le jeune homme se laissa retomber contre le dossier de son fauteuil. À ses côtés, il entendit Maximilien soupirer. Lui aussi perdait patience.

 « Tu me surprends, Abel, lui glissa ce dernier en aparté. Toi qui as le moyen de mettre fin à ce débat stérile, je pensais que tu ne te priverais pas de le faire.

 — Hmm », maugréa l’intéressé.

 Maximilien le regarda hésiter.

 « Ne me dis pas que tu t’affranchis de mon autorisation pour traverser une porte, mais que tu en as besoin pour savoir quoi faire, là, maintenant ?

 — Vous m’autorisez à faire un exemple ? ironisa le jeune homme.

 — Ne joue pas les idiots, tu as parfaitement compris où je veux en venir. Tu n’as qu’une personne à convaincre ici pour que tous se rangent à son avis. Et même un vieux guerrier comme moi sait qu’il te suffit de déployer ta flamme pour y parvenir. Dès lors, qu’est-ce qui te retient ? »

 Abel ferma inconsciemment les yeux. Même ainsi, il pouvait sentir le regard inquisiteur de la Japonaise peser sur lui.

 « Soit », consentit-il.

 Comme une grenade qu’on dégoupille, Abel dénoua sa cravate qu’il ne supportait plus, puis il libéra intégralement sa flamme.

 En apparence, il n’avait pas bougé d’un iota depuis son fauteuil. Pourtant, le silence se fit instantanément dans la salle. La plupart ne savaient pas pourquoi ils s’étaient tus, mais tous l’avaient fait au même moment. Un frisson leur avait subitement glacé l’échine et l’atmosphère était devenue oppressante. Instinctivement aussi, leurs regards s’étaient tournés vers l’Aegis français.

 Quant aux trois seules personnes à même de comprendre, elles avaient levé les yeux à l’unisson, jusqu’à fixer le dôme situé au-dessus du jeune homme, comme soudain éprises d’architecture.

 La stupéfaction se lisait sur les visages de Tian Guo et de Hanna. Ayame aussi ne cachait pas sa surprise, mais elle arborait également une expression qu’Abel ne lui avait jamais connue. L’espace d’un court instant, elle lui avait semblé telle une enfant devant un feu d’artifice, émerveillée. Puis le naturel avait repris ses droits.

 Son tour de force terminé, Abel rappela sa flamme et s’adressa à Tian Guo d’une voix posée :

 « Satisfait ? »

 Les mots ne sortant pas, le vieil homme se contenta de hocher la tête.

 « Bien, reprit Abel. Dans ce cas, nous allons pouvoir avancer. Je ne vous ai pas encore dit le plus important. »

 Il avait désormais toute leur attention.

 « Les démons parlent. »

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