Chapitre 13

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 Le surlendemain, un bal était organisé pour célébrer la fermeture de la porte d’Europe occidentale. Bientôt, l’ensemble des troupes jusqu’alors stationnées sur le site d’Orléans serait éparpillé aux quatre coins du monde. Puis tout recommencerait : l’attente, les combats, leur issue incertaine. Tôt ou tard, une nouvelle porte s’ouvrirait. Le temps d’une nuit cependant, l’humanité entendait bien profiter de ce répit éphémère, arraché au champ de bataille.

 Aucun lieu n’ayant la capacité d’accueillir un aussi grand nombre de convives, une dizaine de châteaux de la Loire prêtaient leur cadre majestueux pour l’occasion. Les unités Aegis de la zone d’Europe occidentale et les délégations étrangères invitées occupaient l’un d’eux.

 Retransmis en simultané sur tous les autres sites, le discours d’ouverture de Maximilien Harcourt à la mémoire des soldats tombés venait tout juste de s’achever. Des applaudissements nourris succédèrent à la minute de silence demandée par l’orateur. Les festivités pouvaient désormais commencer et déjà les premiers couples s’élançaient sur la piste.

 À l’écart de l’agitation, Ayame avait pourtant la désagréable sensation d’attirer l’attention malgré elle. Les regards, celui des hommes surtout, s’accrochaient plus qu’ils ne glissaient sur elle.

Le kimono, se convainquit-elle.

 À dominante bleu nuit, le vêtement traditionnel ne dévoilait de la jeune femme que sa nuque, exceptionnellement mise à nue par ses cheveux relevés en chignon lâche. De discrètes fleurs de cerisier brodées çà et là sur l’étoffe offraient un subtile rappel du obi rose pâle ceignant sa taille gracile.

 Ayame en vint à regretter le relatif anonymat de l’uniforme des Aegis.

 La vue d’Abel Barbérys à l’autre bout de la salle la détourna de ses pensées. Inconsciemment, son regard se porta sur la ravissante jeune femme en robe noire qui l’accompagnait. Ayame ne reconnut pas immédiatement la sœur d’Abel, les cheveux ainsi détachés. Elle mit également un instant avant de s’apercevoir que toute l’unité française se trouvait réunie.

 Dans la mesure où ils partageaient la même fonction, elle connaissait un peu Damien, leur soigneur. Quant à la jeune femme aux cheveux blond vénitien et au colosse à la peau mate, leurs gabarits respectifs les désignaient comme la mage et le guerrier de l’équipe.

 Son intérêt se reporta sur Abel. Ils ne s’étaient rencontrés qu’en peu d’occasions, mais elle l’avait su à part dès le premier regard. Ne serait-ce que le blanc immaculé de sa chevelure. De prime abord, l’on pouvait croire à une décoloration, mais les racines, blanches elles aussi, démentaient le choix esthétique.

Ils poussent ainsi malgré son jeune âge, déduisit-elle.

 Le même constat pouvait être tiré de ses arabesques tatouées. Exception faite de son visage, son corps en semblait entièrement couvert. Du moins la rumeur le prétendait-elle et son cou comme ses poignets le suggéraient également. Or, par son attitude autant que par ses choix vestimentaires, l’Aegis français les dissimulait plus qu’il ne les arborait.

Ceux-là non plus ne relèvent pas de son choix.

 Enfin, il y avait cette flamme, prodigieuse, démesurée. Lorsque Abel l’avait sciemment libérée à l’audience, l’image d’un brasier vorace était apparue aux yeux d’Ayame, à la fois majestueux et terrifiant. Bien sûr, comme tous ceux capables de la discerner, elle avait été stupéfaite par son ampleur. En réalité, ce n’était que la confirmation de ce qu’elle subodorait déjà.

 Douée d’une perception innée du mana, la soigneuse japonaise l’aurait tôt ou tard découvert. Lorsqu’elle avait entendu parler d’un mage dépourvu de flamme, sa curiosité s’en était trouvée naturellement piquée. Pour une raison aussi simple qu’absolue : c’était tout bonnement impossible.

Même en matière de magie, rien ne se crée véritablement. Pas de flamme, pas de mana ; pas de mana, pas de magie. Une règle basique, mais immuable, à laquelle personne ne peut se soustraire.

 Puisque le jeune homme se montrait capable de magie, il produisait nécessairement une flamme.

Il ne peut y avoir qu’une explication logique au fait qu’on ne la discerne pas : il la camoufle ou, plus exactement, la contient.

 Aux yeux de tous, il y parvenait manifestement, au prix sans doute d’une certaine retenue. Même ainsi cependant, Ayame n’aurait pas manqué de le percer à jour si elle l’avait vu en situation de combat. Brider une telle quantité de mana, n’aspirant en outre qu’à déferler, requérait une vigilance de tous les instants. Face à quelqu’un qui s’y montrait sensible, elle était impossible à dissimuler entièrement.

 Quoi qu’il en soit, la démonstration d’Abel lors du conseil avait confirmé le dernier de ses soupçons.

Vous aviez raison, père, quand vous disiez que je saurais le reconnaître.

 Les mots prononcés dix années plus tôt, Ayame s’en souvenait comme si c’était hier. Les derniers que son père lui eut adressés. Puis il était parti et, comme onze autres des meilleurs mages du monde, la malédiction de l’Ennedi l’avait emporté quelques jours plus tard.

Néanmoins, comment saviez-vous ?

 « Tu ne décroches jamais de ton portable ? entendit-elle Damien demander au guerrier.

 — Attends ! Je cherche un endroit pour un after. Enfin, si ça existe dans ce bled.

 — Et tes côtes à peine ressoudées, t’en fais quoi ?

 — Roohhh, ça va, tu vas pas… »

 Cette bribe de conversation inachevée ramena brusquement Ayame à la réalité. Ses pas l’avaient inconsciemment menée jusqu’à l’objet de ses pensées, tel un papillon attiré par la lumière. Elle ne se trouvait pas seulement dans le cercle formé par le groupe, mais littéralement plantée devant Abel.

 Du fait de cette proximité, tous s’étaient interrompus, guettant avec curiosité une manifestation de la part de la jeune femme. N’ayant pas projeté de se trouver là, un certain embarras la gagnait désormais. La sociabilité n’avait jamais compté parmi ses qualités.

 Abel semblait tout aussi gêné.

 « Puis-je vous aider ? » s’enquit-il, hésitant.

 Le silence s’installa de nouveau.

 Lorsqu’elle fit mine de vouloir le rompre, tous étaient suspendus à ses lèvres, ajoutant à son inconfort.

 « Accepteriez-vous de danser avec moi ? » finit-elle par demander d’une voix mal assurée.

 Sitôt son invitation formulée, son visage s’empourpra légèrement devant les regards amusés. Afin d’éviter de passer pour folle, elle n’avait rien trouvé de mieux. Et tant pis si elle n’avait jamais dansé. Elle réalisait cependant que sa requête pouvait apparaître présomptueuse. Ce qui, à ses yeux, s’avérait finalement pire.

 Totalement pris au dépourvu, Abel n’était guère plus à l’aise.

 « C’est que, bredouilla-t-il, je ne sais pas dans…

 — Bien sûr qu’il accepte ! le coupa Lise, de peur que son frère ne refusât.

 — Pardon ? protesta le principal intéressé.

 — Un instant, je vous prie », s’excusa-t-elle auprès d’Ayame.

 Un air innocent se dessina sur son visage tandis qu’elle murmurait, en français, à l’oreille de son frère :

 « Mets-lui un râteau et je promets de demander à Maximilien ton affectation à la porte sibérienne. »

 Abel déglutit.

 « Et puis, souviens-toi, ajouta-t-elle. Tu l’as toi-même dit : elle est canon.

 — Tu es diabolique…

 — Et toi, un idiot. » Puis, revenant à Ayame : « Il est tout à vous ! »

 Esquissant un timide sourire, la soigneuse japonaise accepta la main tendue par Abel.

 « Je suis un piètre danseur, prévint ce dernier.

 — Nous serons deux. »

 Les quatre membres restants de l’unité française regardèrent le couple s’éloigner en direction de la piste.

 « Ça ferme une porte en solo et ça s’effraie de quelques pas de danse, plaisanta Richard. J’échange ma place avec la sienne quand il veut.

 — J’avoue, renchérit Damien. Et dire qu’il a failli rembarrer la plus jolie fille de la soirée.

 — Hum ! toussa Lise, faussement jalouse. On est là, les goujats ! »

 Conscients de leur maladresse, les deux hommes se mordirent la lèvre.

 « Ce n’est pas ce que je voulais dire, tenta de se rattraper Damien. Bien sûr, vous aussi, vous êtes toutes les deux très…

 — Pas un mot de plus, tu aggraves ton cas. Une phrase qui commence ainsi ne peut que mal finir. »

 Les épaules du jeune homme s’affaissèrent.

 « Émilie ? la prit-elle à parti. À quelle condition acceptons-nous leur pardon ?

 — Une invitation accompagnée d’une génuflexion m’apparaît le minimum acceptable. De leur part à tous les deux. »

 Ayant misé à tort sur la bienveillance de sa complice, Lise se raidit en percevant l’acidité dans sa voix. Contrairement à elle, Émilie ne feignait pas d’être vexée. Elle l’était véritablement.

 Penauds, Damien et Richard s’exécutèrent.

 « Mademoiselle, déclama le premier, genou à terre devant Émilie. Me ferez-vous l’honneur d’être ma cavalière ?

Sans façon. Je déteste danser. »

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