Chapitre 14

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Porte du Groenland, une semaine plus tard.

 Stationnés devant la porte, une quinzaine d’Aegis attendaient les derniers ordres ; parmi eux, l’équipe réputée numéro un mondiale. Forts de leurs dix membres, les Américains étaient venus grossir les rangs de l’unité nordique en vue d’un raid conjoint.

 L’annonce de la fermeture de la porte d’Europe occidentale, une semaine auparavant, n’avait pas seulement redonné espoir à une humanité qui se croyait condamnée. Elle avait aussi mis le feu aux poudres, attisant les velléités hégémoniques des grandes puissances de ce monde. Après tout, si un homme seul, aussi talentueux soit-il, était parvenu à fermer une porte en l’espace de quelques heures, sans doute avait-on surestimé la menace représentée par les démons majeurs. En douze ans, l’humanité avait fait des progrès considérables en matière de magie et l’ennemi, hier encore si formidable, semblait désormais plus qu’à sa portée.

 S’il fallait bien reconnaître son audace à la France, la meilleure équipe Aegis du monde n’entendait toutefois pas rester à la traîne. Les Américains avaient ainsi persuadé la responsable de l’unité Aegis nordique, Christa Olesen, de la nécessité d’une opération conjointe pour clore la seule porte encore active. En réalité, la Danoise n’ignorait pas n’être consultée qu’au seul fait que l’édifice se situait sur son sol et, qu’en cas de succès, les Américains s’en attribueraient tout le mérite. Toutefois, si la porte pouvait effectivement être fermée, elle n’avait pas de raison de s’y opposer. Malgré toute l’estime qu’elle témoignait à son équipe, celle-ci n’était pas en mesure de le faire seule. Dès lors, si laisser les lauriers aux Américains pouvait garantir le minimum de pertes lors du raid, cela en valait la peine. Certes, avec la fermeture de la porte du Groenland, l’humanité perdrait son terrain d’entraînement grandeur nature, mais y parvenir serait sans doute la preuve qu’elle n’en avait plus besoin.

 « Aegis ! scanda le capitaine de l’unité américaine. On récapitule l’attribution des rôles avant d’entrer là-dedans ! »

 Dos à la porte, l’homme pointait l’édifice du pouce à l’adresse de ses troupes, prêt à distribuer ses consignes. Manifestement, le caractère inédit de l’événement ne l’impressionnait guère plus qu’un exercice de routine.

 La trentaine, un physique d’athlète et une gueule juste assez cassée pour ajouter à son charme plutôt que de le desservir, Scott Myers comptait parmi les meilleurs épéistes du monde et le savait.

 « Tyler et Doug, vous assurerez la ligne de front. Michelle, Jacob et moi serons juste derrière vous. »

 Les quatre guerriers opinèrent.

 « Lars, poursuivit-il. Je sais que tu as l’habitude d’être en première ligne, mais j’aurai besoin de toi en second rideau défensif, pour protéger nos mages et soigneurs.

 — Pas de problème, répondit le Norvégien.

 — Le reste, derrière Lars. Autant que possible, laissez aux premières lignes le menu fretin et économisez votre mana pour le gardien. Contre lui, on aura besoin de votre puissance de feu. »

 Hanna considérait l’escouade, circonspecte. Comme elle s’y était attendue, Scott avait habilement relégué l’équipe nordique à l’arrière-garde. Au demeurant, elle s’en moquait et trouvait même plutôt rassurant de savoir Lars à ses côtés. En bon soldat, l’intéressé n’y avait vu que du feu.

Ce n’est sans doute pas plus mal, songea-t-elle.

 Son inquiétude tenait surtout à l’attitude de ses équipiers, particulièrement des Américains. Quand elle observait leurs visages, elle y voyait du sérieux et de la concentration, mais pas l’ombre d’un doute. Pas un ne semblait envisager un échec.

 Hanna pesta intérieurement.

 Pour les avoir côtoyés lors d’entraînements, voire en situation de combat réel pour certains d’entre eux, Hanna connaissait les cinq autres mages présents. Si elle ne prétendait pas être la meilleure du lot, elle savait aussi qu’en termes de puissance, aucun d’eux n’arrivait à la cheville du seul à avoir scellé une porte à ce jour. Ce n’était pas qu’une question de flamme. Celle-ci ne conférait en définitive à Abel qu’une grande réserve de mana. Entre les mains d’un mage élémentaire, une telle abondance n’offrirait qu’un maigre avantage, mais chez un mage manipulant le mana à l’état brut, elle augmentait sa puissance de façon exponentielle.

Un mage pur, doté d’une source d’énergie gigantesque : la synergie parfaite…

 « Qu’est-ce qui te tracasse ? » lui demanda Lars en aparté.

 Il la connaissait suffisamment pour percevoir son anxiété.

 « Probablement le fait que je sois la seule à m’interroger sur notre capacité à venir à bout d’un démon majeur.

 — T’as la trouille ? » plaisanta-t-il.

 Elle le regarda sévèrement.

 « Honnêtement ? Oui ! s’emporta-t-elle. Et au vu de ce qu’on s’apprête à faire, je trouve que c’est plutôt une réaction saine. »

 Lars ne rigolait plus. Hanna se mettait rarement en colère et, contrairement à lui, jamais sans une bonne raison.

 « Écoute, tenta-t-il de la rassurer. Personne n’a dit que ce serait une balade de santé. Mais ces gars-là ne sont pas des bleus non plus…

 — La meilleure unité du monde, hein ? le coupa-t-elle, caustique. Sur la base de quoi ? Ils n’ont pas plus affronté de démon majeur que toi ou moi ! Vous les voyez trop beaux, eux les premiers. Il n’y a qu’une personne que j’aimerais avoir avec nous en ce moment : celui qui a déjà fermé une putain de porte !

 — Abel ? T’es amoureuse ou quoi ? »

Idiot, se garda-t-elle de dire.

 « Pfff… Tu veux bien réfléchir deux secondes ? le sermonna-t-elle. Imagine, je sais pas moi, que tu doives abattre un mur. Tu préférerais avoir quoi : une masse ou quinze marteaux ?

 — Bah une masse, évidemment !

 — Moi aussi. Et pourtant je me retrouve avec quinze marteaux.

 — Attends, c’est moi le marteau ? s’offusqua Lars.

 — Laisse tomber, soupira-t-elle.

 — Un souci tous les deux ? intervint Scott Myers, alerté par le ton de la discussion.

 — Ça ira, mentit Hanna.

 — Une fois de l’autre côté, nous n’en aurons peut-être plus l’occasion. Donc parle librement, je t’en prie. »

 Le ton condescendant du capitaine américain finit de la convaincre.

 « OK, très bien. À quel moment de votre speech vous prévoyez de nous dire qu’on ne reviendra pas tous de là-bas ? Si tant est que certains en reviennent. »

 Scott Myers la considéra avec dédain.

 « Je n’aime pas le ton que tu emploies. Lars, tu ferais bien de calmer les ardeurs de ton équipière. »

 Le géant norvégien haussa les épaules.

 « Non, M’sieur, répondit-il. Vous lui avez dit de parler librement, maintenant faut écouter. »

 Scott Myers s’efforça de garder son calme. Pour des raisons diplomatiques, on lui avait imposé la présence des Nordiques, quand lui l’estimait superflue. Au lieu d’accepter docilement leur rôle de figuration, voilà qu’ils venaient lui chier dans les bottes. L’idée de les planter là lui traversa l’esprit.

 « Comme moi, reprit Hanna, vous avez assisté à l’audition d’Abel Barbérys. Même sans être mage, la différence entre lui et nous n’a pas pu vous échapper.

 — J’admets que la mise en scène était plutôt réussie, concéda Scott Myers. Et visiblement, il vous a épatés toi, la Japonaise apathique et même le vieux Tian Guo. Mais, soyons sérieux un instant. Admettons même qu’il surclasse chacun d’entre nous. Crois-tu vraiment qu’à quinze Aegis, nous puissions échouer là où un homme seul a réussi ? »

 Des gloussements se firent entendre au sein de l’escouade. Ils résumaient à eux seuls le cœur du problème : l’ego.

 Hanna garda le silence. Elle savait toute discussion vaine.

 Elle aurait beau s’époumoner, avancer tous les arguments imaginables, ce ratio d’un pour quinze balayait tout d’un revers de main.

Comment peut-il en être autrement ? Pour qui se considère comme la crème de l’humanité, l’existence d’un tel gouffre est tout simplement inconcevable.

 « Nous sommes donc d’accord », conclut le capitaine américain, triomphant.

Non, nous ne le sommes pas

 « Cela dit, ajouta-t-il, si tu souhaites te retirer, libre à toi. »

L’orgueil de ce mec n’a donc pas de limite ?

 L’espace d’un instant, elle fut tentée de tout plaquer et de le laisser aller prendre sa dérouillée, mais son équipe faisait aussi partie de l’assaut. Si ceux-là n’en revenaient pas, elle s’en mordrait les doigts de les avoir abandonnés.

 « Soyez rassuré, je ferai le job. Je voulais juste m’assurer que chacun savait où il mettait les pieds.

 — Parfait. Une Aegis de moins aurait été un coup dur. »

 De nouveaux éclats de rire émergèrent des rangs américains.

Connard.

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