Chapitre 15

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Deux jours plus tard.

 Convoqués en urgence, Abel et Lise s’apprêtaient à pénétrer dans le bureau de Maximilien.

 « Tu sais ce que le vieux a à nous annoncer ? demanda Abel. C’est rare qu’il nous fasse venir comme ça.

 — Je ne sais pas. Peut-être ton affectation à la porte sibérienne ? plaisanta sa sœur.

 — Très drôle… Et puis, je te rappelle que j’ai cédé à ton chantage.

 — Trop dure ta vie ! Obligé d’enlacer une jolie fille. »

 Une fois dans la pièce, leurs sourires s’effacèrent aussitôt. Il y régnait une atmosphère pesante. Émilie, Damien et Richard se trouvaient là eux aussi, le visage fermé. La présence de Lars Janussen ainsi que de sa responsable d’unité, Christa Olesen, les interpella. Les traits tirés sous ses plaies à peine pansées, le géant norvégien paraissait salement amoché. Quant à Christa, bien que ne présentant aucune blessure, elle donnait l’impression de pouvoir s’effondrer à tout moment.

 « Bien, entama Maximilien. Maintenant que nous sommes au complet, je résume pour nos derniers arrivants. Il y a deux jours, les équipes nordiques et américaines ont conjointement lancé un raid sur la porte du Groenland. Pour faire court, ils se sont fait massacrer. »

 Sur les visages d’Abel et Lise, la stupéfaction laissa place à l’affliction.

Lars, quant à lui, serrait les poings.

 « Ce qui est fait est fait, continua Maximilien. Nous ne sommes pas ici pour discuter du bien-fondé de l’opération. J’ai d’ailleurs pris la liberté de ne pas convier mon homologue américain qui en était à l’initiative. Je ne voulais pas qu’il pèse sur les décisions que nous avons à prendre. »

 Les membres de l’unité française affichèrent leur étonnement.

Si la mission est un tel fiasco, quelle décision reste-t-il à prendre ? s’interrogea Lise.

 « Apparemment, poursuivit Maximilien, Monsieur Janussen ne serait pas le seul survivant. »

 Il marqua une pause pour ménager son auditoire.

 « D’autres se trouvent encore de l’autre côté », acheva-t-il.

 Les mines se décomposèrent. Tous devinaient désormais la raison de leur présence.

 « Une mission de sauvetage ? » hasarda Lise.

 L’air grave, Maximilien hocha la tête. Il ne savait que trop bien ce que cela impliquait.

 « Combien sont encore en vie là-bas ? » demanda-t-elle.

 Les regards se dirigèrent vers Lars qui parut émerger de sa torpeur.

 « Je ne sais pas exactement », répondit le Norvégien.

 Il n’y avait plus ni bravade ni fanfaronnade dans le ton de sa voix, juste le désespoir d’un homme défait.

 Bien qu’ils ne se fussent pas quittés en bons termes, Lise ne put s’empêcher de le prendre en pitié.

Pour qu’un type comme lui change à ce point, ça a dû être un sacré carnage.

 D’un ton monocorde, Lars entreprit le récit des événements.

 « Quatre ou cinq, précisa-t-il après un rapide décompte. Nous étions quinze initialement… Au début, le raid se passait plutôt bien. De la porte, nous avons débouché directement au sein d’un bâtiment. Un genre de château, mais comme habité par des géants ; tout y était plus grand. Y avait un tapis rouge dans le couloir principal, on l’a suivi. On a rencontré un peu de résistance, mais pas trop. Sans doute parce que pas mal de démons sillonnent encore le Groenland. Enfin, j’en sais rien ; ils ne nous attendaient peut-être pas, tout simplement. À mesure qu’on approchait de la salle du trône, les démons étaient plus nombreux. Deux commandants nous ont donné un peu plus de fil à retordre. Mais là aussi, à quinze c’est plutôt bien passé ; y a pas eu beaucoup de casse de notre côté. »

 Abel se fit la réflexion que, jusque-là, la physionomie des lieux n’apparaissait pas très éloignée de celle tirée de sa propre expérience. La seule différence notable tenait à ce que la porte se trouvait à l’intérieur du château.

 « C’est quand on a débarqué dans la salle du trône que tout est parti en vrille. Je l’appelle comme ça parce que c’est à peu près tout ce qu’il y avait là-dedans. Une poignée de démons tout au plus ; ils nous ont laissé avancer jusqu’à l’autre bout de la pièce. Là y avait un putain de gros tas sur un immense trône, flanqué de deux commandants. »

 L’évocation du démon majeur réveillait manifestement sa colère.

 « Il a… parlé dans nos têtes. Même si on savait que c’était possible, ça nous a tous surpris et on a mis un peu de temps à comprendre. Comme personne lui répondait, le démon a eu l’air déçu. Et puis, il s’est levé… »

 Lars s’interrompit, le temps de desserrer ses mâchoires contractées. Il en arrivait manifestement au point de son récit où tout avait basculé. Christa Olesen, qui connaissait déjà la suite, devint livide.

 « On ne s’est pas suffisamment méfié, reprit-il d’un ton rageur. On ne s’attendait pas à ce qu’un truc de cette taille soit aussi vif. Le temps qu’on s’aperçoive qu’il était sur nous, notre ligne de front avait explosé. Il a attrapé l’un des deux guerriers américains dans son énorme main et l’a balancé sur l’autre, avec une force incroyable. Ils ont été projetés à une distance pas possible. On aurait dit deux poupées de chiffon complètement désarticulées. Armures imprégnées ou pas, les gars sont morts sur le coup. »

 Le Norvégien inspira profondément avant de reprendre.

 « Les mages se sont mis à arroser dans tous les sens, paniqués. Les sorts les plus forts semblaient l’atteindre, mais le démon se régénérait aussitôt. Les soigneurs, eux, étaient complètement perdus ; il n’y avait pas vraiment de blessés, surtout des morts. Et puis, quand il a eu tué la majorité d’entre nous, il s’est arrêté d’un coup. Comme si on ne l’intéressait plus… »

 Un silence macabre succéda au récit des événements.

 « Comment es-tu parvenu à t’échapper, si d’autres sont restés là-bas ? », demanda Lise, désireuse de comprendre.

 Lars réprima un sourire nerveux.

 « Je ne me suis pas échappé… Il m’a laissé partir.

 — Tu veux dire que le démon majeur t’a sciemment épargné ? » reformula-t-elle, sidérée.

 Le guerrier acquiesça.

 « Il a dit : amène-moi ceux qui ont vaincu Galiel ; tes camarades restent là. »

 Son regard se porta sur Abel.

 « C’est toi qu’il cherche. »

 Cela, le Français l’avait compris à la seconde où Lars avait décrit le soudain désintérêt du monstre. Croyant combattre ceux qui avaient eu raison de son congénère, le démon majeur ne leur avait laissé aucune chance. Lorsqu’il s’était rendu compte de sa méprise, le combat avait perdu tout intérêt à ses yeux.

 « Qu’en penses-tu, Abel ? » le sonda Maximilien.

 L’intéressé se massa la nuque, pensif.

 « Ce sera très différent de la porte d’Orléans. Cette fois, adieu l’effet de surprise ; c’est un démon majeur sur le pied de guerre qui attend. Sans compter qu’il a des otages. Je ne vois pas comment les appeler autrement. »

 Maximilien hocha la tête. Contrairement au précédent, ce gardien-là ne commettrait pas l’erreur de sous-estimer son adversaire.

 « D’un autre côté, reprit Abel, celui-ci paraît moins bien entouré que… Galiel. »

 Le jeune homme éprouva une certaine réticence à nommer la créature démoniaque.

 « Je ne suis pas certaine que l’on doive faire une croix sur l’effet de surprise », intervint Lise.

 Des regards interrogateurs se tournèrent vers la jeune femme.

 « Lars, poursuivit-elle. Les propos que tu nous as rapportés du démon, est-ce mot pour mot ce qu’il a dit ?

 — À la lettre près, confirma le Norvégien. C’est gravé là. »

 De l’index, il montra sa tête.

 Abel devinait où sa sœur voulait en venir, l’idée ne l’enchantait pas. Il secoua la tête en signe de dénégation, mais elle n’en tint pas compte.

 « Amène-moi ceux – elle appuya ce dernier mot – qui ont vaincu Galiel. Il pense que c’est le fruit d’une attaque conjointe, pas le fait d’un homme seul. Autrement dit, si nous sommes suffisamment pour donner le change, il ne se méfiera pas plus d’Abel que de n’importe lequel d’entre nous. Et il n’imaginera pas qu’un humain puisse l’abattre en une seule attaque.

 — C’est sûr qu’il ne s’en doutera pas, rebondit Damien. Moi-même j’ai du mal à le croire ! Tu peux vraiment faire ça, Abel ? Le tuer en un coup ? »

 L’intéressé éluda la question pour s’adresser directement à sa sœur.

 « Lise, c’est trop dangereux ! s’emporta-t-il. J’aurai beau camoufler ma flamme, s’il est sensible au mana, il me grillera dès le portail franchi.

 — Il ne l’est pas, répliqua sa sœur du même ton. Sans quoi, il n’aurait pas attribué la mort de Galiel aux Américains. »

 Il avait effectivement eu besoin de les combattre pour s’en apercevoir, reconnut le jeune homme.

 « Tu n’auras pas même à te soucier de ton mana, renchérit-elle. Puisque le démon majeur est quasiment seul là-bas ; tu pourras te concentrer sur lui.

 — Quand bien même ! insista Abel. Combien d’Aegis vont mourir pour que j’aie l’opportunité de l’abattre ?

 — Comme si je ne m’en souciais pas ! » s’énerva Lise.

 Elle jeta un regard noir à son frère.

 « As-tu une meilleure idée ? Pour info, y aller seul et voir si ça passe n’en est pas une ! Pas cette fois.

 — Ça suffit, tous les deux », intervint Maximilien.

 Abel ne tenta pas davantage de la dissuader ; il savait, de toute façon, l’entreprise vaine. Au demeurant, le plan de sa sœur s’avérait leur meilleure chance. Il était conscient de ne le réfuter qu’au prétexte qu’il la mettait en danger.

 « Excuse-moi, se radoucit-il. C’était injuste. Je sais bien que tu t’en soucies. C’est que…

 — Je viens, le coupa-t-elle. Fin de la discussion. »

 Le vétéran claqua la langue en guise d’avertissement.

 Les bras croisés sous la poitrine, la jeune femme décolérait difficilement.

 « Abel, l’interpella Maximilien une fois le calme revenu. Moi non plus, je ne vois pas de meilleure option que celle proposée par Lise. Elle repose néanmoins sur un point crucial soulevé par Damien et auquel tu n’as pas répondu. Es-tu en mesure d’abattre un démon majeur dans sa forme de combat d’un seul coup ? »

 Sentant tous les regards braqués sur lui, Abel tarda à se prononcer. Il ne doutait pas de la réponse, mais du jugement que porteraient sur lui ses équipiers s’il se montrait franc. Il espérait passer pour arrogant. Ce serait mieux que de lire dans leurs yeux la crainte de côtoyer un monstre pire que ceux qu’ils combattaient.

 « La réponse est oui, le devança Lise toujours aussi remontée. Et si vous arrêtiez de le regarder comme une bête de foire, il vous le dirait sans détour. »

 Les têtes se baissèrent, confuses.

 Le jeune homme considéra sa sœur. Elle le connaissait décidément par cœur.

 « Abel ? » s’assura Maximilien.

 L’intéressé hocha la tête.

 « Si je veux être sûr de l’abattre, le mieux serait que j’épuise ma flamme en une seule fois, mais le contrecoup sera élevé. Je serai HS un moment.

 — Je te couvrirai, affirma Richard.

 — Tu peux aussi compter sur moi ! ajoutèrent à l’unisson Émilie et Damien.

 — Bien, conclut le chef de l’unité française. Puisque tout le monde semble d’accord sur le principe, faisons ainsi. Une dernière chose, cependant. Il vous faut des équipiers pour optimiser vos chances de réussite. Et il faut les trouver vite, les survivants n’ont ni bu ni mangé depuis quarante-huit heures. Ils ne pourront pas attendre indéfiniment.

 — J’en suis », intervint Lars.

 Maximilien avisa ses blessures : beaucoup de plaies et contusions, sans doute rien de très sérieux sur le plan physique. Mais qu’en était-il sur le plan psychologique ?

 « Tu es sûr ? demanda-t-il.

 — Je ne les ralentirai pas. S’il vous plaît. »

 Christa Olsen hocha la tête en signe d’approbation. Jamais elle n’avait entendu Lars formuler de demande aussi polie.

 « Soit, consentit le chef français. Mais vous n’êtes toujours pas assez.

 — Une unité Aegis s’entraîne actuellement sur le site du Groenland, précisa Christa.

 — En espérant qu’elle nous suive dans notre folie. Laquelle est-ce ? »

 Abel ferma les yeux. Il savait très bien quelle équipe s’y trouvait actuellement.

 « L’unité japonaise. »

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