Chapitre 16

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 Lorsqu’ils eurent franchi la porte des Enfers, les membres des unités française et japonaise atterrirent directement dans le repaire du démon majeur, ainsi que Lars l’avait expliqué. Le gigantisme de l’édifice leur inspira à tous le même effarement.

 En dépit de ses trente mètres, la porte par laquelle ils étaient arrivés se fondait naturellement dans le décor, comme si elle n’était qu’une ouverture du château parmi d’autres. De fait, le reste s’avérait bâti dans le respect de ses proportions. Le Norvégien n’avait manifestement pas exagéré en décrivant le lieu à l’échelle de géants.

 À une hauteur vertigineuse, le vent s’engouffrait dans les voûtes ajourées tenant lieu de plafond. Sa sinistre complainte parvenait à peine aux Aegis, des dizaines de mètres plus bas. Au pied des immenses murs de pierre noire, ils avaient l’impression de se trouver au fond d’un abysse.

 Maintenant qu’il se tenait de ce côté de la porte, Kaede Sadoka n’était plus certain d’avoir fait le bon choix. Lorsque les Français avaient requis leur aide pour participer à la mission de sauvetage, son équipe et lui avaient procédé à un vote à la majorité, conformément au vœu de leur chef. Au-delà de son objectif louable, la mission présentait d’énormes risques, le fiasco de la tentative américaine en était une preuve éloquente. Sans compter le fait que rien n’assurait qu’il y eût encore, là-bas, quelqu’un à sauver. Enfin, et cette dernière interrogation justifiait à elle seule les hésitations quant à l’opportunité de l’opération : Abel Barbérys, sur qui reposait principalement la réussite de la mission, était-il aussi fort qu’on le prétendait ?

 Ayame Sato le pensait. Ou plus exactement, elle en était convaincue. Sortant de son habituelle réserve, elle avait été la première à se prononcer. Tout juste la question soumise au vote, sa main s’était levée sans l’ombre d’une hésitation.

 Kaede ignorait si c’était à dessein ou non, mais l’aplomb de la jeune femme avait sans aucun doute pesé sur la décision des autres membres de l’unité. Saori Nakata, la seconde soigneuse, n’avait d’ailleurs pas tardé à se ranger à son avis. Non par amitié – elle détestait Ayame – mais, justement, parce qu’un vote défavorable passerait pour un aveu de faiblesse vis-à-vis de celle qu’elle considérait comme sa rivale. Ce qui n’était tout simplement pas envisageable.

 Sans grande surprise, Makoto Anzai avait également approuvé. Lui n’était influencé par personne, mais chez ce guerrier flegmatique aux allures de molosse, la peur paraissait une émotion étrangère.

 Yuna Nishida et Isao Shudo n’avaient, en revanche, pas caché leurs réticences. Le vote des deux mages s’était révélé défavorable.

 Restait Kaede. Avec trois votes pour et deux contre, la voix de l’épéiste s’était avérée décisive. Un vote défavorable ou une abstention signifiait l’exclusion de leur participation à la mission.

Ai-je fait le bon choix ? se demanda-t-il.

 Son regard se porta sur Ayame.

Sa conviction a-t-elle déteint sur la mienne ? Non, je me mens à moi-même. Quel que soit son vote, j’aurais fait le même. Et tant pis si cela suppose de franchir la porte des Enfers.

 « C’est une fournaise ici ! s’exclama Richard en ôtant son épais manteau.

 — À côté du Groenland, c’est sûr ! » ajouta Damien en l’imitant.

 — Une fois qu’on s’y est habitué, c’est supportable », tempéra Abel.

C’est vrai, se rappela Kaede. Lui ne vient pas pour la première fois de ce côté de la porte.

 Le Français fut le dernier à retirer son vêtement d’hiver.

 Les regards glissèrent sur les arabesques blanches de ses avant-bras dénudés. Il en parut embarrassé.

 « Ne perdons pas de temps, suggéra sa sœur en ouvrant la marche. Et n’oubliez pas, lorsque nous serons face au démon majeur, n’attaquez que pour donner le change. Abel se chargera des vrais dégâts. L’objectif pour nous autres est avant tout de survivre ; ne vous mettez pas inutilement en danger.

 — Attends ! l’arrêta Lars. Et pour les survivants ?

 — On fait comme on a dit. Si le démon majeur ne les a pas gardés avec lui, on disposera d’environ une heure pour les retrouver avant que la porte ne s’effondre. »

 Le Norvégien sembla un peu déçu. Il acquiesça toutefois.

 « Balbélys ? intervint à son tour Yuna. Je sais que nous en avons déjà discuté, mais ne devrions-nous pas privilégier la recherche des rescapés avant d’aller à la rencontre du gardien ? »

 N’étant pas habituée à s’entendre appeler par son nom – dont les R s’étaient d’ailleurs vus changer en L –, Lise ne comprit pas immédiatement que la question lui était adressée.

 Manifestement, la noirceur des lieux mettait les convictions à l’épreuve. Après tout, c’était prévisible. Ainsi que l’avait dit Maximilien, il fallait être fou pour les suivre dans l’antre du démon majeur. Ou, comme elle, vouer une confiance aveugle dans les capacités de son frère. Dans l’un ou l’autre cas, la présence des Japonais tenait en soi du miracle.

 « Nous n’en aurons malheureusement pas le loisir, répondit Abel à sa place. Il sait déjà que nous sommes là. Si nous ne venons pas à lui, je doute qu’il nous laisse les chercher.

 — Tu en es sûr ? » l’interrogea Lars.

 Abel hocha la tête.

 « Je sens d’ici son impatience. »

Le combat est donc inévitable, songea Kaede.

 Il éprouva quelques remords devant le visage décomposé de Yuna. Il aurait pu lui épargner cela.

 « Dépêchons, intima Abel. Mieux vaut l’affronter dans la salle du trône que dans un couloir. »

 Ayame lui emboîta le pas, suivie de Saori, Makoto, puis de tous les autres.

 Sur la voie désignée par l’interminable tapis rouge, le cortège avançait dans un silence quasi monacal. Rapidement, la formation de combat avait remplacé le relatif désordre du départ. Les guerriers devançaient les mages qui, eux-mêmes, précédaient les soigneurs, positionnés à l’arrière-garde.

 Témoins du passage des unités norvégienne et américaine, des cadavres de démons jonchaient le sol. D’abord par endroits, puis en nombre à mesure qu’ils progressaient. Les chairs commençaient à se décomposer. Les plus sensibles se couvrirent le nez pour ménager leur odorat. D’ici peu, l’atmosphère serait irrespirable. Cependant, le plus dur les attendait dans la salle du trône. Là-bas, les dépouilles seraient humaines.

 Kaede jeta un regard inquiet au Norvégien.

Les corps seront ceux de ses équipiers, des amis proches, pour certains d’entre eux. Il lui faudra pourtant disposer de toutes ses facultés. Le combat n’exigera pas moins et même cela se révélera peut-être insuffisant.

 « Lars ? » l’interpella Lise, visiblement animée par la même pensée.

 Le guerrier l’interrogea du regard.

 « Ramenons ton équipe.

 — Ce qu’il en reste…

 — Ramenons Hanna. »

 Le ton n’était pas compatissant. Il était déterminé.

Foutue intuition féminine, songea Lars.

 Elle avait raison. Tout comme Hanna, lorsqu’elle les avait mis en garde avant de franchir la porte. Il aurait dû l’écouter, la soutenir davantage. Maintenant, elle était prisonnière des Enfers alors que lui avait pu s’en échapper. Il enrageait.

 La Française éprouvait le besoin de lui remonter le moral. Il se sentit soudain pathétique.

 « Je voulais te dire, j’ai pas franchement été cool avec toi, la dernière fois… »

 Lise l’arrêta d’un signe de la main.

 « Et j'accepterai volontiers tes excuses une fois qu’on sera sortis d’ici. »

 Le colosse norvégien esquissa un sourire. Une détermination nouvelle habitait son regard lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle du trône.

  « T’as raison. Sortons d'abord de là. »

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