Chapitre 17

7 minutes de lecture

 Les corps présentaient d’affreuses mutilations. Certains n’étaient même plus en un seul morceau, ce qui rendait leur décompte difficile. Une dizaine d’Aegis environ ; onze, peut-être.

 Les vivants ne leur accordèrent qu’un bref coup d’œil, juste assez pour que leur appréhension se transforme en colère. Poings et mâchoires serrés, ils reportèrent leurs regards chargés d’animosité sur le maître des lieux.

 Bien qu’assis, celui-ci paraissait déjà gigantesque. Entre dix et douze mètres ; plus grand encore que celui du Tchad, même si aucun d’eux ne l’avait vu de ses propres yeux. Le plus impressionnant demeurait cependant son tour de taille. Le démon majeur était obèse, au point que les écailles recouvrant sa peau distendue se trouvaient ajourées à l’endroit de sa panse.

 Pas étonnant que les unités nordique et américaine se soient fait surprendre. Imaginer pareille créature se mouvoir avec rapidité n’était pas seulement contre-intuitif ; cela défiait les lois les plus élémentaires de la physique.

 Lorsque les trois guerriers formant la ligne de front stoppèrent le cortège à bonne distance, Lise les dépassa de quelques mètres supplémentaires, le pas plus assuré qu’elle ne l’aurait cru.

 Abel se crispa.

 Un sourire carnassier déforma le faciès replet du monstre tandis qu’il toisait la jeune femme. La même grimace dérangeante barrait le visage du commandant à ses côtés.

 Si Lise en fut troublée, elle n’en laissa rien paraître.

 « Où sont les humains qui nous ont précédés ? » demanda-t-elle, la voix claire.

 Le démon tendit ses bras massifs comme pour embrasser l’ensemble de la pièce.

Tu viens de les enjamber.

 Le timbre guttural résonna dans toutes les têtes.

 « Et les autres ? »

 Sans se départir de son horrible rictus, le monstre ramena sa main griffue au-dessus de son ventre, l'index pointé vers le bas.

.

 Lars blêmit. Damien détourna les yeux. Yuna réprima un haut-le-cœur. Tous partageaient le même effarement, les visages figés dans une même horreur.

 Il n’y avait plus de mission de sauvetage. Il n’y en avait jamais eu.

 Comment avaient-ils pu croire en la parole d’un démon ? Parce qu’il communiquait avec eux, ils avaient pensé qu’il raisonnait comme eux. Mais un monstre restait un monstre. Un concept humain n’avait aucun sens pour lui. Ils se sentirent stupides d’avoir espéré.

 « Pourquoi ? balbutia Lise pour elle-même. Pourquoi avons-nous à subir tout ça ? »

 Sa voix tremblait. Non pas sous l’effet de la peur, mais de la fureur qui l’habitait.

 Abel lui-même ne l’avait jamais vue dans cet état. Il redoutait ce qui allait suivre. Si son adversaire n’était pas un démon majeur, il aurait effectivement eu du souci à se faire. Mais cet ennemi-là était à une tout autre échelle. Lise le savait.

 Une lame dans chaque main, la guerrière adopta une posture de garde, concentrant le mana dans ses jambes pour gagner en vitesse, prête à attaquer.

 Tous l’imitèrent. D’un instant à l’autre, le combat ferait rage.

 « Es-tu capable de te lever ou dois-je venir ? », provoqua-t-elle.

 Confiante dans sa capacité à esquiver, Lise s’exposait délibérément pour laisser le champ libre à son frère. Abel l’avait compris et se tenait lui aussi sur le qui-vive, les sens en alerte.

Tu es bien arrogante pour un si petit être. Mais cela ne durera pas.

 Le démon majeur et son commandant semblaient jubiler.

 Quelque chose clochait.

 Lorsqu’il ressentit du mana émerger dans leur dos, Abel réalisa soudain leur erreur.

 Les paroles de Lars lui revinrent en mémoire tandis qu’il faisait volte-face : « un putain de gros tas sur un immense trône, flanqué de deux commandants. »

Deux commandants ! pensa-t-il. Comment on a pu oublier ça ?

 Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il aperçut le géant fondre sur leur soigneur.

 « Damien ! » hurla-t-il.

 Trop tard.

 La main du commandant s’abattit lourdement sur la tête du jeune homme pour l’emmener à pleine vitesse jusqu’au sol. Les cervicales cédèrent avant que la boîte crânienne ne se fracasse sur le dallage.

 Le craquement sinistre attira les regards qui convergèrent, stupéfaits, vers la créature sortie de nulle part. Manifestement, celle-ci entendait bien profiter, jusqu’au bout, de la confusion générée par l’embuscade. Elle éleva aussitôt sa hache, prête à tuer de nouveau ; les soubresauts agitaient encore le cadavre de sa première victime.

 Abel écarquilla les yeux. Ayame figurait la suivante.

 Instinctivement, il tendit le bras en direction du monstre avant de se raviser. À cette distance, la quantité de mana nécessaire pour l’atteindre n’épargnerait pas la soigneuse.

 Depuis la ligne de front, Lise n’avait détourné les yeux qu’un bref instant. Assez néanmoins pour se faire surprendre par le second commandant.

 Abel enrageait. En une poignée de secondes, ils avaient perdu Damien. S’ils n’agissaient pas rapidement, le bilan promettait de s’alourdir drastiquement.

Lise. Ayame.

 « Merde ! » lâcha-t-il.

 Prestement, il décala de quelques centimètres sa paume, jusqu’alors tournée vers le monstre, pour l’aligner dans l’axe de la soigneuse.

Lise, songea-t-il. Je ne connais pas plus rapide que toi. Alors, je t’en supplie, esquive !

 Puis il referma son poing, priant pour ne pas regretter le restant de sa vie d’avoir choisi la seule voie à même de les préserver toutes les deux.

 Sous l’effet d’une violente attraction, Ayame échappa de justesse au fendoir qui siffla à l’exact endroit où se trouvait sa tête une fraction de seconde plus tôt.

 La poussée s’avéra toutefois plus forte qu’Abel ne l’aurait voulu, car la jeune femme parcourut les dix mètres qui les séparaient presque instantanément. L’arrivée s’en trouva plus brutale que prévue. Le choc de leurs deux corps obligea Abel à reculer sur une courte distance dans une étreinte improvisée.

 Tandis que le commandant s’apprêtait à les poursuivre, de la glace commença à s’agglomérer autour de ses pieds, ralentissant sa progression. Isao, le mage japonais n’avait pas tardé à réagir.

 D’un geste sec, le démon arracha sa jambe de l’emprise gelée. La glace se reforma aussitôt, plus dense, emprisonnant ses membres inférieurs plus vite qu’il ne la brisait. Sous peu, il serait complètement immobilisé.

 Abel put reporter son attention sur sa sœur.

 Elle n’avait quasiment pas bougé. Le bassin et les épaules à l’oblique, sa posture contorsionnée épousait parallèlement la diagonale décrite par l’espadon du commandant.

 Elle avait esquivé.

 Il s’en était fallu d’un cheveu. Moins. Une mèche châtaine restée sur place par sa soudaine accélération flottait encore dans l’air.

 Sûr de l’atteindre, le commandant avait engagé tout le poids de son corps dans son attaque, laissant ainsi son flanc à découvert.

 Abel souffla, soulagé. Celui-là ne serait bientôt plus un problème.

 Bien que son esquive ne la plaçât pas dans une position idéale, Lise n’entendait pas manquer pareille occasion. Plutôt que de forcer pour retrouver ses appuis, elle accentua au contraire son déséquilibre, se laissant ainsi tomber sur le côté. Une chute souple, maîtrisée. Lorsqu’elle atteignit le point de bascule, elle planta l’une de ses lames courtes entre les côtes du monstre ; un levier qui, conjugué à l’élan de sa chute, lui fournissait un pivot.

 Sous l’effet de la douleur, la créature émit un rugissement plaintif, puis se redressa promptement.

 Un mouvement brusque qui ne fit que donner une impulsion supplémentaire à Lise. D’une volte, la guerrière escalada avec agilité le dos du commandant. Le roulement de l’acier entre ses os arracha au monstre un nouveau cri rauque.

 Un pied sur l’omoplate et une corne empoignée par sa main désarmée, la guerrière se tenait désormais sur les épaules du géant, face à ses équipiers.

 Le regard glacial, elle tira d’un coup sec sur la protubérance osseuse pour incliner la tête du démon en arrière. Elle éleva ensuite son second glaive, pointe tournée vers le bas. Paniqué, le commandant leva les bras pour se saisir de la jeune femme.

 Elle ne lui en laissa pas le temps.

 D’un geste vif, elle plongea sa lame à la verticale dans la cage thoracique du démon, entre la clavicule et l’omoplate. Le métal imprégné s’enfonça jusqu’à la garde sans rencontrer la moindre résistance.

 Lorsqu’elle alla chercher le cœur, ainsi penchée sur lui, leurs visages étaient si proches que ses cheveux caressaient les joues du monstre. L’un impassible, l’autre terrifié, mais pour une fois les rôles se trouvaient inversés.

 « Alors comme ça, vous aussi vous ressentez la peur ? constata-t-elle d’une voix atone. Tant mieux. »

 La carcasse vide du commandant demeura debout quelques secondes après qu’il eut expiré. Lise l’accompagna dans sa chute avant de se réceptionner au sol, d’un pas leste, sous le regard médusé de Lars et de Richard.

 Au même moment, un déluge de feu s’abattit sur le commandant prisonnier de la glace. Grâce à celle-ci, Émilie et Yuna avaient disposé de tout le temps nécessaire pour incanter leurs sorts. Kaede et Makoto, les deux guerriers japonais, s’assurèrent qu’il ne se relèverait pas.

 Ne restait plus que le démon majeur. Il n’avait pas bougé de son trône, semblant s’amuser du spectacle.

 Lise récupéra ses armes de la dépouille, puis pointa l’une d’elles sur le gardien des lieux. Contre lui, elle savait n’avoir aucune chance de l’emporter. Sa taille massive et ses écailles rendaient les glaives inefficaces. Peu importait, son objectif était atteint : il ne regardait qu’elle.

 « Je répète : es-tu capable de te lever ou dois-je venir ? »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 11 versions.

Vous aimez lire Tendris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0