Chapitre 18

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 Lorsque le démon quitta son trône, les regards s’élevèrent un peu plus encore ; un mouvement de tête naturel, anodin. Quelques jours auparavant, les unités nordique et américaine avaient eu le même. Il leur avait coûté la vie.

 Si leur attention s’était alors attardée sur les cuisses du monstre, ils l’auraient immédiatement su capable de célérité. Trapues, musculeuses, explosives, celles-là pouvaient aisément supporter son poids, malgré sa corpulence.

 L’œil focalisé sur Lise, le démon majeur avança d’un pas. Les vibrations s’en ressentirent jusque dans sa cage thoracique. Cependant, la jeune femme ne cilla pas. Au contraire, elle soutint son regard dément.

Je devrais probablement vous remercier de m’avoir débarrassé d’un concurrent.

 La voix caverneuse pénétra leur esprit.

Je m’attellerai peut-être à son territoire, une fois le mien entièrement fouillé.

 D’un pas lourd, il frappa à nouveau le sol.

Mais toi, petite créature effrontée !

 Son rictus carnassier s’étira plus largement encore, révélant une denture crasse et acérée.

Le plus difficile sera de ne pas te briser en mille morceaux lorsque je me saisirai de toi !

 Les phalanges blanchies, Abel éprouvait les plus grandes difficultés à contenir sa flamme. Seule sa volonté de ne pas réduire à néant les efforts de Lise l’empêchait de laisser libre cours à sa colère.

 Le démon majeur n’avança pas davantage, observant à l’égard des humains une distance semblable à celle que ces derniers auraient vis-à-vis d’une souris acculée. Cette limite où chacun peut encore duper l’autre ; où l’immobilisme cédera bientôt la place au chaos.

 Concentrée à l’extrême, Lise guettait la plus infime réaction de son colossal adversaire. En dépit de son calme apparent, elle était en ébullition. Peur, fureur et adrénaline maintenaient chacun de ses muscles en alerte. Dans sa poitrine, son cœur battait si fort qu’elle se demanda comment les autres pouvaient ne pas l’entendre.

 Jamais elle n’avait à ce point défié la mort. Jamais, aussi, son instinct de survie n’avait été si aiguisé.

 Sa pupille se dilata soudain.

 L’énorme paume projetait son ombre au-dessus d’elle.

 D’un bond de plusieurs mètres en arrière, Lise échappa à la main qui s’abattit au sol avec fracas.

 Manifestement, le démon préférait la réduire en bouillie plutôt que de l’attraper.

 L’onde générée par le choc souleva le dallage jusque sous les pieds de la jeune femme, l’obligeant à reculer de nouveau pour ne pas perdre l’équilibre.

 Non seulement les attaques du monstre étaient fulgurantes, mais elles couvraient, de surcroît, un large périmètre. Même si la guerrière se montrait plus rapide, la distance qu’elle devait parcourir pour esquiver risquait, tôt ou tard, de la pousser à la faute.

 Le démon s’avérait également plus retors qu’elle ne le pensait.

 Lorsque ses doigts griffus se refermèrent sur le pavé en miettes, elle comprit un instant trop tard son intention.

 La volée de gravats fusa dans sa direction en une myriade de projectiles.

 Trop pour tous les éviter.

 Instinctivement, Lise protégea son visage de ses avant-bras, prête à encaisser la rafale.

 La caillasse mitrailla le métal imprégné d’une armure qui n’était cependant pas la sienne.

 Faisant barrage de son bouclier, le géant norvégien s’était interposé.

 Il avait assurément mieux résisté que Lise ne l’aurait fait, mais une pierre, plus grosse que les autres, avait néanmoins heurté son tibia de plein fouet.

 La fracture nette le contraignit à poser le genou à terre.

 Lars jura. Il se trouvait à la merci de la prochaine attaque.

 Indemne, Lise s’éloigna aussi vite que possible. Le Norvégien l’avait tirée d’un mauvais pas. Tout ce qu’elle pouvait faire désormais, c’était lui accorder le temps de se remettre. Par chance, le démon majeur ne s’était pas encore désintéressé d’elle.

 Celui-ci tenta une fois de plus de l’atteindre, en vain.

 Le guerrier en profita pour se relever. Il y parvint plus vite qu’il ne l’aurait cru. Une étrange chaleur irradiait sa blessure, ressoudant ses os et revitalisant ses tissus. Il reconnut l’effet d’un sort de soin, efficace au demeurant ; les deux soigneuses japonaises conjuguaient leurs efforts. La douleur n’avait pas totalement disparu et la jambe restait fragile ; au moins soutenait-elle son poids.

 Pendant ce temps, Lise tenait toujours le démon en échec, malgré ses assauts répétés. Visiblement, la jeune femme ne l’amusait plus. Le harcèlement des autres commençait également à l’agacer. Alternativement, le feu et la glace venaient frapper ses écailles. Parfois, une lame réussissait à les pénétrer, une piqure à ses yeux ; elle guérissait instantanément.

 L’impatience le gagnait. Ses attaques devenaient plus amples, plus prévisibles aussi.

 Dans l’attente du moment propice, Abel agissait comme ses équipiers, se contentant principalement d’esquiver. La démesure de l’ennemi rendait sa tâche plus compliquée que prévue. Lui prendre un bras ou une jambe eût été facile. Le mettre hors combat, sans possibilité de riposte, s’avérait une autre affaire.

Misérables insectes ! Est-ce ainsi que vous avez eu Galiel ? En le faisant mourir d’ennui ?

 Le monstre enrageait.

Vos pitoyables attaques ne me font rien !

 Dans une série de mouvements aussi frénétiques que désordonnés, il se mit à piétiner et marteler le dallage de ses poings. Lorsqu’il l’eut réduit en miettes, son immense main racla le sol à l’endroit de la pierre pilée.

 À la vue du tas s’amoncelant dans le creux de sa paume, les Aegis cherchèrent un abri du regard. La salle n’en offrait, pour ainsi dire, aucun.

 Privilégiant la force brute à la précision, le démon propulsa l’amas de décombres dans un rugissement féroce. La roche se déploya en éventail puis, telle une grêle meurtrière, balaya la pièce à une vitesse folle.

 S’ensuivit un concert assourdissant, mélange de projectiles sifflant, de boucliers tintant et de pierres explosant. Il ne dura qu’une poignée de secondes, un gémissement aigu en guise de dernière note.

 Les regards inquiets glissèrent jusqu’à sa source. Lorsqu’ils se posèrent sur Yuna, l’inquiétude se changea en épouvante.

 Dans un mélange d’effroi et d’incompréhension, la mage fixait son abdomen. Ses mains tremblantes osaient à peine le toucher. Un vide du diamètre d’une pomme le perçait de part en part.

 Elle eut soudain très froid. N’ayant plus la force de se tenir debout, elle se laissa tomber sur les genoux. L’à-coup provoqua une abondante perte de sang ; comme si une poche s’était subitement rompue.

 Ayame, la plus proche, se précipita sur elle, la retenant de tomber face contre terre.

 « Tiens bon, Yuna. Je suis avec toi », l’encouragea-t-elle.

 Avisant la gravité de la blessure, la soigneuse canalisa immédiatement son mana pour tenter d’arrêter les multiples hémorragies. Elle croisa le regard de Yuna ; dilatée à l’extrême, la prunelle menaçait à tout instant de sombrer sous la paupière.

 Tandis que le sol s’obscurcissait autour d’elles, un grondement sonore fit trembler la terre par deux fois, juste à leurs côtés.

 Ayame se retourna. L’effroyable faciès du monstre occupait presque intégralement son champ de vision. Quelques mètres à peine les séparaient. Beaucoup trop peu pour espérer fuir.

 Voyant l’ennemi ainsi à quatre pattes, Kaede saisit l’occasion. Dans cette position, les membres antérieurs du démon soutenaient le poids de son corps porté vers l’avant. Il ne risquait donc pas de se faire attraper, qui plus est en agissant depuis son angle mort.

 Avec agilité, il bondit sur le coude fléchi du monstre, puis s’élança aussitôt vers son visage, bien décidé à enfoncer sa lame au plus profond du globe oculaire.

 Il n’en forma cependant que le dessein.

 Lorsque le démon sentit l’appui sur son bras, il ouvrit une gueule béante. Puis, d’un brusque mouvement de tête, il happa l’imprudent au vol. Le claquement des mâchoires sectionna net le corps de Kaede, dont la partie inférieure retomba mollement sur le sol.

 Il y eut, parmi les Aegis, un instant de flottement avant que, dans un hurlement vengeur, Makoto ne bondisse à son tour au visage de l’abomination. Un projectile lourd heurta cependant son thorax de plein fouet. Privé de son élan, il s’écrasa sur le pavé. Ce n’est qu’en croisant le regard éteint de Kaede, gisant à ses côtés, qu’il comprit ce qui l’avait atteint. Le monstre lui avait recraché les restes de son ami.

 Les expressions horrifiées des humains arrachèrent au démon un rire gras, tonitruant.

 Il jubilait.

 « Bouche tes oreilles », entendit-il.

 Ces quelques mots ramenèrent l’attention du monstre sur les deux femmes. Les murs de la salle déserte répercutaient encore l’écho de sa raillerie. Lui, en revanche, avait subitement cessé de ricaner.

 L’homme qui les avait prononcés se tenait entre elles et lui, le bras tendu presque à le toucher.

 Ses iris arboraient la même couleur que ses cheveux. Et ces flammes, blanches elles aussi ; elles dansaient, erratiques, sur ses étranges tatouages. Non, elles s’échappaient d’un corps trop saturé de mana pour les contenir.

 Peut-être pas un homme, tout compte fait ; mais le tueur de Galiel, sans le moindre doute.

 Le sien aussi.

 Cette certitude le frappa du sceau de l’évidence ; aussi limpide que le tsunami de mana qui s’apprêtait à déferler.

 La détonation retentit dans un fracas évocateur de fin du monde. L’on n’entendit pas même les cris des Aegis dont les tympans s’étaient brutalement rompus. Pas plus que la terre qui gronda ou la pierre qui s’ébranla. L’on n’entendit qu’elle, assourdissante, sur des dizaines de kilomètres à la ronde.

 Seule trace visible de sa propagation, une vague roula sous la peau adipeuse du démon majeur. Elle le parcourut de part en part, aussi brève qu’indolore. Prémices de l’onde de choc qui, une fraction de seconde plus tard, pulvérisa tout sur son passage. Les dents volèrent en éclats. Puis, de la tête jusqu’à la dernière vertèbre, les écailles se brisèrent, les chairs et les organes se consumèrent, les os, enfin, se concassèrent.

 Ne resta bientôt plus du démon majeur qu’une gigantesque carcasse vide, maintenue par ses quatre membres demeurés intacts. Surplombant la crevasse qui, depuis les pieds d’Abel, déchirait le sol, l’édifice mortuaire se révélait à la fois sinistre et somptueux. De grossiers moignons soutenaient l’ossature d’un aspect vitrifié ; le mana qui l’imprégnait encore la faisait paraître semblable à une cathédrale d’ambre. D’un équilibre fragile, elle ne tarda pas à s’écrouler dans une cacophonie de bris de verre. Dès l’instant où ils furent privés de leur tronc, les bras et les jambes du démon churent à leur tour.

 Aux pieds d’Abel, le sol s’ouvrait sur toute la longueur de la salle. Le trône n’existait plus, ni le mur qui lui tenait lieu de toile de fond. Un pan entier du château s’était effondré.

 La stupéfaction se lisait sur tous les visages. Lars porta machinalement sa main à l’épaule, celle que le Français avait tapotée le jour où ils s’étaient rencontrés.

 Au bord du précipice, le jeune homme vacilla soudain dangereusement. Il payait le prix d’avoir épuisé la quasi-totalité de sa flamme en une seule fois.

 Il sentit une main lui attraper le bras. La prise était souple, presque délicate.

 Ayame. Du sang coulait de ses oreilles. Elle n’avait à aucun moment cessé de soigner Yuna et s’y appliquait encore.

 « Excuse… » balbutia Abel, à moitié conscient.

 Elle secoua la tête en signe de dénégation.

 « Ne t’excuse pas. Sans toi, je serais morte. Nous serions tous morts. »

 Richard les rejoignit, prenant le relais de la soigneuse auprès d’Abel.

 « Repose-toi un instant, lui conseilla-t-il en le forçant à s’asseoir. Tu admireras la vue plus tard. »

 Tandis que le guerrier jetait un œil dans la crevasse, un craquement sonore se fit entendre. Il ne venait pas d’en bas, mais de leur dos.

 La porte des Enfers montrait ses premiers signes de faiblesse.

 « Hey ! cria Richard à l’adresse de tous. J’ai l’impression qu’il y a un sous-sol, là-dessous !

 — C’est vrai ? » se précipita Lise, pleine d’espoir.

 L’attitude du démon majeur lui revenait en mémoire. Lorsqu’elle lui avait demandé où se trouvaient les survivants, il avait pointé son ventre en direction du sol. Parce que le monstre était énorme, elle, comme ses camarades, en avait déduit l’hypothèse qu’ils redoutaient le plus. S’étaient-ils trompés ?

 À une dizaine de mètres sous la roche, des couloirs et des pièces semblaient effectivement se dessiner à travers les décombres.

 L’expression de son visage s’assombrit. Le plus cruel serait de retrouver les corps sous cette montagne de gravats.

 Elle jeta un coup d’œil à son frère. Il semblait vidé. Pas étonnant après une telle débauche de mana.

 Le temps pressait.

 « Je vais voir, conclut-elle.

 — Je t’accompagne », proposa Lars.

 Le Norvégien partageait sans doute les mêmes pensées.

 « OK. Saori, tu peux venir avec nous ? Une soigneuse nous sera peut-être utile.

 — Je vous suis.

 — Super ! Les autres, foncez à la porte. On vous y retrouve dès que possible. »

 Makoto ramassa les deux parties du corps de Kaede, puis se dirigea vers le couloir par lequel ils étaient arrivés.

 « Hors de question qu’il pourrisse ici, justifia le guerrier devant les regards surpris.

 — Il a raison, admit Richard. Je m’occupe de Damien. Enfin… de son corps. Abel, tu peux marcher ?

 — Une à deux minutes et ça devrait être bon. Partez devant, je fermerai la marche. »

 La porte des Enfers gronda de nouveau.

 « Ne tarde pas, l’enjoignit sa sœur.

 — Ouais, vous non plus. »

 Lise acquiesça. L’instant d’après, elle dévalait le gouffre d’un pas leste, suivie de Saori, moins à l’aise. Quant à Lars, un juron émergea de l’excavation lorsqu’il se réceptionna lourdement en contrebas.

 À la surface, Richard emporta la dépouille de Damien. Ayame lui emboîta le pas. Aidée d’Isao, tous deux épaulaient Yuna ; la jeune mage pouvait à peine marcher. Même si le trou béant de son abdomen n’était plus, elle n’en avait pas moins perdu beaucoup de sang. Sans la prompte intervention d’Ayame, jamais elle n’aurait survécu.

 La soigneuse jeta un regard en arrière à l’adresse d’Abel.

 « Je reste avec lui, la rassura Émilie. On vous rejoint rapidement. »

 Après une seconde d’hésitation, la Japonaise hocha la tête.

 Une vingtaine de minutes plus tard, Isao et Richard franchissaient de nouveau la porte. Leurs épais manteaux récupérés à l’entrée couvraient pudiquement ce que l’un et l’autre tenaient dans leurs bras.

 Ayame, Isao et Yuna arrivèrent à leur suite.

 Puis, ce fut le tour de Lise et Lars, un léger sourire aux lèvres. Trois personnes les accompagnaient. Hanna figurait parmi elles. Bien qu’affaiblis, aucun ne semblait blessé.

 Lise chercha son frère du regard ; il n’était manifestement pas encore arrivé.

 « Où est Abel ? demanda-t-elle.

 — Émilie est restée avec lui, répondit Ayame. Ils ne devraient plus tarder. »

 Instinctivement, Lise avisa la porte. Elle lui parut dans un état de délabrement avancé. Pourtant, son gardien n’était mort que depuis une demi-heure, tout au plus.

 Elle éprouva une soudaine inquiétude.

 « J’y retourne. »

 Émilie apparut au même moment.

 « Mon frère n’est pas avec toi ? la questionna Lise d’emblée.

 — Si, si, il est juste derriè… »

 Un grondement couvrit la fin de sa phrase.

 La porte des Enfers s’effondrait ; pour de bon, cette fois.

 Tandis que tous s’éloignaient, Lise demeura plantée, le regard vide, devant le rideau de mana disparu. Indifférente aux éboulements, elle semblait dans un état proche de la sidération. Elle ne s’aperçut même pas que Lars la portait sous son bras pour lui éviter de finir écrasée.

 Lorsque l’édifice se fut totalement écroulé, elle poussa un hurlement.

 Désespéré, déchirant. Le territoire de glace s’en fit l’écho un nombre incalculable de fois.

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