Chapitre 19

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Deux jours plus tard

 « Nancy Benett, Gerhard Berg, Damien Carpentier, Douglas Carter… »

 Dans l’enceinte du site d’observation de la porte du Groenland, reconvertie pour la circonstance en lieu de cérémonie, les visages restaient fermés.

 « Peter Cook, Ethan Hall, Tyler Harris… »

 Au rythme du silence entrecoupant l’énumération, les chefs nordique, américain, japonais et français égrainaient, tour à tour, les noms des Aegis tombés au cours de l’opération.

 « Evald Nygard, Julia Ramirez, Kaede Sadoka… »

 Face à eux, au premier rang, les mines graves des membres de leurs unités. Du moins, ce qu’il en restait.

 « Dina Sorensen, Jacob Thompson, Ashley Young. »

 Des survivants. Ceux-là avaient connu l’Enfer, littéralement. Ils en étaient revenus.

 Maximilien s’avança d’un pas, appuyant ses larges mains de part et d’autre du pupitre. D’un commun accord, ses pairs l’avaient désigné pour l’oraison funèbre. L’assemblée militaire comptait près d’une centaine de compagnons d’armes, venus honorer la mémoire des défunts.

 « Votre veille s’achève, Gardiens de l’humanité, Aegis. »

  À la suite de ce dernier mot, il observa un court silence. De la bouche de Maximilien, la fonction n’était jamais évoquée avec légèreté. À plus forte raison aujourd’hui, où elle rappelait, de la plus brutale des manières, sa signification première.

 « Vous le saviez dès l’instant où vous avez prêté serment, le rôle du bouclier est ingrat. Il s’oppose. Il encaisse. Il prend les coups pour que d’autres puissent vivre. Et c’est précisément ce que vous avez fait. Vous avez protégé l’humanité, au prix de votre vie. Grâce à vous, la troisième porte a pu être refermée, la seule encore ouverte sur notre sol. Grâce à vous, une parenthèse de paix s’offre désormais à l’humanité. Un moment historique dont, je le lis dans les yeux de vos camarades, il nous est pourtant difficile de nous réjouir. La victoire prend un goût amer, lorsque nombre de ses artisans ne sont plus là pour la fêter. »

 Maximilien marqua une nouvelle pause.

 « J’aimerais vous dire que vous trouverez enfin le repos. La vérité, c’est que je n’en sais rien. »

 Des regards s’échangèrent, surpris de cet aveu de sincérité.

 « J’ignore où iront vos âmes, répéta-t-il. Je ne le savais pas avant cet ennemi ; je ne le sais pas davantage maintenant que nos croyances vacillent. L’athée que je suis n’a qu’une certitude, intangible et absolue : vous survivrez à travers les vivants. Cela aussi, je le lis dans les yeux de vos frères et de vos sœurs d’armes. »

 Un élan d’approbation parcourut l’assemblée. Maximilien le couvrit de sa voix de stentor, prenant soin de peser chaque mot. Son regard brûlait de conviction.

 « Votre absence, nous pleurerons. Votre souvenir, nous chérirons. Et lorsqu’une porte s’ouvrira de nouveau, votre mort, nous vengerons ! »

 Les claquements de bottes des unités au garde-à-vous répondirent à sa tirade.

 « Votre serment s’achève, le nôtre se renforce. Aegis !

 — Aegis ! » scanda la centaine de combattants à l’unisson.

 Longtemps après que le chef français eut regagné le rang de ses homologues, les soldats d’élite gardèrent la pose martiale. L’allocution avait marqué leurs esprits, aussi sûrement que les mains de Maximilien le pupitre. Deux larges paumes imprimaient le bois de leur empreinte.

 Un sobre repas au mess succéda à la cérémonie. Unités nordique, française et japonaise y partageaient la même table.

 « Putain, jura Lars. Et dire qu’à trois équipes, on est tout juste une tablée de dix. Ça me déprime.

 — C’est sûr, abonda Richard. Et c’est encore pire pour les Ricains : de dix, ils passent à deux.

 — Ouais bah, ne comptez pas sur moi pour les pleurer, intervint Hanna entre deux bouchées. Sans leur orgueil, on n’en serait peut-être pas là. »

 Quelques-uns haussèrent les sourcils.

 « Excusez-moi, c’était déplacé, se reprit d’elle-même la Norvégienne. Après tout, vous devez penser la même chose de l’équipe nordique. Vous aussi, vous avez perdu des membres à cause de nous.

 — Au moins, toi, tu as tenté de nous dissuader, la rassura Lars.

 — Ça n’a pas suffi. Écoutez, je suis désolée et je ne vous remercierai jamais assez de m’avoir tirée de là. C’est juste que… Ça me rend folle de savoir qu’on a perdu des gens bien pour cet abruti de Scott Myers. Et pour moi aussi, d’ailleurs »

 Elle passa sa manche sur ses yeux tout en reportant son attention sur son assiette.

 « Dis pas ça… compatit son équipier en passant un bras autour de ses épaules.

 — Tu n’as pas à te sentir coupable, lui affirma Richard. Nous avons accepté la mission en connaissance de cause. Pendant un temps, on a bien cru qu’il n’y avait plus personne à sauver, alors on est plutôt heureux de s’être trompés sur ce point.

 — On savait tous à quoi s’en tenir, ajouta Émilie. Damien, en tout cas, le savait.

 — Kaede aussi », compléta Makoto de son ton bourru.

 Hanna esquissa un sourire contrit puis hocha la tête.

 « Enfin, à ce que je vois, ça ne t’a pas coupé l’appétit ! » plaisanta Lars.

 Sa compatriote le frappa à l’épaule.

 « T’abuses ! Je n’ai rien mangé pendant plus de trois jours ! C’est normal que j’aie faim maintenant. Je n’y peux rien ! »

 Elle soupira.

 « Je ne sais même pas pourquoi je me justifie. Et puis, d’ailleurs, qu’est-ce que ton bras fout là ?

 — Bah, c’est que je suis content de te revoir, moi !

 — Enlève-moi ça tout de suite !

 — Ouais, ouais. »

 Les visages commencèrent à se dérider devant leurs sourires communicatifs.

 « Et maintenant ? demanda Isao. Vous savez quelle va être la suite pour vos équipes ?

 — À priori, l’unité nordique devrait fusionner avec l’américaine, expliqua Richard.

 — Tu déconnes ? » manqua de s’étouffer Hanna.

 Le Français sourit.

  « Désolé, c’était trop tentant. Non, apparemment, on vient d’entendre aujourd’hui le chef de l’unité américaine pour la dernière fois. Alan Baker a remis sa démission il y a quelques jours ; elle prenait effet à l’issue de la cérémonie.

 — Vraiment ? s’étonna Isao.

 — Ouais, c’est pas une blague, cette fois. Du coup, Scott Myers et son équipière rescapée devraient intégrer l’équipe canadienne, puisque c’est elle qui assurera dorénavant la défense de la porte américaine. Elle est dirigée par Aaron Sanders. »

 Il désigna la tablée des chefs.

 « Le brun, entre Baker et Olesen.

 — C’est lui Sanders ? s’étonna Lars. Je le voyais plus grand. Ce mec est une légende chez les guerriers !

 — Ouais, confirma Richard. C’est pour ça que les gars en ont pas mal parlé ces deux derniers jours. Après, pour le reste, j’en sais trop rien. J’imagine qu’ils vont regrouper les unités en sous-effectif, en attendant de promouvoir certains talents. T’en sais peut-être plus, Lise ? »

 La jeune femme tournait machinalement sa fourchette dans son assiette. Entendre son prénom l’arracha à ses pensées.

 « Pardon ?

 — Maximilien t’a dit quelque chose au sujet de notre prochaine affectation ?

 — Non, rien. »

 Son repas intact, elle s’abîma de nouveau dans ses songes.

 Autour de la table, pas un n’avait oublié le hurlement qu’elle avait poussé, lorsque la porte s’était refermée sur son frère. En dépit de leurs tympans déchirés, ce cri bouleversant, porté par l’acoustique des lieux au-delà des capacités humaines, résonnait encore au plus profond d’eux-mêmes.

 Tous avaient à cœur de la soutenir, de retrouver dans son regard, l’éclat de son combat avec le démon majeur. Cette rage sublime de la guerrière défiant un ennemi qu’elle se sait incapable de vaincre. Cet instinct de survie magnifique.

 Les mots cependant leur manquaient.

 À l’image de son cri, sa volonté de vivre semblait s’être perdue quelque part parmi les glaciers.

 « Tu devrais essayer de manger quelque chose, hasarda Émilie.

 — Je n’ai pas faim, répondit Lise en se levant, le plateau entre les mains. Veuillez m’excuser.

 — Lise… tenta de la retenir son amie. Tu ne vas pas tenir si…

 — Il reviendra. »

 La Française s’arrêta net.

 C’était la voix d’Ayame.

 Lise considéra la soigneuse avec sévérité ; attentive, cependant, pour la première fois depuis deux jours.

 « Je n’ai nul besoin d’un réconfort illusoire. Il lui est désormais impossible de revenir, tu le sais aussi bien que moi.

 — Si je pensais que tu avais besoin de réconfort, je n’aurais pas pris la parole, répondit posément la Japonaise. Je suis la moins indiquée pour cela. Je le dis parce que j’en suis convaincue : il reviendra. »

 Le sang de Lise ne fit qu’un tour.

 « Alors, comment ? s’emporta-t-elle. Je n’ai que cette seule pensée en tête depuis deux jours ! Et chaque fois, j’en arrive à la même conclusion : sa flamme est presque éteinte et il n’a aucune possibilité de retour ! Alors, dis-moi d’où te vient cette certitude ? »

 Le plateau tremblait entre ses mains. Seule Ayame paraissait ne pas l’avoir remarqué, le regard plongé dans celui de son interlocutrice.

 Richard voulut intervenir quand une main ferme se posa sur son épaule. Makoto.

 Le Japonais secoua la tête en signe de dénégation.

 « Un jour, récita Ayame, tu rencontreras un homme capable d’anéantir les plus puissants de nos ennemis. Il aura entre les mains un pouvoir tel qu’aucun homme ne devrait en posséder. Et, sur les épaules, un semblable fardeau. Il sera seul porteur du premier. Mais s’il en va de même du second, alors l’humanité sera condamnée. Aussi je te pose la question : le soutiendras-tu ? »

 Le silence s’imposa comme une chape de plomb sur la tablée. Même les compatriotes de la soigneuse paraissaient stupéfaits.

 « C’était quoi ça ? s’interrogea Lars à haute voix. Un genre de prophétie ? »

 Lise reposa son plateau. Elle fixait toujours Ayame, mais son regard semblait s’être adouci.

 « De qui tiens-tu cela ? »

 Elle regretta aussitôt sa question. Elle n’avait qu’une seule réponse possible.

 « Mon père, répondit Ayame, stoïque. Ce sont les dernières paroles qu’il m’a adressées. »

  Autour de la table, les visages s’assombrir. Notamment ceux des mages, pour qui l’évocation du père d’Ayame, au-delà de son énigmatique propos, rappelait aussi les circonstances de son décès. Comme lui, ils avaient contribué à la mort d’un démon majeur. Comme lui, la malédiction de l’Ennedi pesait désormais sur eux.

 Lise ferma les yeux.

 L’image fugace d’Hajime Sato lui traversa l’esprit.

 Abel et Ayame avaient plus en commun qu’elle ne l’aurait cru. Deux orphelins de dix ans sur lesquels ne reposait pas moins que le sort de l’humanité. La différence tenait à ce que son frère l’avait toujours eue, elle. Du moins, jusqu’à ce qu’elle renonce ; comme si toutes ses convictions s’étaient effondrées avec la porte.

 Lise se laissa retomber sur sa chaise. Une infinie tristesse avait remplacé la colère dans son regard.

 « Ayame, comment fais-tu pour être aussi forte ? Dieu sait à quel point je veux croire qu’il reviendra. Mais, comment ? Tout s’y oppose !

 — Tôt ou tard, une nouvelle porte s’ouvrira. Plus tôt que tard sans doute, au vu de la fréquence des deux précédentes.

 — Soit. Admettons même que les légions ennemies ne soient pas un problème. Il n’y a peut-être rien qu’un humain puisse boire ou manger de l’autre côté. Donc, sauf à ce qu’une porte s’ouvre dans les prochains jours, il mourra de soif ou d’inanition bien avant ça !

 — Je ne pense pas.

 — Qu… »

 Lise s’interrompit. Comme toute la tablée, elle suivit le regard d’Ayame glisser jusqu’à Hanna.

 La Norvégienne déglutit.

 « Ne me regardez pas comme ça, j’ai failli m’étrangler !

 — J’ignore à quelle logique répond cet autre monde, poursuivit Ayame. Mais il semblerait que nos besoins là-bas soient très différents d’ici. »

 Lorsque Lise réalisa, ses yeux s’illuminèrent.

 « Pourquoi tu me regardes comme si j’étais la huitième merveille du monde ? demanda Hanna.

 — Parce qu’à cet instant, tu l’es. »

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