Chapitre 22

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Vingt-trois mois plus tard

 L’uniforme des Aegis troqué pour une tenue de randonnée, le petit groupe cheminait sous les milliers de portiques du mont Inari.

 « La vache ! s’étonna Richard. Il y en a combien ? Plus on avance et plus il y en a !

 — Fushimi Inari-Taisha est aussi appelé le sanctuaire aux dix mille torii », répondit posément Ayame.

 Lise, Richard et la Japonaise ouvraient la marche.

 « Dix mille…, médita le guerrier. Et c’est censé représenter des portails, non ?

 — Dans la croyance shintoïste, oui.

 — Comme si on n’avait pas assez de nos six portes ! bougonna-t-il.

 — Ne fais pas ton rabat-joie, le sermonna Lise. Regarde plutôt autour de toi, c’est somptueux ! »

 De l’intérieur, l’enfilade de torii donnait l’illusion d’un tunnel serpentant à l’infini. Un dragon vermillon reposant à flanc de colline, gardien d’une forêt luxuriante dont les couleurs et fragrances filtraient au travers de son ossature ajourée.

 « C’est vrai que c’est chouette, concéda Richard.

 — C’est l’un des joyaux de Kyoto, précisa Ayame. Avant les portes, les touristes affluaient du monde entier pour visiter ce sanctuaire.

 — Il est en meilleur état que ce à quoi je m’attendais, remarqua Lise.

 — Parce qu’il n’est pas totalement à l’abandon. Des moines shintoïstes continuent de l’entretenir.

 — Malgré la porte ? » s’étonna-t-elle.

 Ayame hocha la tête.

 « Certains vivent bien au pied de volcans, répondit-elle. Et puis, ces quatorze dernières années leur ont donné raison.

 — Oui, jusqu’au jour où…

 — Lorsque ce jour arrivera, nous serons là. Et, lui aussi, j’en suis sûre ».

 Lise esquissa un sourire mélancolique à l’évocation de son frère. Bientôt deux ans qu’il se trouvait de l’autre côté. Deux ans durant lesquels les doutes avaient entamé ses certitudes et les craintes, ses espoirs. Deux ans durant lesquels, au plus fort de la tempête, la foi contagieuse d’Ayame l’avait, chaque fois, rassérénée. Deux ans durant lesquels, en l'absence d'un frère, elle avait trouvé une sœur.

 Un sentiment qu’elle savait au demeurant réciproque. De l’aveu de ses propres compatriotes, jamais la Japonaise n’avait été aussi proche de quelqu’un. Recherchant la présence de Lise, autant que celle-ci la sienne, les deux jeunes femmes étaient devenues inséparables.

 « Tu aimes cet endroit, n’est-ce pas ? lui demanda Lise.

 Ayame acquiesça.

 « Lorsque j’étais enfant, mon père m’y emmenait souvent.

 — Je vois. »

Son père, songea Lise.

 Combien de fois n’avait-elle pas voulu aborder le sujet avec Ayame ? Quand les mots ne s’étaient pas évanouis avant de franchir ses lèvres, il lui avait semblé que l’intéressée elle-même l’en avait dissuadée, par un détour habile de la conversation.

 Peut-être se trouvait-elle tout simplement des excuses.

 « Tout va bien, les filles ? » lança Richard par-dessus son épaule.

 Derrière lui se tenaient Makoto et Isao, suivis une dizaine de mètres plus loin par Saori, Yuna et Émilie.

 « Oui », répondit avec un sourire forcé la première des trois.

 Yuna considéra sa camarade d’un air espiègle.

 « Tu pourrais montrer un peu plus d’entrain quand ton prince charmant s’inquiète pour toi, la taquina-t-elle.

 — Qui te dit qu’il s’inquiète pour moi ? Il n’a d’yeux que pour Lise… à côté d’elle, je fais pâle figure.

 — Oh ! Où sont passés tes discours passionnés ? Tu déclares forfait ? »

 Saori haussa les épaules.

 « Ça n’a pas d’importance, répondit-elle maussade. De toute façon, dans trois semaines, plus rien n’aura d’importance. »

 Yuna redevint soudainement sérieuse.

 « T'en es encore avec ça ?

 — Évidemment ! Ce qui m’échappe, c’est pourquoi toi, tu ne t’en soucies pas.

 — Je ne suis pas superstitieuse. »

 Émilie baissa les yeux. Elle aussi angoissait.

 À l’avant du cortège, Richard reporta son attention sur Lise et Ayame. Quelque chose le troublait.

 « Vous ne trouvez pas les filles bizarres ces derniers temps ? leur demanda-t-il. Enfin, pas vous deux, mais les autres.

 — Bizarres ? répéta la Française. Elles sont peut-être juste fatiguées, on grimpe depuis près de deux heures.

 — Ouais, enfin, Ayame n’a aucun mal à nous suivre alors qu’elle est mage, elle aussi.

 — J’ai fait cette ascension des dizaines de fois », répondit la Japonaise.

 Richard médita sa réponse.

 « Non, c’est autre chose. Même Hanna n’a pas souhaité venir ; ça ne lui ressemble pas. Et, pour une fois, le problème n’est pas Lars. Il est resté avec elle. »

 Toutes deux gardèrent le silence.

 « Je… entama Lise.

 — Nous arrivons », la coupa Ayame.

 En dépit de la végétation foisonnante, le sommet du mont Inari offrait toujours une vue panoramique sur la ville. Sans doute les moines tenaient-ils aussi à conserver cela, cette fenêtre sur Kyoto et sa porte des Enfers.

 En contrebas, l’ancienne capitale s’étendait dans son mélange caractéristique d’architectures traditionnelle et moderne. Une belle endormie depuis quatorze ans, depuis que la tumeur s’était installée en son sein.

 « Alors, elle flotte vraiment… » constata Richard, stupéfait.

 Tous connaissaient la configuration de la porte de Kyoto, mais peu l’avaient déjà observée sous cet angle.

 Semblable aux huit autres, l’édifice lévitait au centre d’un gouffre large d’une centaine de mètres.

 Aux yeux des Japonais, la tumeur n’était manifestement pas qu’une image. Lorsque la porte s’était révélée impossible à détruire, pragmatiques, ils avaient opté pour l’ablation. Privée du support de son sol, elle serait bien forcée de s’effondrer. Du moins le pensaient-ils.

 À l’évidence, ils s’étaient trompés. Bien que cruelle, la déception ne les avait toutefois pas conduits à revoir leur stratégie. Si la porte n’avait pas besoin de sol, tel ne serait peut-être pas le cas de ceux qui en sortiraient. Le gouffre était à cette fin. Que les démons survivent ou non à la chute, ils n’émergeraient pas facilement d’un tel abîme.

 « Avec un peu de chance, plaisanta le Français, le jour où cette porte s’ouvrira, on aura juste à sortir les popcorns et regarder !

 — Si seulement », répondit Saori, songeuse.

 Richard considéra la soigneuse. Habituellement, elle débordait d’enthousiasme.

 « Dites, demanda le guerrier à la cantonade. J’ai l’impression que quelque chose ne va pas entre nous ces derniers temps, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Je me fais des idées ? »

 Un silence s’installa avant que quelqu’un lui réponde.

 « Cela fera bientôt deux ans que nous avons abattu le démon majeur du Groenland, rappela Émilie.

 — Et ? Quel est le rapport avec… »

 Richard n’acheva pas sa phrase. Comment avait-il pu oublier ça ?

 « C’est normal que ça ne te préoccupe pas, le rassura Saori. Tu n’es pas mage ».

La malédiction de l’Ennedi… se souvint-il.

 « Mais dans trois semaines, poursuivit la soigneuse, Émilie, Yuna, Isao, Hanna, Ayame et moi serons peut-être tous morts. »

Quel con ! Comment j’ai pu zapper cette foutue malédiction ?

 Deux ans, jour pour jour, après avoir tué le premier démon majeur, douze des meilleurs mages du monde avaient trouvé la mort. Tous l’avaient combattu.

Les parents de Lise en sont morts, le père d’Ayame en est mort et plus de la moitié de l’équipe risque d’en mourir. Et moi, je mets les pieds dans le plat comme un idiot.

 « Je suis un… »

 — Je vous dois… »

 Richard et Lise s’interrompirent, constatant qu’ils parlaient en même temps.

 « Ce n’est pas quelque chose qui devrait vous inquiéter », poursuivit Ayame à leur suite.

 Saori lui jeta un regard noir. Nul ne l’ignorait, elle ne portait pas sa compatriote soigneuse dans son cœur. Plus que tout, le calme olympien de celle-ci l’agaçait prodigieusement. À plus forte raison, lorsqu’elle-même se rongeait les sangs depuis des semaines.

 « Comment peux-tu dire ça alors que ton propre père en est mort ? asséna-t-elle.

 — Précisément pour cette raison, répondit Ayame, imperturbable.

 — Oh, je vois ! Peut-être qu’aux yeux de madame, nous ne faisons pas partie des « meilleurs mages du monde » ?

 — Non, je pense au contraire que vous en faites partie. »

 Furieuse, Saori vint se planter devant Ayame.

 « Alors, pourquoi ne devrais-je pas m’inquiéter du jour de ma propre mort ? hurla-t-elle.

 — Parce que ton inquiétude n’a pas lieu d’être et qu’elle est néfaste pour l’équipe. »

 La main de Saori partit à pleine vitesse.

  À la surprise de celle-ci, elle se trouva bloquée avant d’atteindre le visage placide d’Ayame. C’était cette expression-là qu’elle aurait voulu voir changer, au moins une fois. Y serait-elle parvenue sans l’étau d’acier qui s’était refermé sur son poignet ? Non. Connaissant son homologue soigneuse, elle aurait accueilli la gifle sans broncher.

 « Lâche-moi ! » ordonna Saori.

 Lise obtempéra. Elle portait sur la jeune femme en colère un regard dépourvu de tout jugement.

 « Pourquoi la défends-tu ? s’indigna-t-elle d’une voix trahissant son impuissance. Pourquoi tout le monde la défend toujours ?

 — Parce que ta colère est mal dirigée, répondit Lise avec calme. Je la mérite cent fois plus qu’elle. »

 Tous la regardèrent avec incrédulité.

 « Qu’est-ce que tu as à voir avec ça ? » l’interrogea Saori.

 Un smartphone se mit soudain à vibrer depuis le fond d’une poche, bientôt suivi de plusieurs sonneries qui retentirent, quasiment à l’unisson.

 Il y eut un léger flottement avant que chacun ne reporte son attention sur son appareil ; peu d’événements requéraient de les alerter tous.

 « C’est la porte péruvienne, lut Émilie.

 — Elle s’est ouverte ? demanda Isao en tentant d’attraper le sien.

 — Non. Elle s’est effondrée. »

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