Chapitre 23

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 Lise et Ayame furent les dernières à prendre place autour de la grande table ronde. Quelques-uns les suivirent du regard. Leur départ précipité du Mont Inari laissait les paroles de la Française sans réponse. De quoi s’accusait-elle ?

 Maximilien Harcourt et Christa Olesen se tournèrent vers Goro Sekai. L’équipe se trouvant désormais au complet, la réunion extraordinaire pouvait commencer. Les mains jointes à hauteur du menton, l’homme aux courts cheveux grisonnants ajusta ses étroites lunettes. En tant qu’hôte, la présidence de séance lui revenait, bien que tous trois formassent un collège depuis la fusion de leurs unités.

 Contrairement à ce que pouvait laisser supposer son apparence stricte, lui-même n’était pas particulièrement attaché au protocole. Mais puisque ses homologues lui faisaient cette politesse, il n’entendait pas la décliner.

 « Bien », entama-t-il avant de balayer l’assemblée du regard.

 Les visages se montraient moins réjouis qu’attendu. Il en devinait la raison : l’échéance de la malédiction minait le moral des troupes. Même Lise Barbérys semblait ailleurs.

 « Nous avons souhaité vous réunir car l’événement est d’importance. Pour autant, nous n’avons guère plus à vous apprendre que vous ne sachiez déjà. La porte péruvienne a connu un effondrement spontané.

 — Sans même s’ouvrir ? demanda Richard, à titre de confirmation.

 — Selon toute vraisemblance. En tout cas, la responsable du site d’observation de la porte sud-américaine est formelle. La porte ne s’est, à aucun moment, ouverte. »

 Quelques apartés se formèrent.

« À dire vrai, reprit Goro Sekai, le terme spontané n’est pas très bien choisi. À nos yeux, cela peut y ressembler mais, nous le savons mieux que quiconque, les portes des Enfers ne s’écroulent pas sans raison. Il n’en existe même qu’une seule, du moins à notre connaissance : la mort de son gardien. »

 Il marqua un silence.

« Cela seul est un motif de réjouissance. Il n’est toutefois pas sans soulever d’interrogations. La principale étant : comment ?

 — Bah, personnellement, ça me semble clair, intervint Lars. Vous vouliez une preuve que notre arme fatale était encore en vie. Vous l’avez.

 — J’imagine, Monsieur Janussen, que vous faites référence à Abel Barbérys ?

 — Qui d’autre ? À part lui, vous connaissez quelqu’un capable de défoncer un démon majeur ? Moi, non. Et il se trouve qu’il est bloqué là-bas avec eux. Ou eux avec lui. Du coup, je sais plus trop.

 — Lars, modère tes propos », l’avertit Christa Olesen.

 D'un geste de la main, Goro Sekai signifia qu’il ne lui en tenait pas rigueur.

« C’est effectivement une hypothèse, Monsieur Janussen. Et j’y aurais volontiers souscrit il y a deux ans, mais ce délai m’interpelle. Pourquoi maintenant ? »

 Le Norvégien haussa les épaules.

« Ce qui me conduit aussi à envisager d'autres hypothèses car, en réalité, nous connaissons peu nos ennemis. Premièrement, rien ne nous dit que les démons ne sont pas eux-mêmes en guerre avec une troisième faction dont nous ignorons l’existence. À tort peut-être, nous avons d’emblée, mes collègues et moi, écarté cette possibilité. Tant mieux si un allié providentiel existe, mais c’est une chose sur laquelle nous ne pouvons pas raisonnablement compter. »

 Tous acquiescèrent.

« La deuxième hypothèse, en revanche, mérite d’être considérée. Nous ne savons que peu de choses des motivations des démons, ainsi que sur les liens qu’ils entretiennent. Tout ce que nous savons, nous le tenons de vos rapports relatant votre dernier affrontement. Apparemment, les démons majeurs rechercheraient quelque chose et cette quête les mettrait en concurrence les uns vis-à-vis des autres. Cela étant, est-ce une concurrence passive ? Agressive ? Tout est envisageable.

 — Vous voulez dire que la mort du démon majeur pourrait être le résultat d’une lutte intestine ? s’étonna Richard.

 — En quoi cela serait-il surprenant ? interrogea le chef japonais. Considérez l’Histoire de l’humanité, un esprit cynique pourrait la résumer à cela. Et les démons ont largement démontré qu’ils étaient au moins aussi belliqueux que nous. »

 Le silence s’installa. Ils n’avaient jamais considéré les choses sous cet angle.

« Quand bien même, résuma Lars. Qu’Abel l’ait tué ou qu’un rival s’en soit chargé, ça reste une bonne chose pour nous, non ?

 — Oui et non, Monsieur Janussen. Moins ardemment sans doute que certains autour de cette table, tout comme vous, j’aspire au retour de monsieur Barbérys. Toutefois, s’il s’avérait que l’effondrement de la porte péruvienne soit de son fait, nous aurions peut-être du souci à nous faire. »

 Le Norvégien haussa un sourcil, circonspect.

« Pourquoi ? Je pige pas.

 — Avec ou sans votre concours à tous, ce serait le troisième démon majeur à l’actif de monsieur Barbérys. À votre avis, que se passe-t-il lorsque deux rivaux se découvrent un ennemi capable de les anéantir l’un et l’autre ? Ou, pour reprendre notre exemple, qu’a fait l’humanité lorsque les portes sont apparues ?

 — Nous avons mis nos querelles de côté et avons fait front commun… répondit Hanna, en réalisant où le raisonnement les menait.

 — Cela ne s’est pas fait sans heurts, mais globalement, oui. Ce qui veut dire que, dorénavant, nous aurons peut-être à craindre…

 — Des ouvertures de portes concomitantes ? » acheva-t-elle.

 Goro Sekai hocha la tête.

 Nombreux échangèrent des regards inquiets.

 Malgré les deux années passées, le souvenir du démon majeur combattu par-delà la porte du Groenland demeurait vivace dans leurs esprits, voire dans leur corps. Inconsciemment, Yuna porta la main à son abdomen.

 Imaginer plusieurs de ces abominations fouler la surface du globe avait effectivement de quoi effrayer.

 Seules Ayame et Lise semblaient ne pas s’en émouvoir. De la part de la première, Goro savait cette indifférence coutumière. Tout comme il savait aussi qu'elle avait déjà dû analyser l’événement pour en tirer ses propres déductions. Le détachement de la Française l’étonnait davantage, d’autant plus qu’il était question de son frère. Il la connaissait néanmoins trop peu pour en juger. À nouveau, elle lui parut la tête ailleurs.

« Ayame, l’interpella-t-il, j’aimerais avoir ton sentiment. »

 Lise sembla émerger de ses pensées.

 Saori détourna la tête dans une brève expiration. Un énième traitement de faveur à ses yeux.

 L’intéressée n’y prêta pas attention.

 « En cas d’ouvertures simultanées, les victimes se compteraient probablement en millions, faute de pouvoir couvrir tous les fronts, répondit celle-ci de son habituel ton neutre.

 — Estimes-tu le scénario probable ?

 — Non.

 — Tu ne crois pas votre camarade responsable de l’effondrement de la porte ?

 — Au contraire, j’en suis convaincue. Mais je ne pense pas que les démons s’allieront pour autant.

 — Qu’est-ce qui te conduit à le penser ?

 — Ils ne nous voient pas comme des ennemis. Tout au plus un obstacle, une distraction. La véritable guerre se situe entre eux et j’imagine qu’elle a pour objet cette couronne mentionnée par Abel.

 — Alors, raison de plus ! Pourquoi penses-tu que le gardien de la porte péruvienne ait été abattu par lui, plutôt que par l’un de ses congénères ?

 — Parce que si j’étais l’un des démons majeurs, je me garderais bien d’une guerre ouverte, tant que j’ignore où se trouve ce que je convoite. Surtout, s’il se trouve quelqu’un de neutre qui puisse éliminer les concurrents à ma place.

 — Flippante… glissa Lars.

 — Soit, reprit Goro, mais qui te dit qu’ils l’ignorent ?

 — S’ils le savaient, ce ne serait pas une ou deux, mais toutes les portes qui s’ouvriraient. »

 La perspective jeta un froid dans l’assemblée.

 « Admettons que tu aies raison, concéda son chef, qu’Abel Barbérys soit effectivement la cause de l’effondrement de cette porte. Pourquoi maintenant ?

 — Je l’ignore. Beaucoup d’éléments peuvent l’expliquer : les distances à parcourir, l’attente d’une opportunité…

 — La malédiction ? » la coupa-t-il.

 Ayame parut hésitante.

 « Non, conclut-elle.

 — Il est pourtant bien mage, non ? Et dans quelques jours, cela fera précisément deux ans qu’il a tué le gardien de la porte d’Orléans. Ne pourrait-on pas penser qu’il a tenté, avec succès, un ultime affrontement avant l’échéance fatidique ?

 — Non. »

 Tous étaient suspendus à ses lèvres, attendant une explication. Pourquoi campait-elle sur cette position alors que son propre père avait succombé à cette malédiction ?

 Lise, quant à elle, ferma les yeux. Le doute n’était plus permis.

Tant de fois j’ai voulu te le dire, alors que tu savais, songea-t-elle.

 « Pourquoi la malédiction l’épargnerait-elle, lui qui figure indéniablement le meilleur de nos mages ? » finit par lui demander Goro.

Tu savais et tu ne m’as jamais adressé ni reproche ni même de question. Au contraire, tu m’as toujours soutenue.

 Lorsque Lise se leva, tous les regards convergèrent vers elle. Celui de la soigneuse semblait lui demander si elle était sûre de ce qu’elle s’apprêtait à faire.

 La Française hocha la tête avant de reporter son attention sur l'auteur de la question.

Ayame, tu es une sainte.

 « Parce que mon frère et la malédiction de l’Ennedi ne font qu’un. »

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