Chapitre 27

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 Lorsque la silhouette émergea du portail, Ayame eut soudain le souffle court.

Est-ce bien lui ? se demanda-t-elle, sans parvenir à s'expliquer cette sensation.

 Pieds et torse nus, Abel ne conservait de l’uniforme des Aegis qu’un pantalon déchiré. Une pellicule de cendres teintait de gris ses cheveux blancs. Agrégée au sang séché, elle estompait aussi, par endroits, les arabesques courant sur ses muscles fuselés.

 Lise reposait entre ses bras, le corps brisé et sanguinolent. Son visage effleurait presque celui de son frère.

 « T’es en retard… », murmura-t-elle en s’efforçant de sourire.

 Ces quelques mots lui provoquèrent aussitôt un violent accès de toux, éclaboussant sa poitrine de taches brunâtres.

 « N’essaie pas de parler », lui enjoignit Abel.

 Une larme roula sur sa joue jusqu’à la pointe de son menton.

 « Je suis désolé, sœurette. Tellement désolé. »

Sans l’ombre d’un doute, c’est bien lui, songea Ayame. Alors, pourquoi je n’ose approcher ?

 Abel avisa les deux commandants. Leur embuscade avortée, ils paraissaient hésiter, chacun attendant de l’autre une réaction qui ne venait pas. Il posa ensuite délicatement Lise au sol, adossée à l’un des battants. La jeune femme grimaça de douleur.

 La soigneuse se porta immédiatement à son secours.

 « Bouge le moins possible, intima-t-elle à la blessée. Tes côtes sont en miettes et tes poumons probablement perforés. »

 La respiration de Lise devenait plus saccadée.

 « Aussi, cette fois je ne pourrai le faire en douceur », ajouta-t-elle.

 La Française hocha la tête. Elle se raidit aussitôt sous l’effet d’une atroce douleur déchirant son buste.

 Tandis qu’elle canalisait son mana, Ayame aperçut ses mains trembloter.

Qu’est-ce qui m’arrive ? C'est comme si mon mana s'échappait.

 Abel se releva sans mot dire. Elle chercha en vain son regard, persuadée que le plus grand changement résidait là, au-delà de ses iris verts. Les cheveux ébouriffés du jeune homme lui permirent seulement de distinguer ses mâchoires serrées.

 « Est-ce bien prudent de la laisser devant la porte ? parvint-elle à demander.

 — Plus rien n’en sortira », répondit-il sans se retourner.

 Abel marcha en direction du plus proche commandant. Ce dernier se sépara de Makoto et beugla quelque chose à l’adresse de son congénère mage. Il s’élança ensuite au-devant de celui qu’ils étaient venus tuer.

 L’autre démon ne cilla pas ; il paraissait tétanisé.

 Ayame comprit rapidement la raison.

 À mesure qu’Abel s’éloignait, elle reprenait la maîtrise d’elle-même. Ses mains ne tremblaient plus. Le mana affluait aussi plus naturellement.

 Elle leva les yeux au ciel. Maintenant qu’elle ne se trouvait plus dans l’œil du cyclone, elle pouvait distinctement la voir : sa flamme. Ce brasier tempétueux, avide de tout engloutir.

 Dès qu’il fut à portée, le démon abattit sa hache à la verticale sur sa cible.

 Abel tendit la main comme pour l’attraper. Une première détonation retentit. Le bras du monstre s’envola, arraché net à l’épaule.

 « Où est-elle ? » demanda-t-il à la créature mutilée.

 Pour toute réponse, le commandant éleva sa seconde arme, un effroyable rictus barrant son visage.

 Une nouvelle détonation résonna, privant le démon de son autre membre.

 « Où est Lahabriel ? »

 Le monstre se cambra, poussant un effroyable rugissement d’animal blessé. Soudain, les muscles de son abdomen se contractèrent, propulsant à toute vitesse le haut de son corps en avant.

 Le terrible coup de tête ne trouva toutefois que la paume de son adversaire.

 L’onde de choc lui pulvérisa le crâne, dont le contenu se répandit sur le sol dans un déluge de sang.

 Le regard de l’Aegis glissa ensuite sur l’autre commandant. Sa tétanie l’abandonna aussitôt et le démon prit ses jambes à son cou.

 « Il fuit ? Hey ! Pas si vite ! lui cria Lars, bien décidé à l’en empêcher.

 — Non ! N’y va pas ! » l’arrêta Hanna dans l’oreillette.

 Un instant plus tard, une déflagration détonna à l’exact endroit où se trouvait le démon.

 Malgré la poussière soulevée par l’explosion, Ayame discernait sans peine la flamme d’Abel. Il avait rattrapé l'ennemi en un éclair.

 Lorsque le nuage se dissipa, il révéla le commandant couché face contre terre au centre d’une large dépression. L’Aegis se tenait accroupi sur ses omoplates, le plat de la main appuyé contre l’arrière de sa tête.

 « Où est… »

 Abel n’acheva pas sa phrase. D’un bond de côté, il s’écarta subitement du mage, évitant de justesse le faisceau noir qui trancha le sol en même temps que le corps du démon.

 Son regard, comme celui de ses camarades, se porta aussitôt au ciel.

 Lahabriel.

 L’index pointé en direction d’Abel, la démone toisait le jeune homme à une hauteur de trente mètres. L’ample battement régulier de ses ailes lui assurait un vol stationnaire.

 Sa voix résonna dans toutes les têtes.

Ta perception du mana est exceptionnelle, pour un humain. Mais l’es-tu vraiment ?

 Abel darda sur elle un regard glacial. Ses iris prirent une teinte opalescente, tout comme ses tatouages.

 Lahabriel esquissa un sourire amène, ressemblant à s’y méprendre à celui d’une jeune femme.

Ne me regarde pas ainsi. Crois-le ou non, j’avais d’autres attentes vis-à-vis de toi. J’imagine qu’Ysandriel en avait aussi. Et nous avons tous eu connaissance de ta réponse.

 « Partez, chuchota Ayame sur le canal de communication. Emmenez les blessés et quittez la zone.

 — Et vous abandonner, Lise et toi ? s'insurgea Hanna. Hors de question.

 — Lise ne peut pas encore bouger et la démone ne nous a pas remarquées.

 — C’est non ! »

 Les traits de Lahabriel redevinrent plus durs.

Tu ne me laisses donc pas le choix.

 « Dépêchez ! les pressa Ayame. Je protégerai Lise.

 — Et toi, qui te protégera ? » s’emporta Hanna.

 Ayame avisa la Française.

 « Je suis à l’endroit le plus sûr qui soit.

 — Parce que tu crois que la démone ne vous prendra pas pour cible ?

 — Je ne pensais pas à elle. »

Voyons désormais comment tu danses.

 Le rayon noir fusa du doigt de Lahabriel pour décrire un arc de cercle. Abel esquiva, courant à toute allure, le rai de mana sur ses talons.

 « Repliez-vous ! Maintenant ! »

 C’était la voix de Maximilien.

 « Mais… protesta la Norvégienne.

 — Mourir ne les aidera pas, ni lui ni elles. Exécution ! »

 De mauvaise grâce, les Aegis emportèrent leurs blessés hors de l’arène, tandis que celle-ci se faisait découper au laser.

 Le faisceau meurtrier tailladait la zone tous azimuts.

 « Abel, parvint à articuler Lise malgré la douleur provoquée par la reconstitution de ses os. Il ne pourra pas esquiver indéfiniment.

 — Il n’a pas d’autre choix, déplora Ayame. Dans cette arène, il n’y a qu’un seul édifice capable de couper la ligne de vue de la démone. Et nous y sommes. »

 Lise tenta aussitôt de se relever.

 « Non, la retint la soigneuse. Tu n’es pas encore en état. Et puis, à elle non plus, son mana n’est pas infini. Sa position aérienne lui offre une vue dégagée, mais l’angle l’oblige à être plus précise. Tôt ou tard, elle se po… »

 Quelque chose s’écrasa lourdement à quelques mètres d’elles, empêchant Ayame d’achever sa phrase.

 Lahabriel.

 Les deux femmes retinrent leur souffle. Le démon majeur ignorait leur présence.

 Suivant le même cheminement de pensée que la Japonaise, la démone s’était laissée tomber au sol et levait d’ores et déjà le bras, prête à balayer toute la zone de son rayon destructeur.

 Elle suspendit cependant son geste, puis inclina la tête dans leur direction. Un sourire cruel étira ses lèvres.

Je te trouvais stupide de ne pas utiliser la porte. Je comprends maintenant pourquoi.

 Elle leva ensuite son autre bras vers les deux humaines.

 Abel arrêta immédiatement sa course, la main également tendue devant lui. Une quinzaine de mètres le séparait du démon majeur. Ses tatouages irradiaient de plus belle, de même que ses iris. Ils se confondaient presque avec le blanc de ses yeux dans une expression d’indicible colère.

 Stoppé juste avant de se trouver dans l’axe des deux femmes, le bras de Lahabriel ciblait le sol à leurs pieds. Il tremblait, tout comme la main d’Abel.

 Le démon majeur reporta son attention sur ce dernier. Ayame en profita pour ramasser une pierre qu’elle imprégna de mana.

Parvenir à me bloquer, tu as tout mon respect. Mais combien de temps penses-tu pouvoir tenir ? Ton mana diminue à vue d’œil. Dès qu’il sera épuisé, je vous tuerai tous les trois. Et puis, voyons voir si tu es toujours aussi prompt à m’esquiver.

 Lahabriel leva son bras droit en direction d’Abel qui relâcha immédiatement son emprise.

 Une feinte.

 Le rayon noir jaillit de son index gauche et remonta à la verticale. Il s’écrasa sur le battant sans même l’égratigner.

 Lorsque la démone tourna la tête, pensant trouver les corps découpés des deux femmes, la surprise se lut sur son visage.

 Elles avaient disparu.

 Du coin de l’œil, elle aperçut le rideau de mana ondoyer et ramena son attention sur Abel un instant trop tard.

 Lahabriel évita de justesse la paume de son adversaire, mais l’onde de choc lui arracha une voilure. Elle bondit aussitôt à l’écart.

 L’Aegis ne lui laissa aucun répit. En un éclair, il fut sur elle et frappa de nouveau. La démone sacrifia son bras pour amortir l’attaque et préserver sa seconde aile.

 Au sol, Abel avait l’avantage, tous deux le savaient. Il devait à tout prix l’empêcher de se régénérer.

 Les détonations et les lasers s’enchainèrent, redessinant la surface de l’arène d’une myriade de cratères et de crevasses.

 Cachées contre la partie extérieure du battant, Lise et Ayame virent le sol s’ouvrir à quelques mètres d’elles. Le subterfuge de la Japonaise avait fonctionné mais leur inquiétude grandissait. Hors de leur vue, l’affrontement ne leur parvenait que par ses conséquences dévastatrices : des tremblements de la terre, des déflagrations à rendre sourd et une zone littéralement dévastée.

 « Sa flamme va s’éteindre », murmura Lise avec angoisse.

 La jeune femme était encore faible. Au moins, son pronostic vital n’était plus engagé. Du fait de la sensibilité de la démone au mana, Ayame avait dû arrêter les soins dès l’instant où elles avaient réussi à tromper sa vigilance.

 Ayame n’osa rien répondre. Elle le craignait également. Le seul bruit généré par les détonations témoignait de la puissance qu’Abel mettait dans ses attaques. Le combat ne pourrait pas durer indéfiniment.

 À l’occasion d’un rayon évité, l’Aegis apparut brièvement dans leur champ de vision.

 La soigneuse devint soudain livide.

 « Il faut que ce combat s’arrête, balbutia-t-elle.

 — Sa flamme a disparu ? » redouta Lise.

 Ayame secoua la tête.

 « Non… c'est tout le contraire. Il ne la contrôle plus.

 — Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda la Française, une peur panique dans les yeux.

 Ayame se pencha et risqua un coup d’œil par-delà le battant.

 La flamme d’Abel s’élargissait. Elle ne gagnait plus en hauteur mais s’étendait à la surface du sol, tentaculaire. Une mer blanche, écumant parmi les cadavres.

 « C’est impossible...

 — Tu me fais peur, Ayame. Je t'en supplie, dis-moi ce qu’il se passe.

 — Sa flamme... Elle moissonne. Elle dévore tout. »

 Lise écarquilla les yeux.

 « Son corps ne supportera jamais ça. Lui aussi, elle va le consumer. »

 Semblable à une marée qui se retire, le mana afflua subitement en direction d’Abel, reconstituant intégralement sa flamme. Et même au-delà.

 La démone haussa un sourcil.

Et c’est moi que vous appelez monstre ? ironisa-t-elle.

 L’Aegis posa un genou à terre et plaqua sa main sur son torse, haletant. Il brûlait de l’intérieur.

J’ignore ce que tu es exactement, mais on dirait que tu as atteint ta limite.

 D’un battement de ses ailes régénérées, Lahabriel s’éleva à quelques mètres du sol et pointa son index sur Abel.

 Celui-ci tendit à son tour la main devant lui.

 Le laser fusa. L’onde de choc détonna. Si forte qu’elle en déforma la courbe du rayon juste avant qu’il n’atteigne sa cible. Le laser dévié alla découper la muraille au loin.

 En temps normal, une telle débauche de mana aurait laissé Abel groggy quelques instants. Il n’était cependant déjà plus tout à fait conscient. Sa flamme le brûlait et ne demandait qu’à déferler. Elle s’échappait par tous les pores de sa peau.

 Alors qu’il s’apprêtait à bondir sur Lahabriel, tous deux s’interrompirent à l’unisson. Leurs regards se portèrent vers le sommet de la muraille.

 Ayame les imita, mais ne trouva rien là-haut qui eut pu attirer leur attention.

Toi… lâcha la démone, le ton chargé de mépris.

 Profitant de l’interruption, celle-ci prit de l’altitude et vola en direction de la porte. Résolu à ne pas la laisser filer, Abel se lança à sa poursuite, les jambes lourdes.

 Une main se referma sur son poignet juste avant qu’il ne franchisse le voile à son tour.

 Il faillit attaquer par réflexe, mais se ravisa aussitôt. La sensation générée par ce contact lui revint en mémoire. Une prise souple, presque délicate. Elle l’avait empêché de basculer dans l’abîme, deux ans plus tôt. Personne ne l’avait touché depuis.

 « N’y va pas, je t’en prie. »

 Ayame. Le ton de sa voix résonnait comme une supplique.

 « On a trop besoin de toi ici. Pas seulement Lise, nous tous. »

 Elle marqua une hésitation et sa poigne s’affermit.

 « Si tu retournes là-bas dans cet état, tu mourras. »

 Lorsque Abel se tourna vers la jeune femme, il sentit toute volonté combative l’abandonner. Ses arabesques s’estompèrent et ses iris reprirent leur teinte originelle.

 Elle pleurait.

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