Chapitre 28

7 minutes de lecture

 « Lise ! Abel ! Venez par ici, les enfants.

 — On arrive m’man », répondit le garçon.

 Abel rappliqua du jardin au pas de course, suivi de sa sœur, le pas traînant.

 Assise sur le perron, leur mère tressait ses cheveux châtains en une natte épaisse lui tombant sur l’épaule. Sans les longues mèches pour ombrager son visage, le soleil de printemps l’obligea à plisser les yeux, chassant un bref instant son expression mélancolique.

 « Qu’est-ce qu’il y a, m’man ? » demanda Abel.

 Pour toute réponse, sa mère tapota la marche pour les inviter, sa sœur et lui, à prendre place auprès d’elle.

 Le garçon obtempéra aussitôt. Elle passa affectueusement ses doigts dans sa tignasse châtaine.

 Lise, quant à elle, demeura plantée au bas de l’escalier.

 « Viens, ma grande », insista sa mère.

 Son sourire amène vainquit la résistance de sa fille qui les rejoignit. Elle la serra fort dans ses bras. Lise réprima un sanglot.

 « J’ai besoin que tu sois forte », lui glissa-t-elle à l’oreille.

 Lise hocha la tête avec un sourire contrit.

 « Pourquoi tu boudes ? l’interrogea son frère.

 — Ça vous dirait qu’on joue tous les trois ? éluda leur mère.

 — Pour de vrai ? Tu vas jouer avec nous ? s’enthousiasma aussitôt le garçon.

 — Pourquoi je ne pourrais pas ?

 — Je sais pas… C’est que d’habitude, t’as toujours plein de trucs à faire.

 — Pas aujourd’hui.

 — Trop bien ! Et papa, il va venir jouer aussi ?

 — Plus tard, peut-être. Il accueille nos invités pour ce soir. Tu n’as pas oublié, hein ? »

 Un franc sourire éclaira le visage d’Abel.

 « L’entraînement pour être l’homme le plus fort du monde ? Pas moyen que j’oublie ça ! Je suis super pressé d’y être. »

 Lise détourna les yeux, maussade.

 « Je vais aider papa », déclara-t-elle en se levant.

 Sa mère leva la main pour la retenir, mais se ravisa.

 « Et y aura le monsieur aux dangos ? demanda le garçon.

 — Comment ? Ah, monsieur Sato ? C’est vrai qu’il t’en ramène souvent. Oui, il sera là.

 — Cool ! Il m’a dit qu’il avait une fille de mon âge. J’aimerais bien la rencontrer un jour. Tu l’as déjà vue toi ?

 — Non. »

 L’intonation de sa voix trahit son émotion. Du dos de l’index, elle s’empressa de chasser une larme naissante.

 « Pourquoi tu pleures ? remarqua-t-il.

 — Pour rien », répondit-elle en l’étreignant.

 Bien que perplexe, le garçonnet se laissa faire.

 « T’es bizarre aujourd’hui, maman. Tu pleures jamais. T’es sûre que tu vas bien ? »

 Elle se sépara de son fils puis le tint par les épaules. Son regard planté dans le sien, elle se perdit un instant dans la contemplation de ses iris. La pupille rétractée sous l’effet du soleil rendait leur teinte, émeraude, plus éclatante encore.

 « Abel, tu veux bien me promettre une chose ? »

 Il hocha la tête.

 « Cette petite fille, j’aimerais que tu veilles sur elle lorsque tu seras l’homme le plus fort du monde. Sur elle et sur ta sœur. Tu ferais ça pour moi ? »

 Le garçonnet baissa la tête.

 « Tu sais m’man, je suis peut-être qu’un enfant, mais je ne suis pas totalement stupide. Je sais bien que je serai jamais ça… »

 Les larmes coulant de plus belle, sa mère le considéra avec une expression indéchiffrable.

 « Tu serais moins triste ? » ajouta-t-il en relevant les yeux.

 Elle acquiesça.

 « Alors, c’est d’accord. Je les protégerai. »

 Sitôt la parole scellée, l’image de sa mère et de leur maison d’enfance disparut dans un nuage de cendres.

Vaine promesse, résonna une voix caverneuse.

La vision d’une légion démoniaque la remplaça : des commandants, à perte de vue.

Être le roi de ton monde ne te suffira pas à la tenir.

 Elle se dissipa pour laisser place aux ténèbres. Une auréole de flammes rompit bientôt l’obscurité : une couronne, flottant à hauteur d’homme.

Pour cela, il te faudrait être le roi du mien.

 Abel ouvrit soudain grand les yeux, haletant.

 Après une poignée de secondes, il se redressa dans son lit puis, se frotta le visage. Il avisa une perfusion couvrant le dessus de sa main.

J’ai dû perdre connaissance peu après l’affrontement, pensa-t-il. Je ne me souviens plus très bien.

 Ayame reposait dans le fauteuil face à lui, les genoux repliés au niveau du menton. Elle dormait. Une longue mèche noire barrait son visage paisible. Inconsciemment, Abel porta la main à son poignet.

 « Ta mâchoire, elle va se décrocher. »

 Abel sursauta en réalisant qu’ils n’étaient pas seuls. Sa sœur occupait le lit voisin ; des bandages enserraient sa poitrine et ses avant-bras. Le souvenir de son corps en miette lui revint en mémoire. Elle allait infiniment mieux.

 Il soupira.

 « Excuse, je t’avais pas vue.

 — Trop absorbé, peut-être ? se moqua-t-elle.

 — Content de voir que tu vas bien, sœurette.

 — Grâce à toi. Et à celle que tu couvais du regard.

 — Tsss… T’arrêtes jamais ?

 — Elle nous veille depuis trois jours », expliqua Lise avec plus de sérieux.

Trois jours ? pensa-t-il. Et dire que c’est moi qui ai promis de veiller sur elle.

 « Et toi, comment tu te sens ? demanda-t-elle.

 — J’ai une dalle d’enfer. »

 Le rire cristallin de sa sœur retentit dans la chambrée. Abel sourit tristement. Il réalisait combien elle lui avait manqué.

 « Je pensais plus à ton réveil qui avait l’air agité. Tu as fait un cauchemar ?

 — Ouais, toujours le même. Enfin, c’en est pas vraiment un.

 — Maman ? »

 Il acquiesça.

 « Comme à chaque fois que je ferme les yeux, je revis une scène du dernier jour. Mais cette fois… »

 Abel s’interrompit en apercevant Ayame ouvrir les yeux.

 « Cette fois ? répéta Lise.

 — Non, rien.

 — Abel, elle est au courant pour la malédiction. Toute l’unité l’est.

 — Ah… »

 Le jeune homme leva les yeux au plafond. La main de la soigneuse apparut bientôt dans son champ de vision et se posa sur son front. Avec délicatesse, elle lui imposa de croiser son regard. Prunelles et iris se fondaient dans un abîme d’une égale intensité. À sa manière de le toiser, Abel crut y déceler un soupçon de colère.

 « Ce regard coupable, énonça-t-elle sans préambule, ce n’est pas celui que je veux que tu portes sur moi. »

 Abel la considéra de longues secondes, sans parvenir à chasser la mélancolie de son visage.

Quel autre regard pourrais-je porter ?

 « Je t’ai pris la seule famille qui te restait, avoua-t-il.

 — Tu as toujours de la fièvre, mais pas assez pour délirer. »

 Elle retira sa main de son front.

 « Tu n’es pas plus responsable que moi des choix qu’ont faits mon père, tes parents et tous les autres.

 — Sans moi, ils seraient toujours là.

 — Tu as probablement raison, mais pour combien de temps ? Sans toi, nous ne sommes pas capables de vaincre un démon majeur. Les deux que j’ai eu l’occasion d’affronter à vos côtés m’en ont convaincue. Chaque fois, je n’ai survécu que grâce à toi.

 — Nos parents y sont bien arrivés au Tchad.

 — Au prix de centaines de milliers de vies et, même ainsi, cela reste pour moi un mystère.

 — Que veux-tu dire ? lui demanda Lise.

 — Te souviens-tu de la réponse de Maximilien lorsque tu lui en as parlé avant qu’on lance l’opération sur la porte australienne ?

 — Vaguement, concéda-t-elle.

 — J’ignore encore véritablement comment nous avons fait. Ce sont précisément ses mots. Alors même qu’il était de ceux qui ont vaincu le gardien.

 — C’est vrai, je m’en rappelle maintenant.

 — L’exemple du Tchad n’est pas la preuve que l’humanité est capable de fermer une porte. Je crois, au contraire, qu’il est l’aveu de sa faiblesse. Comment la bête est-elle morte ? Je n’en sais rien, mais je suis convaincue que c’est ce qui a poussé nos parents à chercher une autre voie. »

 Son regard se porta de nouveau sur Abel.

 « Elle n’était pas bien loin, poursuivit-elle. Un manipulateur de mana, c’est déjà rare. Un qui, à seulement dix ans, n’ait pas même besoin d’incanter, c’est à croire que Dieu existe. Que pouvaient apporter les douze plus grands mages du monde à cet enfant béni par le mana ?

 — Du mana… répondit Abel, je connais l’histoire. Et elle se termine mal.

 — Oui, tu connais l’histoire, mais tu la regardes sous le mauvais angle. Ils ont fait le choix le plus à même de préserver l’humanité. Sans compromis. Est-ce qu’il leur en a coûté ? Je n’imagine pas à quel point, mais le résultat est là. Le sacrifice d’une poignée te permet de rivaliser avec les plus forts de nos ennemis et donne à l’humanité l’espoir d’un avenir sans portes. À mes yeux, il n’y a pas de meilleur calcul ni de mort plus honorable. À aucun moment, je ne regrette le choix de mon père.

 — Où puises-tu une telle force, Ayame ? »

 La jeune femme le désigna du doigt.

 « Là. J’ai fait le serment de te soutenir. Corps et âme.

Corps et âme ? songea Abel. Elle n’avait au plus que dix ans.

 « Euh… Je vais aller me chercher à boire, tenta de s’éclipser Lise.

 — Interdiction de quitter ton lit, ordre de ta soigneuse », lui intima Ayame sans lâcher Abel du regard.

Je me suis totalement trompé sur son compte. J’ai toujours cru que la mort de son père avait fait d’elle ce qu’elle était aujourd’hui.

 « Abel, l’interpella-t-elle. Si tu doutes, je te guiderai. Si tu tombes, je te rattraperai. Autant de fois que nécessaire. »

Alors qu’elle a toujours été ainsi, sans concession, inébranlable.

 « Mais si tu me vois comme une part de ton fardeau, alors tous mes efforts seront vains. »

Son père le savait.

 « Et ça, je ne le tolérerai pas. Alors, aie la conscience tranquille. La mienne l’est. »

 Le doigt qu’elle pointait vers lui devint une main ouverte.

 « Entendu ? »

Tu avais tort de t’inquiéter pour elle, maman. Elle est plus forte que n’importe lequel d’entre nous. Je tiendrai cependant ma promesse. Aujourd’hui plus encore qu’hier.

 « Cinq sur cinq, répondit-il en acceptant la main tendue.

 — Bien. Maintenant, debout. Tu as suffisamment dormi.

 — OK, mais je devrais peut-être d’abord passer des vêtements. »

 Le regard d’Ayame glissa malgré elle sur le drap qu’Abel maintenait autour de sa taille. Les pommettes rougies, elle retira instantanément sa paume de la sienne.

 « Lise, je vais te chercher de l’eau.

— Ne t'embête pas, je n’ai plus soif. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Tendris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0