Chapitre 29

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 Abel referma doucement la porte de la chambrée derrière lui. Adossée au mur opposé du couloir, Ayame inspecta brièvement sa tenue : pantalon treillis de l’uniforme des Aegis et tee-shirt en nid d’abeille. Noirs tous les deux, ils contrastaient avec le blanc de ses cheveux.

 Abel surprit le regard de la jeune femme s’attarder sur lui.

 « J’imagine qu’il est un peu grand, je n’ai rien trouvé d’autre », se justifia-t-il en passant la main sur son col.

 Légèrement trop ample, celui-ci laissait ses clavicules et trapèzes à nu.

 Ayame secoua la tête.

 « Je pense qu’il se porte ainsi. Il te va bien.

 — Ah… merci. Et désolé pour l’attente, une douche s’imposait.

 — Je t'en prie. Lise s’est endormie ? »

 Abel acquiesça.

 « À ce propos, je tenais à te remercier.

 — Pour ?

 — Je n’ai pas les détails, mais du peu que j’ai discuté avec ma sœur, j’ai cru comprendre que la liste était longue. Merci d’avoir été là pour elle.

 — Je n’ai rien fait de particulier et, quand bien même, tu n’as pas à me remercier. Lise m’est précieuse à moi aussi.

 — Alors, merci également pour ça », répondit Abel en souriant.

 Au-delà de la plaisanterie, sa sincérité n’échappa pas à Ayame. Elle savait déjà combien le frère et la sœur tenaient l’un à l’autre, mais de l’entendre de sa bouche lui rappela qu’elle les aimait aussi pour cette raison : ce lien indéfectible qui les unissait l’un à l’autre.

 « Vous n’êtes pas frère et sœur pour rien ; tous les deux aussi têtus. »

 Le sourire du jeune homme s’élargit.

 « Où comptais-tu aller ? demanda-t-elle.

 — Je pensais faire un saut au réfectoire, s’il y en a un. Je meurs de faim.

 — Je peux t’y mener, si tu le souhaites. Mais j’ignore s’il est ouvert en dehors des heures de repas.

 — Ah ! C’est gentil, mais… »

 Abel hésita, visiblement gêné.

 « Ma présence t’ennuie ?

 — Non, pas du tout ! se défendit le jeune homme. Au contraire. Enfin, bref. C’est que tu as sans doute mieux à faire que de me servir de guide.

 — Pas dans l’immédiat puisque Lise dort. Et puis, je voulais te parler.

 — OK. Alors, je te suis. »

 Abel emboîta le pas de la jeune femme, observant à la dérobée ses cheveux noirs osciller au rythme de ses pas. Ils étaient à peine plus longs que deux ans auparavant. Il se remémora la soirée où ils avaient dansé ensemble. Elle les avait attachés ce jour-là. Il lui sembla qu’une éternité s’était depuis écoulée.

 « Comment vont les autres ? s'enquit-il. Lors du combat, je me souviens d’avoir vu Richard et Yuna à terre.

 — Bien, j’imagine. Saori s’est occupée d’eux. Richard devrait mettre un peu de temps avant de retrouver toutes ses facultés. Il a malgré tout pu regagner le Japon hier, avec le reste de l’unité.

 — Japon ? Nous sommes affectés à la porte de Kyoto ?

 — Oui. Nous les rejoindrons bientôt. Dès que Lise sera sur pied. »

 Ils quittèrent le bâtiment principal, puis empruntèrent une allée bordée de pelouses impeccablement tondues.

 « Et ici, ça se présente comment ? demanda Abel.

 — Concernant la porte ? »

 Le Français acquiesça.

 « Pas mal de démons mineurs échappés de la première vague sont encore en liberté. Par chance, la densité de population est assez faible dans cette partie de l’Australie, ce qui a permis d’évacuer les habitants sur un très large périmètre. La défense peut ainsi se concentrer sur les quelques villes peuplées de la côte est. Sans Lahabriel ni même ses commandants, il faudra surtout du temps pour permettre aux unités sur place de se débarrasser des démons restants.

 — À supposer qu’elle ne revienne pas.

 — Effectivement, mais la probabilité m’apparaît faible : son embuscade a échoué et ses pertes sont considérables.

 — Tu as sans doute raison. »

 Lorsqu’ils gravirent les quelques marches menant au réfectoire, un homme en sortit au même moment. La cinquantaine avec un léger embonpoint, un tablier reposait négligemment sur son épaule.

 « Désolé les tourtereaux, j’allais justement fermer, leur lança-t-il d’un ton jovial. Faudra attendre le prochain service. »

 En dépit de son accent, tous deux relevèrent l’allusion, mais chacun prit soin de ne pas croiser le regard de l’autre.

 « Tant pis, on repassera plus tard. Merci quand même », répondit Abel en tournant les talons.

 Le cuisinier s’arrêta un instant sur les cheveux blancs du jeune homme.

 « Euh… attendez une seconde, parut-il hésiter. Excusez-moi, mais… ce serait pas vous qui… Enfin, qu’êtes revenu de l’autre côté ? »

 Abel opina.

 « Bah merde alors ! On m’avait dit que vous dormiez. Si c’est vous, je peux pas vous laisser partir comme ça. Je vais vous préparer un truc. Venez.

 — Non, non, ne vous inquiétez pas, ça ira, tenta de l’arrêter Abel, embarrassé de recevoir un traitement de faveur.

 — Pas de chichi ! Vous savez, j’ai toute ma famille à Brisbane. Sans vous, ils seraient p’t-être plus là. Alors, on vous doit bien ça. Et puis, à part des distributeurs, vous ne trouverez rien à becqueter dans un rayon d’au moins vingt bornes.

 — Non, vraim…

 — Excusez-moi, intervint Ayame à l’adresse du cuisinier. Puis-je formuler une requête ?

 — Euh… bah… allez-y, j'vous écoute.

 — Accepteriez-vous de me laisser utiliser votre cuisine, s’il vous plaît ? Je m’engage à vous la rendre à l’identique de l’état dans lequel vous l’avez laissée. Vous pourriez ainsi prendre librement votre pause. »

 L’homme la considéra avec surprise, son regard opérant un va-et-vient entre ses deux interlocuteurs. Abel, lui, ne savait plus où se mettre.

 Après de longues secondes, l’étonnement du cuisinier se changea en un large sourire.

 « On dirait que vous aviez une bonne raison de revenir, lâcha-t-il au Français. Vendu, mademoiselle ! Pour sortir, il vous suffira de repasser par ici, la porte est automatique. Une fois dehors, vous pourrez plus rentrer. Donc assurez-vous de rien oublier. »

 La Japonaise s’inclina en guise de remerciement, puis pénétra dans le réfectoire. Après une courte hésitation, Abel se résolut à la suivre.

 Ils traversèrent la salle de restauration dans le plus grand silence.

 Bien qu’Abel n’y eût jamais mis les pieds, l’endroit lui parut familier. En réalité, les cantines militaires se ressemblaient toutes, modèles de sobriété et de propreté. La cuisine répondait manifestement aux mêmes exigences : rien en trop et chaque chose à sa place. La lumière blanche de l’éclairage artificiel l’obligea à plisser les yeux.

 Sans mot dire, Ayame retroussa les manches de son uniforme pour mieux se laver les mains. Elle attacha ensuite ses cheveux en queue de cheval, dévoilant malgré elle ses pommettes légèrement rougies.

 Abel se retint de sourire.

 Tandis que la jeune femme inspectait le contenu des différents placards et réfrigérateurs, il se lava les mains à son tour puis s’empara d’un couteau et d’une planche à découper.

 « Tu trouves ton bonheur ? demanda-t-il.

 — L’avantage des sites accueillant des Aegis, c’est qu’il y a en général de quoi contenter toutes les nationalités, répondit-elle en poursuivant ses recherches. Il y a des choses que tu n’aimes pas ?

 — Après un jeûne de deux ans, je pense pas. Donc si tu veux tenter des expériences, c’est le mo… »

 Ayame se tourna vers lui, le visage radieux.

 « …ment.

 — Je préfère rester en terrain connu. Cuisine japonaise, ça te va ?

 — Magnifique », pensa-t-il à haute voix.

 Elle parut surprise.

 « À ce point ? »

 Abel écarquilla les yeux, prenant conscience que sa pensée lui avait échappé.

 « Oui, ce sera très bien », se rattrapa-t-il.

 Le regard d’Ayame se porta sur la planche à découper qu’il tenait entre les mains.

 « Que comptes-tu faire avec ça ?

 — Hors de question que je reste à ne rien faire pendant que tu cuisines pour moi. »

 Devant l’expression circonspecte de la jeune femme, Abel insista :

 « On préparait souvent les repas ensemble, ma sœur et moi. Nous n’en sommes pas morts, tu sais.

 — Semble-t-il.

 — En revanche, elle me tuera si elle apprend que je me suis contenté de manger.

 — Ce serait fâcheux, à peine revenu. Dans ce cas, prépare les oignons, les carottes et les œufs mollets. Je m’occupe de la soupe miso, du riz et du poulet.

 — Bien, chef. »

 Durant toute la préparation, ils n’échangèrent que quelques mots. Un silence qui n’avait cette fois rien d’embarrassant. Au contraire, il était apaisant.

 Lorsqu’ils eurent terminé, Ayame se servit un bol de soupe miso, puis rejoignit Abel à table.

 « Itadakimasu, articula-t-elle les mains jointes.

 — J’ignorais que tu étais croyante.

 — Je ne le suis pas. Tous les Japonais commencent leur repas ainsi. C’est une formule de remerciement.

 — Tu as pour ainsi dire tout fait, lui fit remarquer le jeune homme.

 — On ne remercie pas seulement la personne qui a cuisiné, mais aussi le fait d’avoir quelque chose dans notre assiette. Je t’en prie, sers-toi.

 — OK, j’attaque alors. Merci pour le repas, tout a l’air super bon. »

 Abel commença à piocher dans les différents plats disposés face à lui afin de goûter à tout.

 « T’es un vrai cordon bleu, la complimenta-t-il après quelques bouchées. Tu es sûre que tu ne veux rien d’autre qu’un bol de soupe ?

 — Ça ira, merci. J’ai déjà mangé, c’est juste pour t’accompagner.

 — Tu es la mieux placée pour savoir ce que tu rates », plaisanta-t-il.

 Le visage en partie masqué par son bol tenu en coupe, Ayame le regarda avec tendresse. Il mangeait avec appétit ; elle en était heureuse. Bien que le cadre ne fût pas idyllique, elle ne se souvenait pas d’avoir passé de repas plus agréable.

 « De quoi souhaitais-tu me parler, au fait ? » se rappela soudain Abel.

 Une foule de questions traversa l’esprit de la jeune femme. Qu’avait-il appris au cours de ces deux années passées de l’autre côté ? En savait-il davantage sur la couronne ? Qu’avait-il perçu, lors de son combat avec Lahabriel, qui les ait conduits à s’interrompre ? Et bien d’autres encore.

 Ayame hésita un court instant. Puis son désir l’emporta sur la raison. Elle voulait voir perdurer la légèreté de ce moment. Un caprice, elle en avait conscience. Elle se l’autorisa, pour une fois. Les interrogations attendraient.

 « J’ai oublié, mentit-elle.

 — Ah ? Ça te reviendra sans doute.

 — Sans doute, oui. »

 Le repas s’acheva comme il avait commencé, loin des bruits du monde. Ainsi qu’ils s’y étaient engagés, ils nettoyèrent et remirent tout en ordre avant leur départ.

 Lorsqu’ils s’apprêtèrent à quitter le réfectoire, ni l’un ni l’autre ne prêta attention à la rumeur leur parvenant par-delà les vitres opaques.

 « Je vais aller retrouver Lise, l’informa Ayame. J’imagine que toi aussi ?

 — Oui, mais j’aimerais d’abord faire un saut à la salle de commandement. Je vous rejoindrai… »

 La porte automatique s’ouvrit à leur passage.

 « C’est lui !

 — Monsieur !

 — S’il vous plaît !

 — Monsieur Barbérys ! »

 Au bas des marches, une poignée de soldats bloquait l’accès au réfectoire à la centaine de journalistes désireux de glaner quelques mots de l’homme revenu des Enfers.

 Côte à côte sur le perron, Abel et Ayame tournèrent la tête l’un vers l’autre dans un mouvement synchrone.

 Les flashs crépitèrent par dizaines.

 « Le cuistot, il a bien dit qu’une fois dehors la porte s’ouvrait plus ? demanda Abel.

 — Oui. »

 Le jeune homme soupira.

 « J’en peux plus des portes. »

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