Chapitre 30

11 minutes de lecture

Le lendemain

 « Abel ! »

 La voix enjouée de Lise résonna dans le couloir menant au centre de commandement.

 Le jeune homme se retourna et avisa sa sœur.

 Ayame à ses côtés, Lise semblait se mouvoir sans difficulté. Au vu de l’état dans lequel il l’avait trouvée quelques jours auparavant, c’était un soulagement. Il ne s’était d’ailleurs pas attendu à la voir sur pied si tôt. Nul doute que le talent de la soigneuse n’y était pas étranger.

 « Salut sœurette ! Bonjour Ayame.

 — Bonjour, le salua la Japonaise en inclinant légèrement la tête.

 — Tu es autorisée à quitter ton lit ? demanda-t-il à sa sœur.

 — Maximilien veut nous voir et Ayame ne s’y est pas opposée. »

 Lise haussa les épaules.

 « Va savoir pourquoi, ajouta-t-elle avec un regard soupçonneux, elle était d’excellente humeur ce matin.

 — Mon humeur n’a aucune incidence sur mon jugement, répondit posément Ayame. Tu es désormais apte à reprendre ton quotidien, tant que tu ne fais rien d’inconsidéré.

 — Oui, oui, répondit l’intéressée en étirant ses bras au-dessus de sa tête.

— Tes os sont encore fragiles, même si j’ai accéléré le processus de calcifi… »

 Les articulations émirent un craquement sinistre tandis que Lise entrait dans la salle de commandement en sifflotant.

 « Bien, acheva Ayame. Nous allons pouvoir aborder la question de ton régime alimentaire des prochaines semaines. »

 Lise déglutit. Abel sourit.

 L’expression de son visage affichait toutefois une certaine mélancolie. Ces deux-là étaient devenues des amies proches, il s’en réjouissait sincèrement. Pour autant, cette amitié lui faisait aussi prendre toute la mesure de son absence.

Deux années passées de l’autre côté, autant de perdues ici, songea-t-il.

 Lorsqu’il pénétra à son tour dans la salle des opérations, l’habituelle effervescence retomba brusquement. Elle laissa bientôt place à des applaudissements nourris qui l’arrachèrent à ses pensées. Opérateurs, techniciens, ingénieurs, tous avaient interrompu leur tâche pour participer à l’ovation.

 Le responsable du site australien s’avança vers l’Aegis interloqué.

 « Ils n’ont pas manqué une miette de votre combat contre la démone, expliqua-t-il en désignant l’assemblée. Et même si tout n’est pas encore terminé, au moins leurs familles sont sauves et notre Nation debout. Acceptez leur gratitude, ainsi que la mienne. »

 Abel avisa la main tendue de Nicholas Davis. Il avait de lui un souvenir peu flatteur, mais l’Australien paraissait aujourd’hui sincère. Il considéra également les visages reconnaissants de ces hommes et femmes ; une nouveauté pour lui.

 Ne sachant que répondre, il se contenta d’accepter la poignée de main.

 « Après les journalistes, les applaudissements : tu es devenu une star, frangin ! se moqua gentiment Lise.

 — Pas sûr de m’habituer à ça, avoua Abel.

 — Ceux-là vous sont également adressés, mademoiselle Barbérys.

 — Ah…

 — Ainsi qu’à mademoiselle Sato, même si nous avons déjà eu l’occasion de la remercier avec le reste de votre unité. »

 Lise sembla soudain aussi peu à l’aise que son frère.

 Ayame s’inclina respectueusement.

 « Bien, maintenant, tout le monde reprend son poste ! ordonna Nicholas Davis à ses subordonnés. On a encore du pain sur la planche. »

 Puis à l’intention des Aegis :

 « Je ne vous retiens pas davantage. Maximilien vous attend en salle de conférences, juste à côté. »

 Tous trois s’éclipsèrent poliment, puis gagnèrent la pièce attenante. Ils y pénétrèrent discrètement après quelques coups sur la porte, demeurés sans réponse.

 « Foutaises ! » entendirent-ils Maximilien s’emporter.

 Seul présent dans la salle, leur chef conversait avec un homme en visioconférence.

 « Évidemment, abonda ce dernier. Mais certains semblent y accorder du crédit. Je tenais donc à ce que tu sois au courant. »

 S’apercevant de la présence des trois Aegis, Maximilien tempéra son humeur et leur fit signe de s’asseoir.

 « Tu as raison. Merci, Aaron.

 — Je t’en prie, tu aurais fait de même », répondit celui-ci en chassant le remerciement d’un revers de la main.

 Oubliant qu’un écran les séparait, il pencha la tête de côté, comme pour regarder derrière son interlocuteur.

 « N’est-ce pas Mademoiselle Barbérys que j’aperçois ? demanda-t-il.

 — En effet, acquiesça Maximilien en s’écartant du champ de la caméra. Ils viennent tous les trois d’arriver. »

  À l’évocation de sa sœur, Abel reporta son attention sur l’homme à qui il n’avait accordé jusque-là qu’un bref regard. Le quadragénaire lui était inconnu.

 « J’ai eu vent que vous aviez été grièvement blessée, s’enquit Sanders auprès de Lise. C’est un soulagement de vous savoir sur pied. Et puis, vous avez également retrouvé votre frère ; j’en suis ravi.

 — C’est gentil de vous en être inquiété, le remercia-t-elle.

 — Allons, allons, rien de plus normal. »

 Il s’attarda un instant sur Abel.

 « Votre retour a fait grand bruit, jeune homme. Une autre fois, j’aurai plaisir à faire votre connaissance. Pour l’heure, vous avez sans doute déjà beaucoup à vous dire.

 — En effet, confirma Maximilien. Je reviens vers toi si j’ai du nouveau. Merci de ton appel. »

 Son homologue acquiesça d’un signe de tête avant d’interrompre la communication.

 « Sanders, terminé. »

 L’image se coupa et Maximilien se servit un verre d’eau avant de rejoindre les Aegis autour de la table. Il semblait soucieux.

 « Qui était-ce ? chuchota Abel à sa voisine.

 — Aaron Sanders, lui répondit Ayame. Chef de l’équipe canadienne et responsable de la porte américaine, depuis l’échec de la mission au Groenland. Quant à son intérêt pour Lise, puisque j’imagine que c’est aussi le sens de ta question, ils ont eu l’occasion de s’affronter lors d’un duel d’entrainement, il y a deux ans. Ta sœur lui avait fait forte impression.

 — Je vois.

 — Quelque chose ne va pas ? » demanda Lise à Maximilien.

 Ce dernier parut hésiter.

 « Je ne sais pas encore, répondit-il, évasif. Nous en parlerons plus tard. Dans l’immédiat, nous avons des sujets plus importants à aborder. »

 Le vétéran passa ses mains rugueuses sur son visage.

 « Par où commencer ? » s’interrogea-t-il en posant son regard sur Abel.

 En apparence, ces deux années passées semblaient n’avoir eu aucune emprise sur le jeune homme. Même ses cheveux n’avaient pas pris le moindre centimètre. Pour autant, Maximilien ne pouvait s’enlever cette certitude de la tête : l’homme qui leur revenait n’était plus tout à fait le même. Son combat contre Lahabriel, qu’il avait suivi depuis le centre de commandement grâce aux caméras braquées sur la porte, en attestait. La force d’Abel défiait l’entendement, ce fait-là n’était pas nouveau. Ce qui l’était, c’est qu’il en usait désormais sans hésitation ni retenue. Certes, l’état dans lequel il avait retrouvé Lise, à peine arrivé, n’y était pas étranger. Maximilien soupçonnait toutefois le changement plus profond. Après deux années à livrer bataille seul dans un monde peuplé d’abominations, la radicalité figurait probablement le moindre des maux. Cependant, conjugué à son pouvoir, cela pouvait s'avérer problématique. L’avertissement de Sanders lui revint en mémoire.

 Abel haussa les sourcils en signe d’interrogation.

 « Désolé, s’excusa Maximilien. J’étais perdu dans mes pensées. C’est un soulagement de te savoir de retour parmi nous et toute l’équipe est impatiente de pouvoir fêter cela autour d’un bon repas. »

 Il marqua une courte pause.

 « Malheureusement, reprit-il, même si la situation ici s’est un peu apaisée, les dégâts causés par l’ouverture de la porte australienne sont considérables. Et je n’ose même pas imaginer ce qu’ils auraient été si tu n’avais été là. »

 Un mélange de tristesse et de colère teinta son visage. Pour qui avait vécu l’ouverture de la première porte, quatorze années plus tôt, ces mots renvoyaient moins à l’imaginaire qu’à une réalité malheureusement bien connue.

 « Nous ne pouvons cependant pas nous permettre de nous reposer exclusivement sur toi. Pas avec le réveil des portes qui ne cesse de s’accélérer. Que ferons-nous lorsque plusieurs s’activeront en même temps ? »

 Du coin de l’œil, Abel avisa sa sœur. Ses poings et mâchoires serrés en disaient long sur sa frustration. Lise avait beau être forte, cette fois, il s’en était fallu de peu qu’il la perde. Maximilien avait raison, le plus dur restait à venir ; Abel ne le savait que trop bien. Tout comme il savait que son retour ne résolvait pas tout.

 « Ton pouvoir est un atout précieux, mais les informations que tu as pu glaner de ton séjour là-bas le sont peut-être encore davantage. Personne ne connaît désormais notre ennemi mieux que toi. Aussi, je te pose la question qui nous brûle les lèvres à tous : y a-t-il un moyen d’en finir avec les portes ? Ou, au moins, de ne plus naviguer totalement à l’aveugle ? »

 Abel posa ses coudes sur la table et entrelaça les mains à hauteur du menton. Si l’humanité voulait rebattre les cartes de cette lutte inégale, il n’y avait qu’un seul moyen d’y parvenir.

 « La couronne, nous devons la trouver avant eux.

 — C'est ça qu'ils recherchent, un artefact ? Que représente-t-elle à leurs yeux ? »

 Le jeune homme sembla peser ses mots.

 « L’autorité, je dirais.

 — Tous ces massacres pour un symbole ?

 — Non, au sens littéral. Ils l’appellent la couronne de soumission. »

 Maximilien marqua son étonnement.

 « Ils l’appellent ? Je ne m’attendais pas à ce que tu aies pu tailler le bout de gras avec eux. »

 L’image arracha un sourire à son interlocuteur.

 « Ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça. Je n’ai véritablement parlé qu’avec un seul. Presque tout ce que je sais du monde des enfers vient de lui : Ysandriel, un démon majeur. Il souhaitait former une alliance. J’ai ainsi pu l’approcher.

 — Et le tuer ? »

 Abel hocha la tête.

 « Ce qui explique l’effondrement de la porte sud-américaine. Et qu’entendent-ils exactement par soumission ?

 — Comme je l’ai dit, c’est à prendre au sens strict. Auparavant, les démons avaient un souverain. Peu avant sa mort, il aurait insufflé ce qui lui restait de pouvoir dans un artefact, la couronne, et transmis cette consigne à chacun de ses sujets : celui qui la portera commandera aux légions. »

Et à sa légion, se retint de préciser Abel.

 « Et pourquoi diable, cette foutue babiole a-t-elle atterri sur Terre ?

 — Si c’est une guerre de succession, devina Ayame, l’équité entre les prétendants supposait un terrain neutre.

 — À leurs yeux, nous ne sommes donc qu’un dommage collatéral », déplora Lise.

 Abel acquiesça.

 Sa sœur se mordit la lèvre. Ayame avait déjà subodoré cette théorie, mais d’entendre Abel en confirmer la véracité la révoltait.

 « Et as-tu une idée de l’endroit où se trouve cette couronne ? poursuivit Maximilien.

 — Aucune, admit le jeune homme. Mais…

 — Mais ?

 — Je pense que si je me trouvais à distance raisonnable d’elle, je le saurais. »

 Les trois regards se braquèrent sur lui, dardant cette même question qu’Ayame fut la première à formuler.

 « Pourquoi cela ? »

 Abel fixa à son tour ses iris noirs, méditant avec précaution sa réponse. La vérité frisait la folie et le mensonge ne menait à rien. Ces yeux-là lisaient en lui comme dans un livre ouvert.

 « Parce que… je l’entends parfois qui m’appelle », finit-il par répondre.

 Ayame le considéra de longues secondes avant de pousser un léger soupir.

 « Je sais que c’est difficile à croire, tenta de se justifier Abel, mais…

 — Je te crois, le coupa la Japonaise.

 — Ah ?

 — Oui et c’est bien là le problème. »

 Elle paraissait irritée.

 « Avant que je ne m’oppose à la recherche de cet artefact, reprit-elle, j’aimerais m’assurer d’une chose. Imaginons que nous la trouvions, qu’en feras-tu ? »

 Abel tarda à répondre. Un silence coupable qui convainquit la jeune femme.

 « C’est bien ce que je pensais, conclut-elle.

 — C’est le seul moyen d’en finir définitivement avec les portes, se défendit Abel.

 — Un risque inconsidéré pour un résultat dont on ignore tout. »

 La discussion prenait des allures de joute, en dépit des efforts manifestes des deux participants pour garder leur calme. Étrangement, Ayame y parvenait moins bien qu’à son habitude. Son ton était cassant.

 « Combien de Rois ont été esclaves de leur couronne, alors qu’elle n’était qu’une babiole et leurs sujets, des humains ? questionna-t-elle. Et toi, tu voudrais coiffer une chose aussi dangereuse ?

— Si ce truc est réceptif au mana, alors je devrais pouvoir le porter, supposa Abel.

— À l’évidence, tu le pourras ! Le démon ancestral qui l’habite n’attend visiblement que ça ! La vraie question est de savoir ce qu’il se passera quand tu auras précisément fait ce que cette chose attend de toi ! Qui, crois-tu, soumettra l’autre ? Le simple fait qu’elle t’appelle nous donne une idée de la réponse ! »

 La stupéfaction d’Abel fit prendre conscience à Ayame de la virulence de son propos. Non seulement elle lui avait crié dessus, mais elle s’était, de surcroît, levée pour le faire.

 Confuse, elle se rassit aussitôt dans un balbutiement d’excuses. Lise jeta un regard noir en direction de son frère.

 « Ayame a raison, reprit à son tour Maximilien avec plus de calme. Y compris d’être en colère, bien que cela soit nouveau pour moi.

 — Pardonnez-moi », articula-t-elle, les yeux tournés vers le sol.

 Il balaya ses remords d’un geste de main paternel.

 « Avec cette couronne sur la tête, tu pourrais tout aussi bien devenir une menace plus grande encore que celle que nous combattons. C’est un risque que nous ne pouvons pas prendre. »

 Abel soupira. Bien qu’il ne s’en expliquât pas la raison, il avait manifestement réussi l’exploit de faire sortir Ayame de ses gonds. Une prouesse dont il se serait volontiers passé.

 « Je sais que le risque est grand, concéda-t-il. Mais je sais aussi que si un démon majeur mettait la main sur la couronne, cela signerait la fin de l’humanité.

 — Tant que la couronne demeurera introuvable, cela n’arrivera pas, expliqua Ayame, sans toutefois oser le regarder. Les invasions continueront de se faire au compte-gouttes et, jusqu’à présent, nous sommes toujours parvenus à les repousser. Seuls quelques démons mineurs réussissent à passer au travers des mailles du filet ; une quantité négligeable, à mon sens, pour espérer ratisser un territoire.

 — Je le pensais aussi, jusqu’à mon combat contre Lahabriel. Ou plus exactement, l’événement qui y a mis un terme. »

 Alors que l'Aegis et la démone semblaient décidés à ne pas en rester au statu quo, tous deux s’étaient interrompus simultanément, leur attention attirée vers un même endroit, au faîte du rempart. Ayame ne l’avait pas oublié.

 « Qu’y avait-il en haut de ces murs ? demanda-t-elle, sans chercher cette fois à fuir son regard. À l’issue de la bataille, j’ai demandé aux opérateurs de me fournir un visuel, ils n’y sont pas parvenus. Toutes les caméras couvrant cette zone avaient été détruites, en grande partie par Lahabriel lors de son premier assaut.

 — Je vois. À vrai dire, je n’en sais trop rien, admit Abel. Mes souvenirs de la fin du combat sont confus. Mais je me souviens d’une source de mana au sommet de la muraille ; une source semblable à celle que j’avais devant moi.

 — Tu veux dire, un autre démon majeur ? » intervint Maximilien, stupéfait.

 Abel hocha la tête.

 « C’est impossible ! Les capteurs sur la porte l’auraient détecté à coup sûr !

 — Je pense aussi. Ce qui ne laisse que deux possibilités : soit je fais erreur…

 — …soit il est arrivé sur Terre avant que les portes ne soient dotées de cette technologie », acheva Ayame.

 Maximilien s’apprêtait à répliquer mais se ravisa. À la place, il se laissa retomber contre son dossier, les mains appuyées sur les tempes. Une porte en activité, dépourvue de capteurs. Une seule répondait à ce critère et elle était restée ouverte des mois durant : la toute première, au Tchad.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Tendris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0