Chapitre 33

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Kyoto (Japon)

 Le menton reposant sur son poing, Abel regardait distraitement par le hublot de l’avion militaire les ramenant à leur site d’affectation prioritaire. En contrebas, les terres nippones se dévoilaient désormais avec plus de netteté, preuve de leur arrivée imminente.

 Un discret coup de coude aux côtes le tira de sa rêverie.

 « Retire-moi cette tronche de trois mètres de long tout de suite, lui chuchota sa sœur. Ayame est persuadée que tu lui en veux de s’être emportée contre toi !

 — Non, pas du tout ! » se défendit Abel d’une voix plus forte qu’il ne l’aurait voulu.

 Inconsciemment, son regard croisa celui de la Japonaise, assise de l’autre côté de la travée. La jeune femme détourna les yeux.

 Lorsqu’il reporta son attention sur Lise, elle arborait une expression qui signifiait : tu vois ?

 « Je t’assure que ça n’a rien à voir, insista son frère. En plus, elle s’en est déjà excusée et moi aussi. Même si je ne sais pas vraiment de quoi. »

 Lise le dévisagea, mi-surprise, mi-agacée.

 « Baka ! lâcha-t-elle en prenant soin d’articuler chaque syllabe.

 — C’est quoi ça ?

 — Un mot qu’ont les Japonais pour désigner les gens comme toi. Va falloir t’y habituer. Tu n’auras qu’à lui demander la traduction.

 — Mouais, je vais m’abstenir. Ça n’a pas l’air sympa.

 — Que veux-tu ? Mon jeune frère me désole. Bon et si ce n’est à ça, à quoi pensais-tu ? »

 Abel répondit à sa question par une autre.

 « Tu crois que c’était une bonne idée de quitter l’Australie ? Je veux dire, la porte est toujours ouverte. »

 Lise haussa les épaules.

 « Ce n’est pas vraiment notre idée, nous ne faisons qu’exécuter les ordres. Et puis, la situation semble sous contrôle là-bas. Lahabriel n’a pas reparu, pas plus que celui dont vous avez, elle et toi, ressenti la présence. D'ailleurs, rien ne dit qu’il y est toujours. S’il est capable de se balader librement depuis quatorze ans, il peut être n’importe où à l’heure qu’il est.

 — Hmm… C’est pas faux.

 — Par ailleurs, on a une porte à défendre, nous aussi. Ça la foutrait mal si l’équipe résidente n’était pas là le jour où elle venait à s’activer. »

 La voix métallique du capitaine de bord annonçant l’imminence de l’atterrissage résonna dans l’habitacle de l’appareil.

 « Allez ! Haut les cœurs, frangin ! Toute l’unité est impatiente de te revoir. Sans parler de tes millions de fans à travers le monde.

 — Tsss… »

 Abel accueillit la plaisanterie par un sourire. Il eut une pensée pour Richard, Émilie et les six autres membres qu’il n’avait pas vraiment eu le temps d’apprendre à connaître.

 « Moi aussi, je suis content de les revoir. »

***

 L’équipe au grand complet les attendait sur le tarmac de l’aéroport militaire. Maximilien échangea une poignée de main protocolaire avec ses deux homologues, tandis que les plus jeunes ne tardèrent pas à entourer Abel. Il y eut un court instant de flottement où, bien qu’animé d’une même volonté, chacun se demandait comment la manifester.

 Sortant de son habituelle discrétion, Émilie fut la première à briser la glace, enlaçant Abel dans une étreinte chaleureuse. Lars vint à sa suite, abandonnant le carton qu’il tenait à la manière d’un conducteur de VTC et sur lequel figurait l’inscription « Hellboy ». Le géant norvégien gratifia Abel d’une tape très appuyée sur l’épaule, suscitant chez lui un mouvement de recul lorsque Richard s’apprêta, à son tour, à l’empoigner par les deux bras pour le soulever du sol.

 Moins expansive que son compatriote, Hanna se contenta d’un signe de la main qu’elle accompagna d’un franc sourire. À son instar, Yuna, Saori, Isao et Makoto s’inclinèrent légèrement. Abel, qui se massait encore l’épaule, apprécia leur sobriété. Bien qu’il n’eût connu les quatre Japonais que le temps d’une mission, eux aussi semblaient, à leur manière, heureux des retrouvailles.

 Goro Sekai et Christa Olesen vinrent le saluer à leur tour.

 « Bon retour parmi nous, lui souhaita le premier. Comme vous pouvez le constater, toute l’équipe était impatiente de vous revoir. Nous vous avons d’ailleurs préparé une petite fête, ce soir. Nous avons réservé un ryokan dans la périphérie d’Osaka, à moins d’une heure d’ici.

 — Un quoi ? laissa échapper Abel avec une pointe d’inquiétude.

 — Ah oui, pardon. Un ryokan, une auberge traditionnelle, si vous préférez. Rien d’extravagant, rassurez-vous. L’occasion simplement de vous retrouver autour d’un bon repas, loin de l’ambiance de caserne.

 — Je vous remercie de l’attention.

 — Je vous en prie, c’est tout naturel. Et puis, il se trouve que le jour est particulièrement bien choisi, car nous avons un autre motif de réjouissance. »

 Son regard balaya plus largement Maximilien, Lise et Ayame.

 « Cela s’est passé lorsque vous étiez en vol. Une porte s’est effondrée. »

 La nouvelle les prit totalement au dépourvu.

 « Laquelle ? demanda Maximilien après plusieurs secondes.

 — La sibérienne. Il y a deux heures, à peine. »

 L’espace d’un instant, Abel avait espéré que l’annonce concernerait la porte australienne. L’idée d’une connexion entre les deux mondes sur un continent encore peuplé ne le laissait pas serein. Et puis, des quatre démons majeurs qu’il avait affrontés, Lahabriel, avec sa capacité à voler, se montrait sans aucun doute la plus redoutable.

 « De l’autre côté aussi, les choses commencent donc à bouger », constata Ayame.

 Lise passa un bras autour des épaules de la soigneuse. De l’autre, elle attrapa son frère.

 « Un démon majeur de moins sans essuyer la moindre perte, on devrait pouvoir s’en satisfaire le temps d’une soirée, vous ne croyez pas, vous deux ? » murmura-t-elle d’un ton n’acceptant aucune contradiction.

 Abel et Ayame acquiescèrent d’un hochement de tête synchrone.

 « Bien », reprit Lise.

 Elle fixa ensuite du regard la Japonaise, un sourire faussement innocent au coin des lèvres.

 « En plus, frangin, ajouta-t-elle sans la lâcher des yeux. Je suis sûre que le yukata t’ira à merveille.

 — Le quoi ? »

***

 Une coupe parfaite, un tissu gris anthracite contrastant avec ses cheveux blancs en bataille, le kimono paraissait avoir été réalisé sur mesure pour Abel. Même ses pâles arabesques, visibles aux avant-bras et à la racine du cou, s’accordaient harmonieusement avec le vêtement traditionnel.

 « Putain ! On dirait un yakusa ! » lâcha Lars lorsque le jeune homme pénétra dans la pièce.

 Tous rigolèrent, Abel le premier. Le ton de la soirée était donné.

 « Tu sais que tu peux filtrer ce qui te passe par la tête ? sermonna gentiment Hanna. T’es pas obligé de tout nous livrer, hein ?

 — Pourquoi tu dis ça ? s’étonna Lars. C’est classe un yakusa. »

 Dernier arrivé, Abel embrassa les lieux du regard. Entièrement couverte de tatamis, la salle ne disposait que d’une décoration sommaire, comme pour mieux mettre en valeur le jardin verdoyant sur lequel ouvraient les grandes baies vitrées. La table basse rectangulaire autour de laquelle tous avaient pris place constituait l’unique mobilier de la pièce.

  Assis sur des coussins posés à même le sol, hommes et femmes se distinguaient aisément grâce à leur kimono, identique à celui d’Abel, pour les premiers, blanc pourvu de fleurs rouges et ceint d’un obi de la même couleur pour les secondes.

 À son tour, le jeune homme vint s’installer à table, occupant ainsi le dernier carré vacant, entre sa sœur et Ayame. Ne sachant quelle posture adopter, il prit exemple sur la soigneuse.

 Agenouillée, les paumes reposant sur les cuisses et les fesses sur les talons, la Japonaise se tenait le dos parfaitement droit. Une pique maintenait en chignon souple ses longs cheveux noirs.

 « Il n’y a pas de protocole particulier, l’informa-t-elle en se sentant observée. Je ne sais simplement pas m’asseoir autrement. Mais, sois à l’aise, il n’y aura, ce soir, personne d'autre que les membres de notre unité.

 — C’est que je n’ai aucune idée de comment m’asseoir avec cette tenue, répondit Abel. Alors, je vais quand même t’imiter, si ça ne te dérange pas.

 — Je t’en prie. Les hommes gardent les cuisses moins serrées que les femmes, suggéra-t-elle.

 — Ah ? Il y a une raison particulière ?

 — Anatomique, je suppose. »

 Lise, qui n’avait rien manqué de la scène, s’esclaffa.

 « Comme tu es mignon, petit frère, se moqua-t-elle.

 — Ça va, j’ai juste pas réfléchi ! se défendit Abel, les joues en feu. J’imaginais, je sais pas moi, une raison culturelle !

 — Ça c’est sûr, t’as pas réfléchi, rit-elle en lui ébouriffant sa tignasse. Mais c’était drôle !

 — Tsss… »

 Le rire communicatif de sa sœur le fit sourire de sa propre bourde. Il déteignit également sur Ayame même si, fidèle à elle-même, la Japonaise s’efforçait de demeurer stoïque.

 La soirée se poursuivit avec cette même légèreté, chacun devisant gaiement avec ses plus proches voisins, tout en picorant parmi la multitude de mets dont la table était parsemée. Ayame enseigna à Abel le maniement des baguettes, tandis que Lise redoublait d’efforts pour tenter de leur faire goûter différents alcools de riz.

 À un moment, l'attention d'Ayame fut attirée par son voisin d’en face. Lars tenait devant lui un magazine, moins attaché à en lire le contenu qu’à s’assurer que la couverture était bien visible de l’autre côté de la table.

 Soudain, les yeux de la jeune femme s’arrondirent.

 Le cliché occupant l’intégralité de la page la représentait en haut des marches d’un escalier, aux côtés d’Abel. Chacun avait le regard plongé dans celui de l’autre, dans une expression mêlant tout à la fois surprise et complicité. Ayame reconnut sans peine leur sortie du réfectoire australien après qu’ils y eurent déjeuné en tête-à-tête. Mais quiconque découvrait cette photo sortie de ce contexte ne pouvait y voir qu’un couple.

 « Où as-tu trouvé ça ? » se surprit-elle à demander au Norvégien.

 Bien qu’à moitié masqué par le journal, Ayame devinait aisément le sourire narquois qu’arborait Lars en cet instant. Savourant son effet, celui-ci tapota de l’index la couverture à l’endroit du titre.

 Le visage d’Ayame prit une teinte semblable à celle de son obi lorsqu’elle lut : Time magazine.

 « Oh, ça ? répondit-il innocemment, mais suffisamment fort pour être entendu de toute la tablée. J’imagine qu’on le trouve un peu partout dans le monde. C’est pas ce qu'on appelle un petit tirage. »

 Maintenant qu’il avait toute l’attention de la jeune femme, Lars posa l’exemplaire du Time sur la table.

 « Alors, princesse, on aurait pas un troisième truc à fêter ce soir que tu ne nous aurais pas dit ? »

 En dépit de son embarras manifeste, Ayame darda sur lui un regard assassin. Lars y répondit par un large sourire.

 Opportuniste, Lise en profita pour tendre un verre à la Japonaise. Cette dernière l’avala d’une traite sans poser de question, sous les rires et applaudissements de ses camarades.

 Quelques minutes plus tard, elle sombra, la tête reposant contre l’épaule d’Abel.

 « Tu devrais peut-être la ramener dans votre chambre, suggéra ce dernier à sa sœur.

— Une jolie fille te tombe littéralement dans les bras. La moindre des choses serait de la raccompagner, tu ne crois pas, frangin ?

 — Mouais, j’ai comme l’impression que tu n’attendais que ça.

 — Meuh non, tu sais bien que c’est elle le petit génie de l’équipe. La chambre est au bout du couloir, à droite. »

 Un bras sous ses genoux et l’autre derrière ses épaules, Abel souleva délicatement Ayame, puis marcha d’un pas lent, soucieux de ne pas la réveiller. La joue de la jeune femme reposait contre sa clavicule, si proche qu’il pouvait sentir l’odeur de son shampooing.

 Lorsqu’il eut franchi la porte coulissante, Lise se pencha au-dessus de la table pour venir frapper dans la main de Lars.

 « Si la princesse se souvient de quoi que ce soit demain, je suis mort, plaisanta à moitié le Norvégien.

 — Et si tu veux mon avis, tu l’auras bien cherché, l’avertit Hanna. N’importe qui serait dans tous ses états de se découvrir ainsi en couverture d’un hebdomadaire international.

 — Ça, c’est au journal qu’il faut le dire ! Et puis, dramatise pas. On leur a juste filé un coup de pouce pour qu’ils prennent conscience de ce qu’eux seuls ne voient pas. Bon, j’imagine que je n’aurai pas de « merci », c’est sûr, mais bon…

 — Ne t’inquiète pas, Hanna, la rassura Lise. Elle ne craint rien avec mon frère. Si je pensais qu’il existait un risque, même infime, je ne lui aurais pas demandé de la raccompagner. Je tiens à elle autant qu’à lui. »

 Lise prit sa coupole de saké et observa, songeuse, le liquide tourner au fond du récipient.

 « Et puis, poursuivit-elle. Au-delà de moi, j’ai l'intuition que si, un jour, l’humanité survit aux portes, elle le devra à Ayame autant qu’à mon frère.

 — T’aurais pas un peu trop picolé, toi aussi ? plaisanta Richard.

 — Peut-être bien, oui.

 — Si tu…

 — …mais pas assez pour ignorer l’endroit où se trouve ma chambre, merci. »

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