Chapitre 36

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 Dans la salle de réunion, les portraits des chefs d’unité Aegis du monde entier s’étalaient telle une mosaïque géante sur l’écran de projection. D’un geste las, Maximilien s’empara de la télécommande pour mettre fin à la cacophonie des discussions simultanées. Même muettes cependant, les images demeuraient éloquentes du désaccord des participants. Il opta finalement pour l’écran noir puis se tourna vers son auditoire.

 En tant qu’unité affectée prioritairement au site de Kyoto, l’équipe japonaise se trouvait naturellement au complet, accompagnée de ses deux autres chefs : Christa Olesen et Goro Sekai. À leurs côtés, les responsables des unités allemande, balte, sud-africaine et coréenne, toutes les quatre assignées à la défense de la porte orientale. Conformément aux usages, chacun était secondé d’un membre de son escouade.

 « Comme vous pouvez le constater, le désordre est à la hauteur de l’événement, entama Maximilien. Jusqu’à présent, les portes s’activaient une à une et, déjà en coulisse, la stratégie à adopter ne faisait pas l’unanimité. Aujourd’hui que nous devons lutter sur plusieurs fronts, nous sommes plus divisés que jamais. Naturellement, l’ouverture concomitante des portes américaine et chinoise conduit à une redistribution urgente des troupes. Pour autant, nous devons garder à l’esprit que celle présente sur le sol australien est toujours active. Pour l’heure, la situation là-bas semble sous contrôle. Rien ne dit cependant qu’elle le restera. »

 Plusieurs parmi l’assemblée manifestèrent leur approbation d’un hochement de tête.

 « Ce ne sont donc pas deux, mais trois fronts qu’il faut couvrir, poursuivit-il. Et j’en ajouterais même un quatrième. Certains n’y voient qu’une porte fermée quand trois autres sont ouvertes. Et peut-être l’avenir leur donnera-t-il raison. Peut-être que la porte de Kyoto ne s’éveillera pas avant des mois, voire des années. Mais au rythme où vont les choses, c’est un pari que je n’entends pas prendre. Précisément parce qu’il s’agit de la dernière et qu’elle est placée sous notre responsabilité. »

 Maximilien balaya l’auditoire du regard. Il s’attarda plus longuement sur Goro Sekai et les membres japonais de l’unité.

 « Je ne doute pas que vous me rejoindrez sur ce point. Pour autant, l’immobilisme n’est pas non plus la solution ; ce serait nous montrer sourds à la détresse du monde. Et personne ici ne le veut.

 — Bien sûr, nous partageons tous votre point de vue, concéda le responsable sud-africain, Théodore Mokoena. Mais comment faire ? Seulement cinq unités sont présentes sur ce site. Enlevez-en ne serait-ce qu’une et nous ne serions peut-être pas même capable de tenir dans l’attente de renfort ; si jamais la porte venait à s’activer.

 — L’équilibre est fragile, je le conçois. Il l’est partout, malheureusement.

 — Nous pouvons toujours compter sur notre système de défense, intervint Goro Sekai. Je vous rappelle que la porte japonaise lévite au-dessus d’un gouffre. La chute ne tuera probablement pas nos ennemis, mais elle nous fera inévitablement gagner du temps.

 — Sauf si, à l’instar du démon apparu en Australie, ceux-là sont aussi capables de voler, avança Arvi Kaasik, le responsable balte.

 — Aucun système de défense n’est parfait ni même autosuffisant, trancha Christa Olesen. Mais je rejoins Goro, celui-là nous donnera du temps. Pour rappel, à ce jour, un seul démon a montré une aptitude au vol. »

 Le chef de l’unité coréenne acquiesça.

 « Nous pourrions en discuter des heures, réagit à son tour Hans Klaas, le responsable allemand. Comme vous l’avez souligné, la solution miracle n’existe pas. Toutefois, j’imagine que vous avez une idée en tête, monsieur Harcourt ?

 — En effet », admit Maximilien.

 Il posa ses coudes sur la table et joignit ses mains à hauteur de visage.

 « Puisque nous ne pouvons sereinement couvrir trois fronts, il est dans notre intérêt d’en libérer un au plus vite. La porte américaine apparaît la mieux défendue : les essais du canon électromagnétique sont plus que concluants et une dizaine d’unités Aegis y sont déjà stationnées. Autrement dit, bien plus qu’à la porte chinoise où elles ne sont dans l’immédiat que six. Bien sûr, ces chiffres sont amenés à évoluer. Peut-être ne sont-ils déjà plus d’actualité. Il y a cependant une donnée qui ne changera pas : la distance. À vol d’oiseau, Ji’an n’est qu’à deux mille cent kilomètres d’ici. Un chasseur peut couvrir cette distance en deux à trois heures, sans ravitaillement. Évidemment, cela marche dans les deux sens, si d’aventure nous devions envisager un retour précipité sur Kyoto.

 — Vous oubliez qu’un chasseur n’est pas conçu pour le transport de troupes, intervint Arvi Kaasik. Excepté le pilote, il ne peut jamais emmener qu’une seule personne. Il vous en faudrait autant que d’Aegis à déployer.

 — Deux, précisa Maximilien. Cela me semble un chiffre acceptable.

 — Deux ? s’étonna son interlocuteur. À quoi bon déployer moins d’une escouade ? Autant ne rien envoyer du tout ! Personne n’a… »

 Le chef balte s’interrompit de lui-même, réalisant les intentions de son homologue français.

 « Vous ne comptez quand même pas…

 — Précisément. J’envisage d’envoyer Abel Barbérys à Ji’an. »

 L’intéressé se contenta d'écouter.

 « Mais, ce serait priver la porte japonaise de son meilleur atout ! objecta le responsable sud-africain.

 — Comme je l’ai précisé. Au besoin, nous pourrions le rapatrier rapidement.

 — Mais…

 — Je partage l’avis de monsieur Harcourt, se rallia Hans Klaas. Même si j’ignore comment cela est possible, il s’avère qu’avec ou sans aide, ce garçon a déjà abattu trois gardiens et manqué de peu un quatrième. Nous ne pouvons jalousement garder un tel atout près d’une porte fermée quand d’autres sont ouvertes, pour reprendre votre expression. »

 À court d’arguments, les responsables balte et sud-africain se rangèrent, bien que de mauvaise grâce, à l’avis général. La décision entérinée, Lise leva la main.

 « Qui accompagnera Abel ? demanda-t-elle avec une voix trahissant ses attentes.

 — Pas toi, Lise, la déçut aussitôt Maximilien. Après ton frère, tu es celle qui a la meilleure expérience du combat contre un démon majeur. Il ne serait pas raisonnable de vous envoyer à Ji’an tous les deux. Je pensais plus à l’une de nos soigneuses pour l’accompagner. Ayame ? »

 La jeune femme parut émerger de ses pensées.

 « Oui ? répondit-elle, distraite.

 — Je te crois la plus indiquée pour l’accompagner.

 — Bien. »

 S’il ne s’attendait pas à un refus, le prompt assentiment de la Japonaise surprit Maximilien.

 « Cela suppose t’éloigner de ta terre natale à un moment peut-être crucial, éprouva-t-il le besoin de préciser.

 — À l’évidence. Je n’ai pas le don d’ubiquité, répondit-elle, pragmatique. Pas plus qu’Abel n’a d’aptitude aux soins. Il est donc en effet prudent que Saori ou moi l’accompagnions. Or, nous sommes toutes deux japonaises ; le critère devient donc inopérant. Si vous estimez que je suis la plus indiquée, je n’ai aucune raison de m’y opposer. »

 Sitôt la démonstration effectuée, Ayame sembla retourner à sa réflexion.

 « Tu m’étonnes ! ironisa Lars. Après, j’connais pas, Ji’an. C’est peut-être pas fou pour une lune de… aie ! »

 Un coup de coude dans les côtes l’empêcha d’achever sa phrase.

 « Ça suffit, le tança Hanna.

 — Bien. Dans ce cas, la décision est prise, entérina Maximilien. J’en informerai le conseil de sécurité. »

 Tous commencèrent à se lever.

 « Puis-je poser une question, s’il vous plaît ? sollicita Ayame.

 — Je t’en prie.

 — L’ouverture des deux portes a-t-elle vraiment été simultanée ?

 — À quelques minutes près, oui. Huit, pour être exact.

 — Quelle a été la première des deux ?

 — L’américaine. »

 Ceux qui ne connaissaient pas la Japonaise échangèrent des regards circonspects. Pour les autres, ils pouvaient presque discerner les rouages de ses pensées triant méthodiquement les hypothèses au gré des réponses apportées.

 « Cela te semble important ? ajouta Maximilien.

 — Oui, même si j’ignore encore dans quelle mesure. »

 Le vétéran observa un temps de réflexion.

 « Poursuivons cette discussion dans mon bureau, proposa-t-il. Je voulais de toute façon m’entretenir avec toi avant votre départ. »

***

 Lorsque Ayame quitta le bureau de Maximilien, Abel l’attendait à l’entrée du hall, deux sacs en bandoulière.

 « Laisse-moi deviner, demanda-t-il en marchant à ses côtés. Le vieux compte sur toi pour me chaperonner ?

 — Je te trouve bien irrespectueux vis-à-vis de tes aînés. Mais sur le fond, c’est à peu près l’idée. »

 Un court silence s’installa.

 « Hmm… tu ne m’en diras pas plus, n’est-ce pas ?

 — Pour l’heure, ce n’est pas quelque chose dont tu dois t’inquiéter.

 — OK, j’insiste pas. Mais ne garde pas toutes les inquiétudes pour toi. Tu sembles déjà en avoir plein la tête.

 — C’est que… je n’arrive pas à comprendre.

 — Pour les ouvertures simultanées ?

 — Oui, ce n’est pas logique.

 — Comment ça ?

 — J’ai toujours pensé que lorsque les portes cesseraient de s’ouvrir une à une, elles le feraient toutes en même temps.

 — Preuve que l’emplacement de la couronne aurait été trouvé ? »

 La jeune femme acquiesça.

 « Mais deux, ça n’a pas de sens. Ou plutôt, je suis certaine qu’il y en a un, mais je ne vois pas lequel.

 — Je ne suis pas sûr de pouvoir t’aider, tu raisonnes bien mieux que moi. Mais si je peux faire quoi que ce soit, n’hésite pas. »

 Ayame s’arrêta de marcher.

 « En attendant, on doit rejoindre le tarmac. Tu peux prendre quelques minutes avant le départ, Lise s’est occupée de préparer ton paquetage.

 — Il y a bien une chose que tu peux faire. »

 Remarquant qu’il n’était plus suivi, Abel s’arrêta à son tour, puis se retourna.

 « Laquelle ? »

 La jeune femme parut soudain hésitante. Machinalement, elle ramena une mèche de ses longs cheveux noirs derrière l’oreille.

 Abel croisa son regard ; elle s’y déroba un court instant avant de le soutenir à nouveau. Durant ce court instant, il avait perçu sa carapace se fendre. Quoi qu’elle exige de lui, cela ne relevait pas du caprice.

 « Ça a l’air important, l’encouragea-t-il à poursuivre.

 — Ça l’est. Pour être franche, rien ne l’est plus à mes yeux. »

 Abel se souvint de la seule fois où il l’avait vue perdre son sang-froid. Le sujet n’était pas clos, il s’en était douté. Cette fois-ci cependant, elle garderait la parfaite maîtrise d’elle-même. S’il avait cru déceler en elle une quelconque fragilité, elle s’était déjà envolée.

 « J’imagine que c’est en lien avec la couronne… »

 Ayame hocha la tête.

 « Promets-moi que jamais elle ne ceindra ta tête, dit-elle, solennelle.

 — Si c’est là ton inquiétude, sois rassurée, je ne passerai pas à l’ennemi.

 — Navrée, je ne peux me satisfaire de cette réponse. »

 Abel la jaugea. Effectivement, il ne s’en sortirait pas d’une habile esquive.

 « Je veux une promesse qui ne souffre aucune exception, reprit-elle. Pas même en dernier recours. Pas même si nous devions tous mourir sous tes yeux. Promets-moi que, quoi qu'il arrive, jamais tu ne porteras cette couronne. »

 Elle s’était exprimée avec calme et détermination, prenant soin de peser chaque mot.

 « Une promesse inconditionnelle ? C’est beaucoup demander.

 — J’en ai conscience, s’excusa-t-elle. Ma tranquillité d’esprit n’exige cependant pas moins. »

Aussi intransigeante que sincère, songea Abel. Personne d’autre qu’elle n’aurait pu obtenir de lui un tel engagement. Pas même Lise.

 Il revint sur ses pas, puis se pencha sur elle. Suffisamment proche pour que chacun pût discerner le reflet de son visage dans le regard de l’autre.

 « Je te le promets. Maintenant, dois-je verser mon sang quelque part ou bien pouvons-nous décoller ?

— Ne sois pas pressé de me donner du travail. Allons-y. »

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