Chapitre 38

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Ji’an (Chine).

 Les cris de grues de passage résonnèrent dans la vallée bordée de rizières en terrasses.

 Ayame leva les yeux au ciel.

 Sans doute, à une époque, s’arrêtaient-elles goûter l’humidité des plantations aujourd’hui asséchées. Bien que désormais privé du reflet de ces miroirs d’eau en cascades, le paysage conservait une part de son charme paisible.

 Elle ramena son regard au fond de la vallée.

 Même la présence de la porte paraissait sans effet sur la tranquillité des lieux. Et pour cause : depuis son ouverture, trois jours plus tôt, rien n’en était sorti. Pas l’ombre d’un démon, fût-ce mineur.

 Disséminées dans les étages à flanc de collines, les troupes patientaient. Anxiété, fatigue, ennui, chacun les accueillait à sa manière. Entre la nervosité des hommes et le calme du décor, le contraste était saisissant.

 Assise un peu à l’écart des foules, Ayame observa son voisin. Les jambes suspendues dans le vide et le regard perdu sur l’horizon, Abel paraissait plus soucieux que d’habitude.

 Des bribes de conversation ponctuées de rires gras leur parvinrent depuis le surplomb derrière eux.

 Ayame soupira.

 « Tu comprends ce qu’ils disent ? demanda Abel en jetant un œil par-dessus son épaule.

 — Pas vraiment. Je n’ai que quelques notions de mandarin.

 — Ça a l’air de nous concerner.

 — Ils doivent simplement tromper leur ennui, relativisa-t-elle. N’y prête pas attention. »

 Abel avisa la porte au centre de sa toile meurtrière. Invisibles à l’œil nu, une multitude de nanofilaments, tranchants comme des rasoirs, couraient d’un pilier à l’autre dans un étroit maillage. Seul le mana dont ils étaient imprégnés trahissait leur présence, à condition de s’y montrer sensible.

 « Tu as raison, admit-il. Cette attente nous mine probablement tous.

 — Seulement l'attente ? J’ai le sentiment qu’autre chose te préoccupe. »

 Dans un soupir, le jeune homme leva les yeux au ciel.

 « Pourquoi je m’en étonne encore ? Je devrais le savoir, maintenant. Tu lis en moi comme dans un livre ouvert.

 — Pas à ce point, le rassura-t-elle.

 — Je ne sais pas. J’ai l’impression que quelque chose cloche ici. Tu te souviens de l’accueil que nous a réservé Tian Guo ? »

 Elle hocha la tête.

 « J’avais le souvenir d'un vieil homme facétieux et là, il m’a paru glacial. Certes, je me doute bien que l’heure n’est pas aux grandes tapes dans le dos, mais je ne m’attendais pas à ça. »

 Ayame s’abstint de répondre. Maximilien l’avait avertie que certains considéraient le retour d’Abel d’un œil soupçonneux. Elle aussi avait ressenti de l’hostilité dans les propos du responsable chinois.

 « Je ne sais pas si ce sont les gens ou même le lieu, mais un truc me dérange ici, poursuivit Abel. Ou peut-être que le manque de sommeil me rend tout simplement parano. »

 Comme pour illustrer son propos, les rires et éclats de voix redoublèrent d’intensité dans leur dos. Le regard d’Abel glissa des Aegis chinois à Ayame.

 « Après tout, nous n’avons dormi qu’une poignée d’heures en trois jours. Qui plus est, dans des circonstances peu propices au repos.

 — Hmm, opina Abel, sans parvenir totalement à renouer avec la conversation.

 — D’ailleurs, tu cauchemardes encore ?

 — Pas plus tard que durant ces quelques heures, répondit-il en ramenant son attention sur la soigneuse. Et toi, toujours à cogiter sur les ouvertures simultanées ?

 — Oui. D’autant plus que rien ne sort de celle-là, dit-elle en désignant le propylée. À ton avis, qu’aurions-nous fait si elle ne s’était pas ouverte ?

 — J’imagine que nous serions allés prêter main-forte à la porte américaine. Ou alors, nous serions restés à celle de Kyoto.

 — En effet. Si j’étais moi aussi paranoïaque, je dirais que la porte chinoise ne s’est ouverte qu’à cette fin.

 — Laquelle ?

 — Nous amener ici.

 — Dans le but de diviser les troupes ?

 — Par exemple. Ou bien… »

 Une voix s’éleva au sein de l’unité chinoise, suscitant hilarité et sifflets. L’espace d’un instant, Ayame parut se crisper.

 « Ou bien ? l’invita Abel à poursuivre.

 — Non, rien. Je raisonne sans doute trop. »

 Le Français la considéra avec perplexité.

 « Ayame, tu comprends parfaitement ce qu’ils disent, n’est-ce pas ?

 — Nous devrions aller nous reposer quelques heures », éluda-t-elle en se levant.

 Abel l’imita.

 « Tu ne me le diras pas, hein ?

 — Ce n’est pas important.

 — Dans ce cas, tu ne verras aucun inconvénient à ce que j’aille le leur demander », dit-il en allant au-devant des Aegis chinois.

 Elle le retint par le bras.

 « S’il te plaît. Viens. »

 À contrecœur, Abel obtempéra, se contentant d’un regard peu amène à l’adresse de celui qui apparaissait leur meneur ; un homme trapu, sans âge, au visage buriné par le soleil.

 Comme par défi, ce dernier glissa un dernier mot depuis sa hauteur, sans lâcher le Français des yeux. Le mot de trop.

 Ayame se figea. Puis, elle leva lentement la tête dans sa direction.

 « Monstre ? » répéta-t-elle en mandarin.

 Les Aegis chinois dégrisèrent subitement. En dépit de leur grossièreté, à aucun moment la jeune femme n’avait paru sourciller. La plupart se mirent à regarder leurs pieds, peu fiers des propos qu’ils avaient tenus sous couvert de la barrière de la langue.

 Le plus vindicatif déglutit malgré lui, mais ne perdit pas contenance pour autant.

 « Les obscénités sur moi passent encore, poursuivit-elle dans un mandarin impeccable. Mais qu’il est ingrat de cracher sur quelqu’un qui vient vous aider à sauver votre peau. Et lâche de le faire dans une langue qu’il ne comprend pas. »

 Sans attendre de réponse, Ayame les laissa en plan, emmenant Abel à sa suite. La fierté de son interlocuteur ne l’entendait cependant pas ainsi.

 « Alors, je vais le dire en anglais, lui répondit le Chinois. J’ai dit que toi, je te sauterais bien et que… »

 La Japonaise voulut raffermir sa prise sur le poignet d’Abel, mais il s’en était déjà soustrait. L’homme, quant à lui, s’était interrompu en découvrant le Français devant lui. Les membres de son unité se tinrent immédiatement sur la défensive. C’est à peine s’ils l’avaient vu sauter depuis la rizière en contrebas.

 « Et que j’avais pas peur de toi, sale monstre », ne se démonta pas l’Aegis.

 Abel dépassait le guerrier d’une tête, il le toisa froidement.

 « Qu’est-ce que tu vas faire ? provoqua le chinois. Tu vas me démolir, c’est ça ?

 — Je crois bien, ouais.

 — Vas-y, te gêne pas ! Montre à tout le monde ce que t’es réellement : un démon déguisé en humain !

 — Huang ! » entendit-il hurler dans son dos.

 L’intéressé se retourna. Ses velléités belliqueuses semblaient l’avoir soudain abandonné. Il savait très bien à qui appartenait cette voix, elle le sermonnait souvent. Jamais cependant, elle n’avait eu une telle intonation de fureur.

 « Mei ? » balbutia-t-il.

 Sa capitaine le considéra avec sévérité.

 « Je…

 — Un mot de plus, Huang. Et c’est moi qui te démolis. »

 Abel haussa les sourcils. La dureté du ton employé par la jeune femme contrastait avec son visage, par ailleurs délicat. Exception faite de ses cheveux, plus courts et coiffés au carré, il lui trouva une ressemblance avec Ayame. Quant à sa flamme, que sa colère avait laissé échapper, elle lui rappela la sienne, avant le rituel.

 « Va dormir, ordonna-t-elle. Je prends le relais. »

 Ses ardeurs douchées, Huang s’exécuta, penaud.

 Mei s’inclina devant Abel afin de lui présenter ses excuses. Elle descendit ensuite auprès de la Japonaise pour faire de même. Celle-ci ne lui prêta toutefois aucune attention. Le regard fixe, elle semblait retranchée dans ses pensées.

Un démon déguisé en humain, se répéta-t-elle.

 Dans l’esprit d’Ayame, la dernière pièce du puzzle venait de prendre place. Celle qui donnait corps à l’ensemble, révélant toute sa cohérence. Puis les connexions s’établirent, comme autant de souvenirs entremêlés.

Un monstre pareil se balade en pleine nature ? se rappela-t-elle avoir entendu. Les démons parlent. C’est une… femme ? Il est arrivé sur Terre avant que les portes ne soient dotées de cette technologie.

 Sa bouche s’ouvrit légèrement, mais aucune parole n’en sortit.

Ce dont je suis sûre, c’est que s’il l’avait voulu, il t’aurait coupée en deux.

 « Ayame ? »

 Son regard glissa d’Abel à l’Aegis chinoise, dont le dos épousait un angle presque droit. Elle reprenait peu à peu conscience de son environnement.

 La Japonaise s’humecta les lèvres puis, avec son habituel stoïcisme, elle articula :

 « Trouvé. »

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