Chapitre 39

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Des moines (États-Unis).

 Seul au beau milieu de la quatre voies, Aaron Sanders traversait, d’un pas serein, ce qui avait autrefois été le quartier financier de Des Moines. Dans le parc bordant Grand avenue, quelques créatures rôdaient. Elles ne paraissaient pas lui prêter attention. De l’autre côté, de vastes amas de verre pilé remplaçaient les hautes tours jadis miroitantes. Comme tout autre bâtiment d’une hauteur supérieure à cinq mètres, elles s’étaient vues purement et simplement scalpées. Dans la ligne de mire du canon électromagnétique, la ville devait ressembler à un encéphalogramme plat, selon l’expression du chef canadien. Et, de fait, une seule silhouette se détachait désormais sur l’horizon : un titan anthropomorphe avoisinant les huit mètres.

 Un corps musculeux, des sabots en guise de pieds, il tenait un large fendoir dans chaque main. D’un noir abyssal, tout comme le pagne et les quelques bandages lui tenant lieu de vêtements, ils contrastaient avec son épaisse peau pâle, sillonnée de glyphes.

 Probablement surpris de trouver la ville déserte, le monstre tournait la tête en tous sens, agitant ses immenses cornes. Tel un boomerang greffé au sommet de son crâne, elles s’étalaient sur toute sa largeur d’épaules, et même au-delà.

 Tandis que le démon majeur semblait enfin l’apercevoir, Sanders porta la main à son oreillette. Loin de le charger, le monstre paraissait attendre de voir jusqu’où l’humain s’approcherait.

 Le plat de sa lame reposant contre l’arrière de son bras, pointe tournée vers le ciel, le chef canadien continuait d’avancer au même rythme.

 « Wilson ?

 — Oui, monsieur ?

 — Vous pouvez commencer à ajuster le tir. Trois projectiles, plein poitrail, je vais m’assurer qu’il reste en place. Quoi qu’il arrive, attendez mon signal. Une estimation du délai avant impact ?

 — Six secondes, monsieur. Comme au dernier tir d’essai. Et si vous n’y parvenez pas ?

 — Quoi qu’il arrive, vous attendez. Le timing est crucial. Ne vous inquiétez pas, je saurai l’occuper. Les démons majeurs communiquent, paraît-il ? Eh bien, nous allons parler.

 — Parler ? répéta l’opérateur.

 — Wilson ? Vous êtes toujours là ? demanda Sanders en manipulant son oreillette.

 — Je vous entends parfaitement, monsieur.

 — Allô ? Wilson ? Tu parles d’une technologie ! pesta -t-il.

 — Rétablissez vite la communication, enjoignit l’opérateur à ses collègues.

 — Bref. Si vous êtes toujours là, tenez-vous-en aux consignes. Je compte sur vous. »

 Un court silence s’installa sur le canal de communication, finalement rompu par le jeune homme.

 « Bonne chance, monsieur. »

 Sans un mot, le chef canadien abandonna son écouteur sur le pavé. La discussion qui s’annonçait n’avait nul besoin d’un auditoire.

 Le démon majeur l’observa s’avancer jusqu’à lui, un rictus satisfait au coin de ses lèvres rugueuses.

 « C’était donc toi, Rémiel », articula le colosse.

 Gutturale, la langue dans laquelle il s’était exprimé rendait plus caverneux encore son timbre déjà grave.

 Sanders sourit à son tour. Ce nom, ce langage. Il ne les avait entendus ni pratiqués depuis quatorze années. On n’oublie cependant jamais sa langue maternelle.

 « Tu aurais peut-être préféré Ka’siel ? Sachant qu’il ne restait que deux portes scellées, ce ne pouvait être que lui ou moi. »

 Pour toute réponse, le titan le considéra avec mépris.

 « Moi, j’aurais préféré, le provoqua Sanders. Mais je vais devoir me contenter de toi, Tamriel. »

 Le démon majeur éructa un rire sonore.

 « Ka’siel n’est que destruction. Tu n’aurais pas eu la moindre chance contre lui. Pas plus que tu n’en as d’ailleurs avec moi. Tu as toujours été le plus faible d’entre nous.

 — Et pourtant, me voici dans le dernier carré.

 — Plus pour longtemps, railla Tamriel. Tu aurais mieux fait de laisser ton accès à ce monde condamné plutôt que de venir me défier.

 — Ne t’en déplaise, ce n’est pas toi qui m’as conduit à ouvrir ma porte. Je devais éloigner quelques indésirables. »

 Sanders ouvrit grand les bras, comme pour embrasser les lieux.

 « Et regarde ? ajouta-t-il. Nous voilà seuls.

 — À d’autres ! Comment te tiendrais-tu devant moi si ta porte était demeurée scellée ? »

 Un sourire suffisant s’afficha sur le visage de Sanders.

 « Crois-le ou non, expliqua-t-il, je me serais bien passé de le faire. Je me réservais mon territoire pour la fin et, désormais, l’accès vous en est facilité. Je vais devoir revoir mes plans. »

 Tamriel le jaugea un instant, soupçonneux.

 « Tu n’as pas pu emprunter mon portail, je l’aurais senti.

 — C’est vrai », se contenta d’abonder le chef canadien.

 Il n’entendait pas lui fournir la réponse. Ce serait mettre un terme à ce savoureux moment où le doute s’immisce dans l’esprit de l’ennemi. Celui qui précède l’instant où il réalise.

 « Depuis combien de temps es-tu sur Terre ?

 — Nous y voilà. Suffisamment pour savoir que tu perds ton temps ici. La couronne n’est pas sur ce continent.

 — Alors, qu’y fais-tu ?

 — Je te l’ai dit, nous sommes encore quatre. Je viens m’assurer que bientôt nous ne soyons plus que trois.

 — Allons bon, se gaussa Tamriel. Tu trompes peut-être les humains sous cette apparence, mais tu te fourvoies si tu penses qu’une race aussi faible que la leur puisse t’être d’une quelconque utilité contre moi.

 — Faible ? répéta Sanders. C’est amusant comme vous faites tous l’erreur de les sous-estimer. Veliel a été le premier à le faire, le premier aussi à tomber. Certes, je les ai un peu aidés sur ce coup.

 — J’aurais dû me douter que des humains ne pouvaient pas avoir tué l’un des nôtres.

 — Détrompe-toi. Safiel, Galiel et Ysandriel, tous trois sont morts de la main d’un seul homme. Et même notre chère Lahabriel, qui pourtant ne l’a pas ménagé, a failli succomber à son tour. »

 Sanders claqua sa langue à l’évocation de cette occasion manquée.

 « Une anomalie n’est pas représentative d’une race. Ka’siel en est la preuve. Et je doute que cet humain soit à ta botte. Mais venons-en au fait. Puisque tu sembles compter sur leur aide pour me vaincre, où sont-ils ? Montre-moi que tu as eu raison de troquer une armée démoniaque contre une armée de créatures inférieures.

 — Troquer ? Non, elle attend bien sagement.

 — Et qu’attend-elle ?

 — Que je la rejoigne, évidemment. Ce que je ferai juste après t’avoir tranché la tête. »

 D’un moulinet du poignet, Sanders ramena son épée devant lui. De la pointe, il désigna le torse du colosse, puis opéra intérieurement le décompte.

 Cinq.

 « Sous cette forme chétive ? » se moqua Tamriel.

 Quatre.

 Les jambes fléchies, l’Aegis positionna son arme à l’horizontale sur son flanc gauche. Ses doigts se refermèrent si fort sur la fusée, qu’ils l’imprimèrent jusqu’au métal.

 Trois.

 « Il ne serait pas raisonnable de me montrer autrement. »

 Deux.

 « Comme tu voudras », répondit son adversaire en l’imitant.

 Il leva l’un de ses fendoirs au-dessus de la tête, prêt à l’abattre au moindre mouvement.

 Un.

 Sanders brisa l'inertie le premier. Dans une accélération foudroyante, il fondit à ras le sol sur son ennemi.

 Zéro.

 Le fendoir du colosse siffla, mais un autre sifflement le couvrit aussitôt ; trois en réalité, trop rapprochés cependant pour être distingués.

 Dans un vibrant tintement métallique, l’arme de Tamriel vola en éclats. Le projectile pulvérisa également l’avant-bras, ne laissant qu’une moitié de bras en lambeaux achever sa course.

 Interdit, le colosse contempla son membre mutilé. Son regard s’abaissa ensuite sur sa poitrine, à travers laquelle il sentit un courant d’air s’engouffrer. Deux orifices béants la trouaient de part en part : l’un en lieu du pectoral droit, l’autre du plexus.

 Sous un déluge de sang noirâtre, Sanders frappa latéralement de toutes ses forces. La lame sectionna le mollet aux trois quarts de son épaisseur. Suffisamment pour que la jambe du démon ne puisse plus supporter son poids.

 Le colosse s’affaissa dans un hurlement rauque. Ses blessures étaient graves, mais non létales. Il ne manquerait pas de les régénérer.

 « Que m’as-tu fait ? beugla Tamriel. Quelle est cette magie ? »

 Pour toute réponse, Sanders le priva de son autre jambe.

 Le démon majeur s’écroula. Au moyen de son seul bras valide, il se retint de tomber face contre terre.

 « Une magie ? répéta Sanders, en avisant la nuque exposée de son adversaire. Si peu, en réalité. »

 D’un geste vif, il cingla l’air pour débarrasser sa lame du liquide poisseux.

 « Sais-tu ce qui est le plus admirable chez ces créatures inférieures, comme tu te plais à les appeler ? » demanda le chef canadien en levant son arme au-dessus de sa tête.

 Face à l’imminence de son exécution, Tamriel tenta un dernier assaut. D’un brusque mouvement de tête, il parvint à ficher l’une de ses longues cornes dans l’abdomen de son adversaire.

 Une attaque futile, elle serait guérie d’ici peu. L’Aegis se contenta d’extraire la corne d’une main, sans même abaisser son arme.

 « Elles sont fragiles, poursuivit Sanders en écrasant du pied la tête de Tamriel pour l’empêcher de réitérer. Et pourtant, elles se sont adaptées à tout. Même à nous.

 — Tu iras expliquer ça à Ka’siel ! railla le colosse dans une ultime bravade. Tu verras si elles s’adaptent toujours !

 — Allons, tu sais bien qu’on ne peut pas discuter avec lui. »

 L’épée s’abattit jusqu’à fendre le macadam. Puis la tête roula.

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