Chapitre 40

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Kyoto.

 Essoufflée par sa course matinale, Lise avisa un banc à l’ombre de l’entrée du complexe militaire. Pour la énième fois de la matinée, elle consulta l’écran de son smartphone : rien, pas une notification. Une jambe couchée sur le bloc de béton et l’autre en extension, elle entama mécaniquement ses étirements. Sans grande surprise, le rythme soutenu auquel elle s’était astreinte avait libéré son corps de l’engourdissement nocturne, mais pas son esprit de ses inquiétudes.

 L’annonce de l’effondrement du portail américain était tombée quelques heures plus tôt, au beau milieu de la nuit. Le canon électromagnétique avait manifestement tenu ses promesses. Avec cette victoire, jamais l’humanité n’avait été aussi proche d’en finir avec les portes. Pourtant, Lise ne parvenait pas à s’en réjouir.

 Tandis que le monde entier tournait désormais son regard vers la Chine, elle brûlait de la rejoindre. Aux dernières nouvelles, aucun démon n’en avait encore foulé le sol. À bien y réfléchir, ce n’était pas pour la rassurer ; cela cachait forcément quelque chose.

 Le front posé contre son tibia, elle sursauta brusquement au contact d’un métal froid et humide sur son bras nu.

 Émilie se tenait debout, une canette de matcha dans chaque main.

 « Je ne voulais pas te faire peur », s’excusa cette dernière.

 Lise secoua la tête.

 « C’est moi, j’avais l’esprit ailleurs. »

 Elle ramena ses jambes à elle pour libérer une place à la mage qui lui offrit l’une de ses boissons.

 « Merci, Émilie.

 — Pas de quoi. Quand je t’ai vue revenir de ton jogging, je me suis dit que ça te ferait du bien. Ta nuit semble avoir été courte. »

 Avant de décapsuler le cylindre d’aluminium, Lise le plaqua contre sa joue pour en ressentir la fraîcheur.

 « On peut dire ça.

 — Richard n’est pas avec toi ? constata Émilie.

 — Il devrait ? répondit la guerrière entre deux gorgées.

 — Pas nécessairement. C’est juste que, d’habitude, il n’est jamais bien loin de toi. Quoi que tu fasses. »

 La canette au bord des lèvres, Lise jeta un coup d’œil à sa voisine, laquelle guettait malicieusement la moindre de ses réactions. Elle esquissa un sourire.

 « Tu sais bien qu’il n’y a rien entre Richard et moi.

 — À son grand dam, oui ! Mais, au moins tu as souri. J’ai vu ! »

 Depuis que Maximilien lui avait refusé d’accompagner Abel et Ayame, quatre jours auparavant, Lise n’avait probablement pas une fois desserré les dents.

 Dans un soupir, elle laissa retomber sa tête contre l’épaule de la mage qui, d’un geste réconfortant, caressa ses longs cheveux châtains.

 « Ne t’inquiète pas, la rassura-t-elle. Je suis sûre que tout ira bien pour eux. »

 Nul besoin de les nommer, Lise savait très bien de qui la mage parlait.

 « Hmm, acquiesça-t-elle, peu convaincue. Tu ne trouves pas étrange, toi, que rien ne sorte de la porte de Ji’an ?

 — Si, bien sûr. Et là-bas, ils en pensent quoi ? demanda-t-elle en désignant du doigt le smartphone. J’imagine que tu as dû avoir ton frère ou Ayame ?

 — Pas récemment. Mais, à ce que j’ai compris, l’ambiance était tendue. L’attente doit mettre tout le monde à cran.

 — Il y a de quoi, concéda Émilie. Cela dit, l’effondrement de la porte américaine va sûrement regonfler le moral des troupes. Du moins, on peut l’espérer.

 — Hmm.

 — T’as vu comme moi les images, tenta-t-elle de la persuader. Ce canon, c’est quand même quelque chose ! Sanders n’a presque eu qu’à porter le coup de grâce.

 — Mouais.

 — J’imagine que, dorénavant, ils vont en doter tous les sites de défense.

 — Ils n’en auront pas le temps, tempéra Lise en retirant sa tête de l’épaule de la mage. Cette arme a demandé plusieurs années de développement. Certes, la dupliquer sera moins long, mais ce temps nous fera probablement défaut.

 — Comment peux-tu en être sûre ? »

 La guerrière hésita un instant, le regard perdu sur les hauteurs du mont Hiei.

  « Je ne suis sûre de rien, mais cette attente, c’est comme une impression de calme avant la tempête. Et ça me terrifie. »

 Émilie la considéra avec compassion. Elle n’oublierait jamais la détresse qui avait été celle de Lise lorsque Abel s’était retrouvé coincé de l’autre côté. Après l’en avoir privée pendant deux ans, de nouveau les portes l’éloignaient de son frère. Et cette fois, elle n’avait même pas l’inébranlable foi d’Ayame pour la soutenir.

 « J’ignore ce qui nous attend, reconnut Émilie. Mais s’il y a bien une chose dont je suis certaine, c’est que personne n’est plus qualifié qu’Abel pour y faire face. Quoi qu'il émerge de ce portail, il lui bottera le train. »

 Ce mélange de sincérité et d’humour dérida Lise.

 « Depuis quand es-tu sa première fan ? » plaisanta-t-elle.

 Émilie secoua la tête.

 « La "première" est à ses côtés. Et elle le protégera à n’importe quel prix ; c’est la seconde chose dont je suis sûre. Alors, aie l’esprit tranquille, on ne peut pas rêver meilleur binôme que ces deux-là.

 — Tu en as d’autres, des certitudes ? Si oui, je suis preneuse. Elles ont plus d’effet que mes trente bornes matinales.

 — Deux, c’est déjà beaucoup pour moi. Il faudra t’en contenter. »

 Alors qu’elle s’apprêtait à répondre, Lise se pencha, son attention attirée dans le dos de la mage. Cette dernière suivit son regard.

 Le vétéran aux éternels pantalon noir et chemise blanche aux manches retroussées sortait du complexe militaire. De sa poche, il extirpa une cigarette qu’il alluma.

 Maximilien éprouvait rarement le besoin de prendre l’air, se contentant le plus souvent de fumer dans son bureau. Méditatif, il expira quelques longues volutes de fumée avant de s’apercevoir de la présence des deux jeunes femmes.

 Tandis qu’il tirait sur sa cigarette, son regard se porta sur Lise. Même si elle ne s’en était pas ouverte auprès de lui, il la connaissait suffisamment pour savoir que sa décision de l’assigner à la porte de Kyoto lui pesait. Les traits de son visage lui parurent cependant adoucis comparativement aux derniers jours.

 « J’ai reçu un appel d’Ayame, hésita-t-il à leur révéler. Peu après l’effondrement de la porte américaine.

 — Quelque chose s’est produit ? » s’enquit Lise en se levant d’un bond.

 Tout en exhalant les vapeurs de tabac, Maximilien réfuta d’un signe de tête.

 « Elle avait plutôt une curieuse requête. Elle ne t’en a pas parlé ?

 — Non. Que voulait-elle ? »

 Le vétéran jaugea la sincérité de la guerrière. Elle n’était manifestement pas plus au courant que lui des intentions de la Japonaise.

 « Dans la mesure où rien ne se passe à Ji’an et qu’il y a désormais une porte de moins à défendre, elle souhaitait que j’informe le Conseil de sécurité de leur rapatriement, à Abel et elle, auprès de la porte de Kyoto. J’ai accédé à sa demande.

 — Ils vont rentrer ? s’enthousiasma Lise.

 — Non, répondit Maximilien avant de nuancer son propos. Du moins, pas immédiatement. Et c’est précisément là que je ne la suis plus. Ayame voulait que je l’annonce maintenant, mais que leur retour effectif soit différé de quelques jours.

 — Pourquoi ? » l’interrogea-t-elle, sans cacher sa déception.

 Maximilien haussa les épaules.

 « Je l’ignore. Elle n’a pas voulu m’expliquer ses raisons. »

 Le vétéran écrasa sa cigarette sur le macadam et entama de regagner son bureau.

 « Mais vous avez quand même accédé à sa requête », l’interpella Émilie.

 Son chef se retourna.

 « Être votre supérieur ne me rend pas supérieur à vous en tout domaine. Ayame m’a déjà prouvé maintes fois son intelligence, sans jamais me donner l’occasion de douter d’elle. Pour l’heure, cela me suffit ; je questionnerai ses motivations plus tard. »

 Puis à l'intention de Lise :

 « Quoi qu’il en soit, d’ici deux ou trois jours, tu devrais retrouver ton frère. Et, si cela peut te rassurer, j’ai appris que Sanders et son unité allaient aussi rejoindre Ji’an. Avec Abel et lui au même endroit, j’en viendrais presque à plaindre les démons qui se hasarderaient de notre côté. »

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