Chapitre 41

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Ji’an.

 Lorsque Sanders et son unité descendirent du C-130 aux couleurs de l’U.S. Air Force, Tian Guo les attendait sur le tarmac, Mei à ses côtés. Cette dernière jaugea le quadragénaire qu’elle ne connaissait qu’au travers des images captées par les caméras de surveillance, lors de son dernier combat. Elle avait cru que la comparaison avec son formidable adversaire l’avait fait paraître, à ses yeux, plus petit qu’il n’était. La réalité révélait un homme de taille moyenne ; elle ne démentait pas, en revanche, cette impression de vélocité que lui avait laissée l’affrontement. En attestait la musculature affûtée, explosive, qui se dessinait sous le fin kevlar imprégné.

 Son regard s’attarda sur la partie de l’abdomen où, la veille, elle avait cru voir le démon à l’agonie ficher l’une de ses cornes. L’armure n’en conservait aucune trace. Il avait cependant pu en changer. Plus étrange lui parut la posture du chef canadien ; l’événement ne semblait en rien avoir entamé sa parfaite condition physique.

 Tandis qu’il rendait sa poignée de main à son homologue chinois, Sanders surprit le regard de Mei.

 « Nous sommes-nous déjà rencontrés, mademoiselle ? demanda-t-il en lui serrant la main à son tour.

 — Pas à ma connaissance, monsieur, répondit-elle en s’inclinant respectueusement. Mei Chen, capitaine de l’unité Aegis chinoise.

 — Curieux, votre visage m’est pourtant familier, capitaine.

 — Sans doute est-il assez commun, dit-elle modestement.

 — Alors, Ji’an s’avère une destination plus charmante que je ne l’aurais cru. Mais vous avez raison, je dois confondre. »

 L’image d’Ayame s’imposa à l’esprit de Mei. Elle-même s’était trouvé une ressemblance avec la soigneuse japonaise, au-delà de leurs origines asiatiques.

 « Nous ne pensions d’ailleurs pas vous y voir si tôt, intervint Tian Guo.

 — Nous non plus, pour tout vous dire. Après trois jours de combats ininterrompus dans les ruines de Des Moines, mes hommes aspirent plus au repos qu’à en découdre à nouveau. Nous verrons si l’ennemi leur en laisse le loisir. Mais, au moins, serons-nous sur place. »

 Le vieil homme hocha la tête en caressant machinalement sa barbiche blanche.

 « Repos qu’ils ont amplement mérité. La défense de la porte américaine a été menée de main de maître ; dans tous les sens du terme, d’ailleurs. Vous n’avez rien perdu de votre habileté à l’épée.

 — Vous êtes aimable, mais je n’ai fait que procéder à l’exécution. Le mérite revient surtout à la technologie. Et puisque nous en parlons, je vous avoue être assez intrigué par celle assurant la protection de la porte de Ji’an.

 — La toile de mana ? sembla s’enorgueillir Tian Guo. Elle est plus rudimentaire que votre canon électromagnétique, mais j’aime à croire qu’elle sera tout aussi efficace.

 — Voilà qui pique davantage encore ma curiosité ! Mes hommes préféreront sans doute prendre leurs quartiers mais, pour ma part, j’aimerais la voir. Si vous n’y voyez toutefois pas d’inconvénient ?

 — Aucun. Mei va vous y conduire. »

 Après deux kilomètres d’une route cahoteuse, Mei parqua la jeep à l’entrée de la vallée. Lorsque son passager mit pied à terre, la singularité du paysage arracha à celui-ci un sifflement admiratif.

 La végétation rase tapissant la gorge la faisait ressembler à une rivière d’émeraude serpentant parmi les collines ; leurs versants, sculptés par d’anciennes rizières en terrasses, des escaliers de géants déployant leurs marches jusqu’au sombre édifice.

 Sous le regard des milliers de soldats et Aegis stationnés dans les étages, Mei conduisit le chef canadien en direction de la porte. Le monument se trouvait au centre d’un cercle, grossièrement délimité par six immenses piliers érigés dans un rayon de vingt mètres. Ceux qui ignoraient leur office leur prêtaient souvent une connotation religieuse ou esthétique. Ni l’une ni l’autre n’avait en réalité guidé leur construction. Lorsqu’ils l’apprenaient, tous mettaient une distance plus que raisonnable entre eux et ce périmètre où la mort régnait, invisible.

 « Si je comprends bien, il y a, entre ces colonnes, une multitude de fils mortels ? feignit d’ignorer Sanders qui les percevait distinctement.

 — Des nanofilaments chargés de mana, précisa Mei.

 — Et comment parvenez-vous à les imprégner ? »

 Tandis qu’il détaillait l’infrastructure, son regard balaya sommairement les étages à proximité. Il glissa sur une jeune femme dont la ressemblance avec sa guide l’incita à revenir sur elle. Un homme aux cheveux blancs se tenait à ses côtés.

 « Les mages les discernent, répondit la Chinoise. Mais ils préfèrent en général se servir des piliers comme conducteurs, plutôt que de pénétrer dans la toile. Ces fils peuvent vous couper un bras sans presque même s'en rendre compte… »

 Constatant qu’elle n’était plus suivie, Mei s’interrompit d’elle-même. Dans un mouvement de va-et-vient, elle considéra successivement le chef canadien et ceux qui semblaient avoir attiré son attention. L’espace d’un instant, elle entrevit la colère déformer le visage de Sanders. Mais, lorsque Abel et Ayame descendirent de leur hauteur pour venir à sa rencontre, son expression se changea aussitôt en un sourire engageant.

 Par-delà la façade cependant, il inspecta minutieusement l’attitude du jeune homme qui avançait jusqu’à lui. Sa démarche, son aura, son impassibilité, rien ne trahissait de tension ni d’intention hostile. Il n’abaissa pas sa garde pour autant.

 « Je vous croyais de retour à Kyoto, dit-il aimablement.

 — Un léger contretemps, mentit Ayame sans sourciller. Nous partons sous peu. »

 La soigneuse s’arrêta à hauteur de Mei, laissant Abel achever de rejoindre le chef canadien.

 « Un heureux contretemps alors, déclara ce dernier. Grâce à lui, nous nous rencontrons enfin. Abel Barbérys, je présume ? Aaron Sanders, enchanté. »

 Le jeune homme avisa la main tendue par le quadragénaire et avança la sienne en retour.

 « Heureux, en effet, approuva Ayame. Néanmoins, sayonara.

 — Adie… ? »

 Ce dernier mot, la Japonaise ne l’avait pas prononcé. Sachant les démons majeurs télépathes, elle s’était contentée d’en imprimer l’idée dans son esprit. Dans sa confusion, il y avait répondu. Elle l’avait piégé.

 Une moue dédaigneuse remplaça son sourire factice.

 Il réalisa un instant trop tard que la main du Français avait manqué de serrer la sienne. Le contact de la paume sur son plexus ramena son attention sur Abel. La teinte opalescente arborée par ses iris ajoutait à son regard glacial.

 « Enchanté », répondit-il à son tour.

 Mu par son instinct de survie, Sanders entama une transformation partielle, rigidifiant ses doigts pour les enfoncer, tel un poignard, dans l’abdomen du jeune homme. Il n’en forma cependant que le dessein.

 L’onde de choc pulvérisa son plastron et déferla instantanément dans sa cage thoracique, concassant son sternum, émiettant ses côtes, éclatant plusieurs de ses organes. Puis, dans un bruit rappelant le bang supersonique d’un avion franchissant le mur du son, elle le souffla, telle une marionnette disloquée, à plus de cinquante mètres.

 Alertés par l’assourdissante détonation, tous les regards se tournèrent vers l’Aegis français. Beaucoup ne parvinrent pas à reconstituer la scène ; d’autres parurent figés. Mei, qui se trouvait aux premières loges, demeurait dans un état proche de la sidération. Des acouphènes lui vrillaient les tympans ; elle secoua la tête, autant pour tenter de les chasser que pour remettre ses idées en ordre.

 « Il l’a tué, s’entendit-elle balbutier d’une voix étouffée.

 — Il ne mourra pas pour si peu », lui répondit Ayame.

 L’euphémisme tira définitivement Mei de sa torpeur.

 « Si peu ? Aucun homme ne peut survivre à ça !

 — Précisément.

 — Quoi ? Qu’est-ce que tu sous-entends ? » interrogea Mei qui ne comptait pas se satisfaire de cette réponse.

 La Japonaise ne poursuivit cependant pas son explication. Quelque chose dans l’attitude d’Abel la troublait. Conformément au plan, il avait parfaitement dosé son attaque, infligeant de lourds dégâts à son adversaire, sans toutefois risquer la vie des personnes alentour. Dès lors, pourquoi lui permettait-il de se régénérer, quand il pouvait en finir ? L’espace d’un instant, elle se demanda si l’ennemi n’avait pas réussi à le blesser.

 « Abel ? » s’inquiéta-t-elle, ignorant la Chinoise autant que la clameur s’élevant des étages.

 Bien qu’hermétique à son appel, le jeune homme paraissait indemne. Sa flamme ne cessait même de grandir. Il porta soudain son regard vers le nord, par-delà les collines.

 La soigneuse l’imita, sans parvenir à déterminer l’objet de son attention. Dans cette direction, il n’y avait que le complexe militaire, à quatre kilomètres de là.

 Mei, quant à elle, se mordit la lèvre.

 Au loin, elle aperçut Sanders se relever péniblement. Elle plissa les yeux, ce n’était plus tout à fait lui.

 « Il… il est debout, constata-t-elle, incrédule.

 — Abel ! » répéta Ayame en lui saisissant le bras.

 Cette fois, le contact et la tonalité alarmante arrachèrent l’Aegis à sa léthargie. Il considéra la soigneuse puis, comme s’il se rappelait subitement la raison de sa présence, avisa l’endroit où le corps de son adversaire s’était vu propulser. Il n’y trouva qu’une flaque de sang.

 « Il s’est enfui, devança la Japonaise, dont la voix trahissait moins de reproches que d’inquiétude. Mais plus important, que t’est-il arrivé ? »

 Le regard d’Abel passa d’Ayame à la Chinoise. Il devint soupçonneux.

 « La couronne, elle est ici. »

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