Chapitre 42

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 La couronne. À son évocation par Abel, la Japonaise avait inconsciemment fermé les yeux. Quatre jours qu’ils se trouvaient en sa présence et ils ne le réalisaient que maintenant, au pire moment possible. Durant cette brève passe d’armes, la flamme d’Abel était entrée en résonance avec l’artefact, créant entre elle et lui un lien suffisamment fort pour lui faire oublier son adversaire en plein combat. Ayame s’en voulut, elle aurait pu éviter cette situation. Trop occupée à recoller les pièces du puzzle, elle avait négligé le sentiment de malaise que leur avait laissé ce lieu, dès leur arrivée. Et maintenant, le scénario tant redouté se mettait en place sous ses yeux.

 « Le temps presse », lui rappela Abel.

 En dépit de l’urgence, il s’était exprimé avec calme, comme soucieux de ne pas la brusquer. Avait-elle laissé transparaître son angoisse ? Sa main, en tout cas, maintenait toujours fermement le bras du jeune homme. Lorsqu’elle s’en aperçut, elle le lâcha.

 Dans les étages de l’amphithéâtre façonné par les anciennes plantations, la rumeur grondait. La fuite de Sanders – ou plutôt de la chose qui lui ressemblait – avait plongé les troupes dans la confusion la plus totale, retardant le moment où l’on viendrait demander des comptes au Français. Pas indéfiniment, sans doute.

 « Tu as raison, approuva-t-elle. Allons-y.

 — Restez où vous êtes ! » les interpella Mei.

 La manipulatrice de mana libéra sa flamme et adopta une posture de combat.

 « Tu comptes nous barrer la route ? » la questionna Abel en se plaçant devant la soigneuse.

 Mei déglutit.

 « Si ton intention est d’approcher la couronne, je n’aurai pas d’autre choix.

 — Pourquoi ? Tu préfères peut-être que Sanders la trouve en premier ? »

 Pour toute réponse, Mei serra les mâchoires.

 « Si je l’ai ressentie, alors lui aussi, tenta de la persuader Abel. Sois sûre, qu’une fois totalement régénéré, il ira s’en emparer. Peut-être même qu'il n’attendra pas. »

 Elle garda le silence.

 « Bon… Puisque tu ne veux pas entendre raison, finissons-en rapidement. »

 Abel fit un pas dans sa direction.

 « Aaron Sanders, qu’est-il exactement ? » finit-elle par demander.

 — L’un des neuf démons majeurs et le gardien de cette porte, expliqua le Français en désignant l’édifice dans son dos.

 — Un démon à l’apparence humaine ? C’est difficile à croire. Et quand bien même j’accepterais le postulat, tu ferais toi-même un excellent candidat. Tu dis qu’il est gardien de celle-ci, qui me dit que tu n’es pas celui de la dernière porte ?

 — S’il l’était, intervint Ayame, il ne gâcherait pas un temps précieux à tenter de te convaincre alors qu’un concurrent est probablement déjà en route. Il t’aurait tout simplement tuée. »

 À cette pensée, Mei frissonna.

 « Et puis, à propos de Sanders, ajouta-t-elle. Tu l’as dit toi-même tout à l’heure : "aucun homme ne peut survivre à ça". Dès lors que, de tes propres yeux, tu l’as vu se relever, une seule conclusion s’impose. »

 Sans attendre de réponse, Ayame passa ses bras autour du cou d’Abel. La mage chinoise ne tarda pas à dissiper sa flamme.

 « Il n’y a plus de temps à perdre. Partons. »

 Abel rejoignit le complexe militaire en quelques minutes, Ayame dans ses bras. Une dizaine d’Aegis paraissaient en garder l’entrée : un comité d’accueil. Restait cependant à savoir qui de Sanders ou d’eux-mêmes justifiait sa présence. Lorsqu’il découvrit Tian Guo, légèrement en retrait du groupe, Abel n’eut plus aucun doute. Il s’agissait de l’unité chinoise et elle était là pour eux. Bien que sur la défensive, elle semblait attendre qu’ils fassent le premier pas.

 « Aucune trace de Sanders, constata Ayame en mettant pied à terre. Ressens-tu sa présence ? »

 Le jeune homme ferma les yeux pour mieux laisser sa perception du mana le guider. Il discerna sans peine l’aura d’Ayame à ses côtés, puis celle, plus ou moins timide, de la dizaine d’Aegis présents devant lui. Toutefois, lorsqu’il voulut étendre sa perception, l’image de l’auréole incandescente s’imposa brutalement à son esprit. Il grimaça, comme en proie à un mauvais rêve avant d’essayer à nouveau, sans plus de résultat. Chaque tentative le ramenait à l’artefact.

 « Je ne le trouve pas non plus, mais je peux me tromper.

 — Peut-être pas. Au vu de l’état dans lequel tu l’as laissé, il est probable qu’il reconstitue ses forces et attende le moment propice.

 — Ou alors qu’il va chercher ses armées en renfort. »

 Ayame secoua la tête.

 « S’il avait franchi la porte, nous le saurions. Quoi qu’il en soit, reste sur tes gardes. »

 Abel acquiesça.

 « Je vais essayer. La présence de la couronne trouble mes sens.

 — Elle est à l’intérieur de ce bâtiment ?

 — En sous-sol, à une quarantaine de mètres environ.

 — Une quarantaine ? répéta Ayame.

 — Cela t’étonne ?

 — Ça ne devrait pas, reconnut-elle après réflexion. L’homme a toujours cherché à enterrer ses peurs, au sens propre comme au figuré. Mais cela signifie que la couronne est ici depuis longtemps. Peut-être même le complexe a-t-il été construit autour d’elle. »

 Tandis qu’ils avançaient en direction de l’entrée, la soigneuse inspecta sommairement la structure du complexe. Lorsqu’ils étaient arrivés à Ji’an, quatre jours plus tôt, elle lui avait trouvé une ressemblance avec le pentagone américain, pas tant par son nombre de côtés, que par sa physionomie en diamant avec, en son centre, une vaste cour à ciel ouvert.

 « Sous la cour intérieure ? chuchota-t-elle.

 — Hmm », approuva le Français.

 À mesure qu’Ayame et lui s’étaient rapprochés, un état de nervosité avait perceptiblement gagné les Aegis. Les mages se tenaient prêts à incanter, les guerriers à bondir.

 Abel parcourut l’unité du regard. Ainsi qu'attendu de soldats d’élite, ils tentaient de faire bonne figure. Malgré cela, la peur qu'il leur inspirait crevait les yeux. En première ligne, Abel reconnut Huang, le Chinois qu’il avait failli combattre, deux jours plus tôt. Lui ne ferait rien pour éviter le bain de sang, à supposer qu’il ne le provoque pas.

 Abel soupira intérieurement.

 « Je vous déconseille d’approcher davantage, intima Tian Guo. En aucune façon, je ne peux vous permettre de pénétrer en ce lieu.

 — Vous vous trompez d’ennemi, expliqua posément Ayame. Nous ne cherchons pas à nous emparer de la couronne, simplement à éviter qu’Aaron Sanders le fasse.

 — Sanders ? Pourquoi l’un des sauveurs de l’humanité, un frère d’armes, héros de la première guerre en aurait-il après la couronne ? L’on m’a rapporté que vous l’aviez sauvagement agressé et presque laissé pour mort, ne croyez pas que…

 — Il n’est pas celui que vous croyez, l’interrompit la Japonaise. Il…

 — J’ai plus confiance en lui qu’en la créature qui se tient à vos côtés », la coupa à son tour le vieil homme.

 Ayame tiqua. Tian Guo enfonça le clou avec condescendance.

 « Ouvrez les yeux, jeune fille ! Enlevez-lui cette enveloppe, sans doute plaisante, et dites-moi en quoi il est différent des démons que nous combattons ? Il possède leur force, poursuit leur but. Même son prénom leur ressemble ! »

 Le visage d’Ayame s’assombrit. Les arguments ne manquaient pas pour le contredire, mais sa haine d’Abel l’y rendait, de toute façon, sourd. La diplomatie ne mènerait à rien. La jeune femme n’y était d’ailleurs plus disposée. Son interlocuteur voulait jouer la carte de la condescendance ? Très bien.

 Sans se départir de son calme, elle posa sur lui un regard inquisiteur.

 « Vous le haïssez, n’est-ce pas ?

 — Je ne suis guère sensible au charme des démons », ironisa-t-il.

 Ayame secoua la tête.

 « Vous n’êtes pas si stupide, vous-même ne croyez pas à cette histoire. Vous le haïssez pour une autre raison.

 — Et quelle serait-elle ? s’amusa Tian Guo. Vous qui semblez tout savoir.

 — La malédiction de l’Ennedi. »

 Son sourire s’effaça aussitôt.

 « Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi la malédiction vous avait épargné, vous qui comptiez parmi les meilleurs mages du monde ?

 Le vieux sage afficha une moue dédaigneuse.

 « Si, bien sûr, reprit Ayame, faisant tout à la fois les questions et les réponses. J’imagine même un grand nombre de fois. Mais vous n’en avez compris la raison que récemment, lorsqu’un jeune homme prétendant avoir terrassé un démon majeur vous a révélé sa flamme.

 — Taisez-vous, maugréa Tian Guo entre ses dents.

 — Et elle ne vous a pas plu, l’ignora-t-elle. Les douze plus grands mages du monde avaient accompli avec succès le rituel tabou et vous n’étiez même pas au courant.

 — Taisez-vous ! » hurla-t-il.

 Certains des Aegis chinois échangèrent des regards circonspects. Ayame poursuivit inexorablement.

 « Vous ont-ils estimé moins vertueux qu’eux ? Indigne de confiance ? Vous ne connaîtrez jamais la réponse, mais la seule vue d’Abel vous rappelle chaque fois la question. Voilà pourquoi vous le haïssez. Et cela n’a rien à voir avec une quelconque engeance démoniaque. Vous le savez très bien. »

 Tian Guo fulminait, au point d’en libérer sa flamme.

 « Maintenant, nous allons nous assurer que la couronne se trouve en sécurité et vous ne nous ferez pas obstacle », annonça la jeune femme.

 À l’exception de Huang, les Aegis de l’unité chinoise baissèrent naturellement les armes.

 « Jamais ! gronda Tian Guo. Jamais, je ne vous permettrai de l’approcher ! »

 Un orbe incandescent se forma dans les mains du vieux mage.

 « Vous n’avez aucun droit sur elle, répliqua Ayame sans se soucier du magma qui enflait.

 — J’en suis le gardien !

 — Un gardien autoproclamé. Le conseil de sécurité vous destituera de vos fonctions à la seconde où il apprendra la nature de ce que vous conservez jalousement en sous-sol. D’ailleurs, simple curiosité, depuis quand la couronne est-elle en votre possession ? Ou plutôt devrais-je dire, depuis quand vous possède-t-elle ? »

 Le vieil homme darda sur la jeune femme un regard qui, à la faveur de la sphère enflammée, paraissait littéralement brûler de rage.

 « C’est la dernière fois que tu me prends de haut, gamine.

 — Arrêtez, je vous en prie ! » intervint une voix féminine au moment où l’orbe s’apprêtait à quitter les mains de Tian Guo.

 Ce dernier s’interrompit un bref instant, le temps de considérer la nouvelle arrivante.

 « Ce ne sont pas nos ennemis, déclara celle-ci.

 — Tu me déçois, Mei », désapprouva-t-il.

 Puis il relâcha l’énorme brasier qui fonça droit sur la soigneuse.

 Ayame ne chercha pas à l’éviter. Elle savait pertinemment qu’entre elle et lui se dresserait un mur infranchissable. Aussi, lorsque la détonation retentit à quelques mètres devant elle, elle ne cilla même pas. Elle se contenta de regarder l’orbe incendiaire éclater en une myriade de flammèches inoffensives.

 L’explosion souleva un voile de poussière autour d’Abel. Une ombre fila sur sa droite. Il ne la remarqua qu’une fois qu’elle l’eut dépassé.

 Ce mur, Huang aussi le savait infranchissable, tout comme il savait qu’il le trouverait précisément à cet endroit. Pour atteindre celle avec laquelle il avait un compte à rendre, il avait donc fait le choix de le contourner.

 « Huang ! Non ! » hurla Mei.

 Ignorant l’appel de sa capitaine, le guerrier émergea du nuage de particules, le corps en extension et l’épée prête à frapper.

 Ayame, quant à elle, demeura de marbre.

 Un rictus sadique barra le visage de Huang à l’idée de réduire en miettes cette confiance absolue. Il avisa le sommet de la tête de sa victime, puis abattit son bras. Celui-ci ne bougea cependant pas d’un iota.

 Incrédule, le guerrier opéra du regard un va-et-vient entre son membre prisonnier d’un étau invisible et le Français, main tendue dans sa direction. Le sang battait à ses tempes. Une sueur froide commença à perler sur son front.

 « C’est la deuxième fois que tu t’en prends à elle, souligna Abel avec un calme qui n’était qu’apparent.

 — Lâche mon bras et je lui défonce le crâne », brava le Chinois.

 Mei ferma les yeux. Cette fierté mal placée, cet irrésistible besoin de ne pas perdre la face, c’était Huang tout craché.

 Quatre sinistres craquements, aussitôt couverts par les hurlements du guerrier, arrachèrent une grimace à la jeune femme. Au tintement de l’épée retombant sur le sol, elle rouvrit les paupières.

  Le bras de Huang obliquait dans une succession d’angles improbables. Seule son armure, elle-même pliée en plusieurs endroits, assurait un semblant de jonction entre l’épaule et le poignet. Le sang coulait en abondance dans les interstices des renforts métalliques.

 « Humain ou pas, l’avertit Abel, s’il doit y avoir une troisième fois, je fais la même chose avec ta nuque. »

 Joignant le geste à la parole, le jeune homme décala sa main de quelques centimètres. La pression se déplaça sur les cervicales de Huang qui se mit à respirer bruyamment.

 « Alors, dis-moi, y aura-t-il une troisième fois ? »

 Mei serra les poings. Le Français ne reculerait pas, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Toutefois, pour légitime que soit sa colère, elle ne pouvait se résoudre à voir l’un de ses hommes purement et simplement exécuté, même Huang.

 « Abel », la devança Ayame.

 L’intéressé leva les yeux vers elle.

 « Je vais bien. »

 Après un instant d’hésitation, le jeune homme libéra le guerrier de son emprise.

 Mei expira longuement, consciente du carnage qui venait d’être évité.

 Elle chercha ensuite Tian Guo, en vain. Le vieux mage en avait profité pour s’éclipser.

 Le Français paraissait, lui aussi, l’avoir remarqué, mais autre chose avait manifestement attiré son attention. Brusquement, il avait tourné la tête vers le complexe militaire, avant de regarder fixement le ciel.

 « Il est là, annonça-t-il à l’adresse de sa coéquipière.

 — Il ? » s’interrogea Mei à haute voix.

 Plissant les yeux pour filtrer la luminosité, elle suivit son regard. Au loin, une forme grossièrement humaine se découpait sur le bleu du ciel. D’un vol stationnaire, la silhouette se mit soudain à chuter. Gagnant en vitesse ce qu’elle perdait en altitude, elle devint rapidement une torche, laissant dans son sillage une trainée noire et volatile, semblable à de la cendre.

 Masquée par le bâtiment militaire, elle disparut de leur vue juste avant l'impact. Tous en ressentirent néanmoins les conséquences lorsque, telle une météorite, elle s’abattit au milieu de la cour intérieure.

 Dans un fracas assourdissant, la terre s’ébranla. Puis, pulvérisées par le souffle, toutes les vitres du complexe volèrent en éclats.

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