Chapitre 43

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 Dans la cour intérieure du site militaire, le gouffre formé par l’impact éventrait l’esplanade sur près de quinze mètres de diamètre ; un abîme vertigineux ouvrant jusqu’aux entrailles du complexe.

 Depuis le bord du précipice encore fumant, Abel contemplait les ténèbres. Une lueur orangée les dissipait, dix-sept strates plus bas.

 Ayame et Mei ne tardèrent pas à le rejoindre, suivies d’une partie de l’unité chinoise, plus en retrait.

 « Cette chose tombée du ciel, c’était Sanders ? ne parvenait pas à réaliser Mei.

 — Ouais, l’apparence humaine en moins », confirma le Français.

 La jeune femme passa nerveusement la main dans ses cheveux, l’impression d’être complètement dépassée.

 « Alors, tout est fini, se résigna-t-elle. S’il est parvenu au dix-septième sous-sol, il n’y a plus aucun obstacle entre lui et la couronne.

 — Il en reste un », objecta Ayame.

 Abel détacha son regard de l’abysse pour croiser celui de la soigneuse. Elle le connaissait par cœur.

 « Attends ! comprit Mei. Il ne va quand même pas… même pour lui, c’est…

 — Reviens-nous », le somma Ayame.

 Pressentant qu’un point de non-retour allait être franchi, la jeune femme se força à sourire. Pour lui, pour elle ou pour l’humanité, elle l’ignorait encore. Mais s’il devait la voir pour la dernière fois, autant que ce soit sous ce jour.

 « Reviens-moi », se corrigea-t-elle.

 Sa voix n’avait pas tremblé, mais un voile de tristesse avait paré son visage.

 Abel le remarqua. Il lui rendit son sourire, l’espérant rassurant. Puis il plongea dans l’abîme.

 « Y a plus de soixante mètres ! » lui cria Mei.

 Ayame s’approcha à son tour du précipice.

 « Ne me dis pas que tu vas sauter, toi aussi ?

 — Je n’y survivrais pas », répondit-elle, pragmatique.

 Sa façon de garder les poings serrés trahissait cependant sa frustration.

 « Tu meurs d’envie de le rejoindre, n’est-ce pas ? »

 La Japonaise opina. La formule n’était pas exagérée.

 « Il y a un ascenseur dans le complexe, expliqua la Chinoise après un instant d’hésitation. Je peux t’y conduire, si tu veux. En espérant qu’il n’a pas été pris dans l’explosion. »

 Ayame secoua la tête avant de s’asseoir, les fesses sur les talons.

 « Tu ne veux pas ? s’étonna Mei.

 — Plus exactement, je ne dois pas. Avec Sanders pour adversaire, qui plus est dans un espace clos, je ne serais qu’un fardeau pour lui.

 — Qu’est-ce que tu comptes faire, alors ?

 — La seule chose que je puisse faire dans l’immédiat : attendre. »

 Mei considéra en silence la Japonaise. Lorsqu’elle avait écouté l’enregistrement du combat de son unité contre Lahabriel, elle lui avait trouvé des nerfs d’acier. Elle ne s’était pas trompée, mais la réalité lui révélait également autre chose, qu’elle n’avait pas soupçonné : le volcan, en perpétuelle éruption, sous cette mer de sérénité.

 Soixante mètres plus bas, au centre de la dépression creusée par sa chute, Abel se redressa, indemne. Le mana irriguait chaque cellule de son corps.

 L’auréole enflammée ne tarda pas à lui faire écho, irradiant tel un soleil miniature au milieu de la vaste pièce. Sanders ne se trouvait plus qu’à quelques mètres d’elle. Le vieux Tian Guo, quant à lui, tentait vainement de s’interposer, barrage illusoire reculant chaque fois que le démon avançait.

 Ce dernier regarda alternativement l’Aegis et l’artefact brûlant d’un feu nouveau.

 « Intéressant », commenta-t-il d’une voix qui n’avait d’humaine que son intonation.

 Abel l’examina d’un œil scrutateur.

 De l’homme, Sanders avait conservé la forme anthropomorphique et une taille très en deçà de ses concurrents. Il devait avoisiner les deux mètres cinquante, plus si l’on comptait les deux cornes effilées prolongeant son visage anguleux. Entièrement recouvert d’écailles, son corps rappelait la noirceur du charbon ; ses ailes, drapées dans son dos, la texture de la suie. Une créature enténébrée, presque une ombre, si ce n’était le tranchant de ses griffes. Triplant la longueur de ses doigts, elles accentuaient l’aspect fuselé de sa silhouette.

 De tous les démons majeurs qu’Abel avait combattus, celui-là s’avérait assurément le moins massif, pas le moins dangereux. En effet, si elle pouvait le désavantager vis-à-vis de ses congénères, cette morphologie svelte se révélait, au contraire, parfaitement adaptée à l’homme. Elle lui conférait rapidité, agilité et, quoi qu’il en soit, une force excédant très largement la résistance physique d’un corps humain.

 Le démon renonça temporairement à l’artefact pour s’intéresser au nouvel arrivant.

 « En dépit de mes efforts pour soigneusement t’éviter, nous y voilà, déclara-t-il. La faute à la fille d’Hajime, j’imagine. Mais qu’importe, réponds plutôt à cette question : qu’est-ce qui t’amène ici, exactement ? La volonté de m’arrêter, ou de mettre la main sur ceci ? »

 De l’index, il désigna l’auréole ardente.

 « Je n’ai que faire de ta couronne.

 — Vraiment ? »

 Le regard pourpre du démon devint suspicieux.

 « Qu’insinues-tu ? demanda l'Aegis.

 — Rien. Au contraire, c’est parfait. Cela signifie que nous n’avons pas besoin de nous affronter. »

 Abel haussa les sourcils, perplexe.

 « Laisse-moi repartir avec la couronne, ajouta Sanders, et plus un démon ne foulera la surface de ton monde. Je t’en donne ma parole. »

 « Ta parole ? Que vaut-elle ?

 — Guère plus que celle d’un homme, je le crains. Pas moins non plus, du reste. »

 Forcé de lui donner raison sur ce point, l’Aegis garda le silence.

 « Tu es le seul qui se soit montré hostile. Pour ma part, je n’ai jamais attenté à la vie de ceux de ton espèce : ni Maximilien, ni la petite Sato, ni ta charmante sœur, ni personne d’autre.

 — Ils étaient tes alliés.

 — Et ils ne deviendront pas mes ennemis demain. Je ne désire que la couronne et te propose une issue où chacun de nous y trouve son compte.

 — À supposer que tu dises vrai.

 — Évidemment, concéda Sanders.

 — Et Lahabriel ? Ou encore le dernier dont j’ignore le nom, ils t’obéiront ? »

 Sanders parut hésiter.

 « Je pourrais te mentir, avoua-t-il. La vérité, c’est que soumettre un démon majeur n’est pas une mince affaire, même pour le détenteur de la couronne. Comme vous, nous avons notre libre arbitre. Je peux en revanche t’assurer que la Terre ne présente aucun intérêt à leurs yeux si la couronne n’y est pas. C’est vrai pour Lahabriel, ça l’est encore plus pour Ka’siel. »

 Abel le jaugea en silence. Il n’avait pas oublié les cohortes de commandants que lui montraient ses rêves.

 « Et son armée, qu’en feras-tu ? » demanda-t-il en désignant l’artefact.

 Le démon plissa les yeux.

 « De quelle armée parles-tu ?

 — Des commandants, à perte de vue. À quoi pourraient-ils bien te servir si tu comptes rester sagement chez toi ? »

 Les mâchoires du démon se contractèrent.

 « La légion du monarque… Comment connais-tu son existence ? Il n’y a que les prétendants à la succession qui… »

 La fin de sa phrase mourut à l’instant où il réalisa. Puis, la colère remplaça bientôt la surprise sur son visage démoniaque.

 « Laisse tomber, éluda Abel en adoptant une posture de combat. J’ai ma réponse. »

 En écho à l’afflux de mana, les flammes dansèrent de plus belle sur l’artefact.

 « Et puis, au risque de me répéter, ajouta-t-il. La couronne ne m’intéresse pas. »

 Un rictus nerveux pinça les lèvres du démon.

 « Plus tu le répètes et moins j’ai l’impression d’être celui que tu tentes de convaincre. Mais qu’importe. Si, en définitive, c’est elle qui s’intéresse à toi, l’affrontement est de toute façon inévitable. »

 Il jaugea l’Aegis d’un regard mauvais puis fondit sur lui, telle une ombre vorace.

 Bien qu’il s’y fût attendu, la vitesse du monstre prit Abel de court, l’obligeant à reculer. Dans un sifflement strident, les immenses rasoirs lacérèrent l’espace juste devant ses yeux, manquant de peu de le décapiter. La créature ne s’arrêta pas là. Profitant de son initiative, elle entreprit de l’acculer, enchaînant une deuxième, puis une troisième frappe, transversales toutes les deux. La première frôla le torse du jeune homme qui effectua un saut arrière pour échapper à la suivante.

 Le démon entendait bien toutefois dicter son rythme. Il rejoignit l’Aegis en un éclair, puis élança son bras, droit devant lui, à la manière d’une lance foudroyante.

 Ayant retrouvé ses appuis, Abel se décala sur l’extérieur avec une rapidité fulgurante et frappa l’avant-bras du monstre de la paume. L’onde de choc acheva de dévier le coup, emportant un peu plus le démon dans son élan. Le flanc désormais à découvert, Abel asséna aussitôt une seconde décharge, au moyen de son autre main. Bien plus forte que la précédente, elle ne trouva cependant qu’une poignée d’écailles à arracher. Pressentant le danger, le monstre s’y était dérobé au dernier moment.

 Dès lors à distance raisonnable, les deux combattants s’observèrent en silence. Aussi brève qu’intense, cette passe d’armes avait suffi à confirmer les soupçons que chacun nourrissait à l’égard de l’autre. Tous deux excellaient au corps à corps ; tous deux pouvaient en finir au moindre faux pas.

 Sanders avisa son avant-bras. Celui-ci pendait, fracturé, malgré l’armure d’écailles. Tandis que le membre se ressoudait de lui-même, il afficha un sourire en coin. Une manière de rappeler à son adversaire que, moins encore que lui, il n’avait droit à l’erreur. Sans attendre la régénération complète, Abel passa à l’offensive.

  Le combat devint rapidement une succession d’escarmouches à l’issue desquelles le Français prenait progressivement l’avantage. Se livrant peu, frappant les parties du corps qui lui étaient accessibles sans chercher le KO, reculant parfois, il s’appliquait à le harceler. Sanders ne s’en inquiéta pas. Grâce à sa faculté de régénération et aux réserves de mana limitées de son adversaire, le temps jouait pour lui. Sans qu’il s’en aperçoive cependant, le cercle vicieux prit place : les fractures s’accumulèrent plus vite qu’elles ne guérissaient, entamant ainsi sa mobilité et, par là même, sa capacité à esquiver. Le Français parut aussi augmenter la force de ses attaques. Malgré cela, son mana semblait ne jamais s’épuiser. Au contraire, en dépit de l’éblouissante clarté dégagée par l’artefact, ses tatouages apparaissaient avec une netteté surprenante.

 Soudain, Sanders réalisa son erreur. Une erreur monumentale. Il le savait pourtant, son adversaire l’avait déjà montré : cet homme engloutissait le mana, comme un trou noir la lumière. Et lui le combattait à côté d’une source presque intarissable.

 Fuir devint alors sa priorité.

 Inconsciemment, il jeta un dernier regard à la couronne. Ce qu’il vit l’arrêta net.

Ne fais pas ça, pauvre fou ! voulut-il hurler quand la paume d’Abel apparut subitement dans son champ de vision.

 Celle-là, il ne pourrait pas l’éviter. Dans un ultime réflexe, il porta les bras en croix à hauteur du visage.

 La détonation fit trembler la salle souterraine tandis que, d’une main hésitante, le vieux Tian Guo ceignait sa tête de la couronne des Enfers.

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