Chapitre 44

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Kyoto (Japon).

 Lise en tête, l’unité japonaise arriva au pas de course aux abords de la porte orientale. Plus d’un millier d’hommes et de femmes vinrent à sa suite, encerclant bientôt l’immense fosse au milieu de laquelle lévitait l’édifice.

 Entre ses larges battants, le rideau de mana s’étirait tel un miroir d’eau en surplomb de l’abîme. Une brume éparse achevait de se dissiper, vestige de la bourrasque glaciale échappée des Enfers, quelques minutes auparavant. La neuvième porte était désormais ouverte. La fin de quatorze ans d’attente pour l’humanité.

 En dépit de leur nombre, Aegis et soldats observaient un silence que seul le chuintement du vent, prisonnier du gouffre, venait troubler. Les yeux rivés sur le monument, ils scrutaient la surface du voile, dans un mélange de vigilance et d’appréhension.

 Lise consulta l’écran de son smartphone, avant de le plonger, à regret, au fond de l’une de ses poches. Déjà opaque depuis ces dernières heures, la communication avec la base de Ji’an avait subitement été coupée, trente minutes plus tôt. Et ni Abel ni Ayame ne donnaient signe de vie.

 « Toujours rien ? » hasarda Émilie.

 La guerrière secoua la tête.

 « Tu sais, ça ne prouve pas grand-chose, tenta de la réconforter Richard. Des tas de trucs peuvent les occuper en ce moment, sans pour autant qu’ils soient en danger.

 — Hmm, se contenta-t-elle de répondre, en portant la main à son oreillette. Lise à opérateur : du nouveau sur la situation à Ji’an ? »

 Lars soupira.

 « Richard a raison, abonda le Norvégien avec moins de précautions oratoires. Reste focus, on devrait bientôt avoir nos propres problèmes. Va savoir ce qu’il peut sortir de cette foutue porte.

 — La dernière… sembla méditer Saori.

 — Opérateur à Lise : négatif. »

 La jeune femme serra les mâchoires.

 « Lise, l’interpella Maximilien sur le canal de communication. Dans l’immédiat, on a plus urgent. Reste concentrée.

 — Qu’est-ce que je disais ? savoura Lars.

 — Rassurez-vous, je serai opérationnelle à cent pour cent dès qu’un démon pointera son nez. Ce qui peut prendre des jours, comme le montre l’exemple de Ji’an…

 — Et même plus encore, l’interrompit son chef. Le silence de la base chinoise ne nous empêche pas de suivre les relevés de la porte. À l’heure où nous parlons, toujours rien n’en est sorti. »

 Lise secoua inconsciemment la tête.

 « Pardonnez-moi d’insister, chef, mais j’ai du mal à croire qu’il ne s’est rien passé là-bas. Si les conditions météo sont bonnes, une simple requête satellite permettrait sans doute de nous en assurer. »

 La réponse ne vint pas immédiatement.

 « Requête en cours, confirma l’opérateur.

 — Merci, dit-elle reconnaissante.

 — Maintenant, ressaisis-toi, la sermonna Maximilien. J’aurai bientôt les images sous les yeux, je reviendrai vers toi si je constate quelque chose d’anorm... »

 Maximilien s’interrompit de lui-même.

 « Chef ?

 — Agrandissez ici, l’entendit-elle ordonner. Plus à gauche. »

 Lise ferma les yeux tandis que les exclamations du QG lui parvenaient en bruit de fond. Son intuition ne l’avait pas trompée, quelque chose s’était produit à la porte chinoise.

 « Bon, reprit posément Maximilien à l’intention des membres de son unité. Il y a un cratère de quinze, vingt mètres de diamètre dans la cour intérieure du complexe.

 — Abel ? laissa échapper Lise.

 — Difficile à dire. En tout cas, ça paraît profond. On devine aussi une auréole, un peu dispersée, à la périphérie extérieure du site, probablement des bris de verre, en quantité. J’imagine que le bâtiment a été soufflé dans l’explosion. Sûrement la cause du black-out, mais ce n’est pas ce qui m’inquiète le plus. »

 Il marqua une pause, cherchant ses mots ou le sens de ce qu’il voyait exactement. Son équipe ne savait pas comment l’interpréter, mais tous étaient suspendus à ses lèvres.

 « On dirait une porte, ouverte », sembla-t-il réfléchir tout haut.

 Un moment de flottement gagna les Aegis, partagés entre l’incompréhension et le déni.

 « Ça, on le savait déjà, relativisa Lars. La question c’est plutôt de savoir si…

 — C’est pas ça qu’il est en train de dire, comprit Hanna, le visage soudain blême.

 — Pas celle que nous connaissons, monsieur Janussen. Une autre, à proximité immédiate du complexe. Une dixième, si vous préférez.

 — Une dixième porte », répétèrent Yuna et Saori, à l’unisson des voix autant que de la sidération.

 La même stupéfaction parait tous les visages. Pour quelques instants seulement.

 La sirène se mit à retentir dans la Kyoto abandonnée. Son hurlement caractéristique les sortit brutalement du cauchemar, pour les plonger aussitôt dans un autre ; par-delà le voile, quelque chose approchait.

 « Pic énergétique en provenance… » n’acheva pas la voix artificielle.

 Les soldats et Aegis se cherchèrent du regard, perplexes. Le mugissement mécanique s’était interrompu en même temps que la voix.

 « Fausse alerte ? demanda Lise sur le canal vocal.

 — On l’ignore, répondit Maximilien. Un pic est apparu sur les consoles, puis un code erreur s’est affiché.

 — Un bug ? hasarda Émilie.

 — Si seulement, lâcha Hanna sans y croire. Ces trucs-là ne se sont jamais plantés. Ni pour Abel ni pour aucun démon majeur.

 — Y a un début à tout, lui opposa Lars.

 — Hmm, fit-elle, dubitative.

 — Code erreur, ça veut bien dire ce que ça veut dire, non ?

 — Nous serons vite fixés », trancha Lise.

 La jeune femme sortit ses glaives et dirigea le mana dans ses jambes, prête à se battre à cent pour cent, comme elle l’avait assuré plus tôt. Les capteurs ne se trompaient pas, elle aussi en était convaincue. Une créature émergerait bientôt du portail. La machine ne parvenait simplement pas à mesurer son empreinte énergétique.

Plus forte que les démons majeurs que nous avons affrontés jusque-là, songea Lise. Plus forte qu’Abel.

 Une sueur froide coula le long de sa colonne vertébrale.

 Lorsqu’une onde se propagea en cercles concentriques à la surface du voile, tous retinrent leur souffle.

 Une créature insignifiante apparut. Elle tomba aussitôt au fond de l’abîme, dans un cri suraigu.

 Lars émit un rire nerveux. Contagieux aussi, il gagna une partie des rangs.

 « Tout ça pour… »

 Le Norvégien s’interrompit de lui-même, ainsi que ceux qui l’avaient imité. L’anneau formé par les militaires autour du gouffre parut également s’élargir. Tous avaient reculé d’un pas, les yeux écarquillés, la bouche bée. Inconsciemment, Lise abaissa ses lames, comme si son corps l’enjoignait à renoncer.

 Elle n’avait pas distinctement vu la tête du monstre. Sitôt le rideau de mana franchi, celle-ci avait d’emblée plongé dans le précipice, comme le démon mineur avant elle. Le corps, en revanche, se laissait volontiers contempler. Il s’écoulait de la gueule des Enfers avec une langueur reptilienne. D’un diamètre égalant la largeur de la porte, ses écailles blanches crissaient au contact des battants entrouverts. À mesure que la créature se trouvait emportée dans sa chute, le crissement gagna en intensité. Il devint rapidement intolérable. Pour autant, le moment de libération que tous attendaient ne venait pas. Telle une ancre jetée n'atteignant jamais le fond, la bête semblait sans fin.

 Lorsque enfin la queue apparut à son tour, elle fouetta une dernière fois le battant. Le silence succéda au claquement. Un effroyable rugissement ne tarda pas à le rompre. Agissant comme une caisse de résonance, le gouffre lui fit un écho formidable. Soldats et Aegis le ressentirent jusque dans leur cage thoracique.

 Voulant constater la chute de ses propres yeux, Richard fit mine de s’approcher du précipice. Lise le retint. Ce cri-là n’avait rien de la détresse ; il n’était que fureur.

 Après une poignée de secondes, un mouvement de recul général s’opéra.

 Portée par deux immenses voilures, tenant autant de l’aile que de la nageoire, la créature reparut sous leurs yeux ébahis.

 « Putain, c’est quoi ce truc ? jura Lars tandis que le monstre s’enroulait autour du propylée.

 — Avant de voir sa tronche, j’aurais dit un serpent, supposa Richard. Mais là, j’avoue que je ne sais plus trop. On dirait un… »

 Il hésita.

 « Dragon ? acheva Isao.

 — Ouais, confirma le Français. Même si je ne pensais pas dire ça un jour. »

 Le démon continuait d’envelopper la porte, penchant sa tête au hasard d’une direction, avant de s’en détourner. Les hommes ne semblaient pas l’intéresser.

 « Mi-serpent, mi-dragon, résuma Lars. Il y a bien une créature qui ressemble à ça, dans la mythologie nordique.

 — Jörmungand ? » suggéra Hanna, animée de la même pensée.

 Le Norvégien opina.

 « Jörmungand ? répéta Richard. C’est quoi ?

 — Le nom que lui donne la Bible te sera peut-être plus familier : le Léviathan.

 — C’est pas un monstre marin, ça ?

 — En théorie, si. Mais regarde ses ailes, ou même sa queue. Elle n’est pas tellement différente d’une murène. Enfin, à une tout autre échelle, bien sûr.

 — Et il n’a pas de bras, constata Makoto. Juste une gueule, énorme.

 — Quoi que ce soit, coupa court Lise, il va falloir qu’on le dégomme. »

 Émilie se laissa tomber sur les genoux, subitement découragée.

 « C’est une blague ? balbutia-t-elle. Dans la Bible, cette créature annonce l’Apocalypse. Toutes ces épreuves pour se retrouver face à ça ? Qu’est-ce qu’on peut bien faire contre une chose pareille ? On n’a même pas Abel avec nous. Et puis, ce n’est même pas la dernière porte !

 — Tu as raison, concéda Lise en avisant ses lames. Je ne l’égratignerais probablement même pas avec ça. Mais comme tu l’as dit : après toutes ces épreuves, ce serait trop bête d’abandonner maintenant. Alors debout, Aegis. On va avoir besoin de chaque mage, plus que jamais. »

 Sa voix ne trahissait aucun reproche, juste la volonté de l’encourager à un ultime effort. Le reste ne dépendrait plus d’eux.

 Tandis qu’Émilie se relevait, le démon fixa soudain son attention sur un point de la ligne d’horizon. Lorsqu’il déploya ses ailes, tous les soldats se tinrent en alerte. Le monstre ne leur prêta aucune attention. Il décrivit une dernière circonvolution autour de l’édifice, puis fendit le ciel à vive allure.

 « Qu’est-ce qu’il fout ? interrogea Lars. Il va où comme ça ? »

 Lise suivit la créature du regard, jusqu’à ce qu’elle quitte son champ de vision.

 « Vers l’ouest, réalisa-t-elle.

 — L’ouest ? Qu’est-ce qu'il y a là-bas qui l'intéresse ?

 — Ji’an. On doit absolument les prévenir. »

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