Chapitre 45

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Ji’an (Chine)

 Lorsque Tian Guo avait coiffé la couronne des Enfers, la terre s’était soudain mise à trembler. Suffisamment fort pour que les effets s’en ressentent jusqu’au dix-septième sous-sol. L’espace d’un instant, Abel s’était demandé si l’infrastructure souterraine n’allait pas s’effondrer. Sanders en avait profité pour fuir ; la dernière attaque de l’Aegis l’avait privé de ses deux bras, pas de ses ailes.

 Hésitant, Abel avisa tour à tour Tian Guo et le puits par lequel son adversaire venait tout juste de s’envoler. Le temps qu’il remonte à la surface, Sanders serait déjà loin. Et puis, pouvait-il raisonnablement ignorer la menace que représentait désormais le vieux mage, même si, pour l’heure, celui-ci demeurait immobile ?

 Il regarda à nouveau la trouée. Ayame se trouvait probablement toujours là-haut. Le risque que Sanders renonce à sa fuite pour s’en prendre à elle était faible, qui plus est dans son état. Il n’était cependant pas nul. Le séisme ressenti plus tôt l’inquiétait également.

 « Fais chier ! » lâcha le jeune homme.

 Avant de quitter les lieux, il considéra une dernière fois le vieil homme auréolé de la couronne ardente. L’artefact s’était parfaitement adapté à la morphologie de son porteur et flottait, à quelques centimètres au-dessus de son crâne.

 En apparence, Tian Guo n’avait pas changé. À l’exception de ses iris incandescents, rien, chez lui, n’amenait à douter de son humanité. Aux yeux d’Abel cependant, le changement ne passait pas inaperçu. Démultipliée par la couronne, sa flamme emplissait la pièce jusqu’à la saturer de mana.

Et ce n’est que Tian Guo, se prit-il à penser. Que se passerait-il si un démon majeur venait à la coiffer ? Ou moi...

 Se rappelant la promesse faite à Ayame, il chassa aussitôt l’idée coupable de son esprit et se dirigea vers le puits de lumière. Les jambes fléchies, il parcourut du regard les étages éventrés. Quatre ou cinq sauts, tout au plus, devraient le mener à la surface.

 Alors qu’Abel s’apprêtait à bondir, son attention fut de nouveau ramenée vers la salle.

 Une tempête de mana déferlait autour du vieil homme. Il perdait manifestement le contrôle de sa flamme. Le visage saisi d’effroi, Tian Guo ne cessait de remuer les lèvres. Abel crut d’abord à des spasmes, avant de comprendre que le vieil homme parlait. Il ne semblait toutefois pas s’adresser à lui. Un mot lui parvint plus distinctement que les autres. Le dernier.

 « Indigne ? » répéta Abel.

 L’instant d’après, le corps de Tian Guo s’embrasait sous l’effet d’une combustion spontanée. Il n’émit qu’un début de cri avant que les flammes ne l’avalent entièrement. D’une voracité sans pareille, elles le transformèrent presque instantanément en une statue de cendres qui s’effondra sur elle-même.

 Abel observa l’auréole incandescente affranchie de son hôte. Celle-ci flottait de nouveau à hauteur d’homme, comme si elle ne demandait qu’à être coiffée. Au bout de quelques secondes, l’Aegis se résolut à détourner les yeux, puis sauta.

 Lorsqu’il regagna la surface, la température avait anormalement chuté. Il en découvrit rapidement la cause. Ainsi qu’il le craignait, en ceignant la couronne, le vieux Tian Guo avait réveillé des forces qu’il aurait mieux valu laisser en sommeil. Par-delà le mur d’enceinte entièrement recouvert de glace se dressait un édifice tristement familier : une porte des Enfers, la dixième.

 Se rappelant la bourrasque qui, chaque fois, accompagnait l’ouverture, il se mit soudain à angoisser. Il jeta des regards tous azimuts, en quête de la soigneuse.

 Lorsqu’il la trouva, étendue au sol parmi d’autres, ses pupilles se dilatèrent.

 « Ayame ! » appela-t-il en se précipitant sur elle.

 La jeune femme n’eut aucune réaction.

 Elle ne présentait aucune plaie apparente, mais son teint rappelait la pâleur du linceul. Abel passa délicatement un bras derrière ses épaules. Toute chaleur semblait l’avoir quittée. Son inquiétude grandissant, il posa deux doigts sur le côté de sa carotide.

 Il détecta un pouls, timide, espacé mais bien réel. Le cœur de la jeune femme semblait fonctionner au ralenti quand celui d’Abel, après avoir manqué un battement, repartait de plus belle.

 Sans les murs du complexe pour faire obstacle au souffle glacial, elle serait morte. Toutefois, au vu de la température extrêmement basse de son corps, le pire n’avait peut-être été que retardé.

 De nouveau, il tenta de l’appeler plusieurs fois, en vain.

La réchauffer, pensa-t-il. Comment ?

 Son regard glissa vers le gouffre.

La couronne ? Non, même lorsqu’elle irradiait, il ne s'en dégageait aucune chaleur.

 L’image de Tian Guo en proie aux flammes lui revint à l’esprit.

Trop dangereux. Il a fini consumé par le…

 Ses yeux s’arrondir subitement.

 Sans plus se poser de questions, il déplaça la jeune femme au milieu des autres corps et la serra contre lui. Les bras ballants et les genoux touchant à peine le sol, elle reposait, le menton sur son épaule.

 Puis, avec une infinie précaution, Abel libéra progressivement sa flamme. Lui, qui toute sa vie s’était entraîné à concentrer le mana en un point pour le faire exploser, s’appliquait cette fois à obtenir l’effet inverse : le diffuser.

 Quelques flammèches, semblables à des feux follets, s’échappèrent de ses tatouages. D’abord éparses et éphémères, elles devinrent rapidement de plus en plus nombreuses, évoluant en spirale autour d’eux, comme des feuilles mortes prisonnières d’un courant ascendant. Un vent tiède qui ne tarda pas à envelopper leurs deux corps à la manière d’un cocon.

 Au bout de quelques minutes, il entendit la sirène résonner au loin sur le site de Ji’an.

 « Sanders a dû franchir la porte, pensa-t-il tout haut. D’ici peu, il reviendra à la tête d’une armée et tout sera à refaire.

 — L’alerte… » balbutia Mei, en tentant de se relever.

 Ses muscles encore transis de froid ne parvinrent pas à la soulever. Elle tremblait de tout son corps. Par habitude, elle porta la main à son oreillette avant de se rappeler : entre le cratère causé par Sanders et l’ouverture du portail à proximité, il ne devait plus rester âme qui vive à l’intérieur du complexe.

 Quelques autres également commencèrent à manifester des signes d’éveil. Certains, en revanche, semblaient à jamais endormis.

 « Tu n’iras nulle part dans ton état, lui fit remarquer Abel. Approche. Ici, la chaleur est plus forte. »

 Mei se retourna vers le Français ; la soigneuse reposait contre lui. Le mana flottait autour d’eux comme une fleur de lotus sur le point d’éclore.

 La Chinoise se traîna jusqu’à eux.

 « Tu es en train d’épuiser toute ta flamme, l’avertit-elle entre deux claquements de dents.

 — Peu importe. Au besoin, je la restaurerai.

 — Comment ? s’étonna Mei.

 — La couronne. Tu es une manipulatrice de mana, toi aussi. Tu l’as forcément ressenti. »

 Elle acquiesça. Peu à peu, la chaleur produisait ses bienfaits.

 « Oui, mais elle me fout les jetons, avoua-t-elle. À ta place, j’éviterais d’en être dépendant. »

 Abel sourit.

 « Qu’est-ce que j’ai dit de drôle ?

 — Rien. C C'est juste que votre ressemblance n’est apparemment pas que physique, dit-il en baissant les yeux sur Ayame. Elle aussi me mettrait en garde et vous avez probablement raison. Mais, au regard du contexte, il est difficile de négliger une source pareille de mana.

 — D’ailleurs, se rappela Mei, tu disais quoi tout à l’heure à propos de Sanders ?

 — Que la sirène qu’on entend, c’est certainement lui qui est retourné de l’autre côté. Il reviendra, sans aucun doute, mais en attendant, tu peux te reposer. »

 Abel sentit soudain des bras enserrer sa taille. À son grand soulagement, Ayame reprenait connaissance.

 « Atsui, articula-t-elle.

 — Chaud », traduisit-elle une fois ses esprits recouvrés.

 Aussitôt, Abel laissa le cocon s’évanouir et relâcha son étreinte afin de permettre à la jeune femme de s’en libérer. Pour autant, elle maintint la sienne.

 « Lorsque j’ai vu cette porte apparaître et Sanders s’envoler, murmura-t-elle d’une voix mal assurée. L’espace d’un instant, j’ai cru que… »

 Découvrant la présence de la Chinoise à leur côté, Ayame s'interrompit.

 « Enfin, tu vas bien, c'est l'essentiel », reprit-elle en se séparant d’Abel.

 Privée de son épaule, elle chancela. Celui-ci la rattrapa.

 « Ça va aller ?

 — Oui, lui assura-t-elle. Sans doute le contrecoup des variations subites de température. Mon organisme a besoin de temps pour se réguler. Dis-moi plutôt ce qu’il s’est passé en bas. »

 Bien qu’elle eût repris des couleurs, la soigneuse paraissait encore très affaiblie.

 « Tian Guo a coiffé la couronne, expliqua Abel. D’où, je pense, l’apparition de la porte.

 — Et lui, que lui est-il arrivé ? demanda Mei.

 — Mort, consumé par la couronne. J’ai l’impression qu’elle ne l’a pas accepté. Enfin, c’est qu’une supposition. »

 La Chinoise baissa les yeux.

 « Désolé, ajouta le jeune homme.

 — Tu n’as pas à t’excuser. Il était mon chef, mais nous n’étions pas proches. Et puis, il a fait ses choix.

 — Le porteur est mort et malgré cela, la porte est toujours là, poursuivit Ayame, peu émue par le trépas du vieux mage. C’est donc qu’elle est liée à la couronne plus qu’à celui qui la ceint. Pour autant, l’artefact est ici. Dès lors, soit ce n’est qu’un moyen pour le porteur de retourner dans son monde, soit quelque chose attend là-bas. Et dans cette dernière hypothèse, quoi ? Comme je n’imagine pas un royaume vide, ce ne peut-être qu’une armée. »

 Malgré son évidente fatigue, la soigneuse percutait vite, comme à son habitude.

 « Sanders l’a appelée la légion du monarque, reconnut Abel. Et c’est une armée de commandants. »

 Les deux femmes ouvrirent la bouche au même moment, mais aucun son n’en sortit.

 « Tu ignorais son nom, mais tu l’as déjà vue, n’est-ce pas ? finit par demander Ayame.

 — Dans mes cauchemars.

 — Si ce n’est qu’en rêve, rien ne dit qu’elle existe véritablement, argua Mei.

 — La couronne aussi, je l’ai rêvée avant de la voir de mes propres yeux. C’était exactement la même.

 — Comment c’est possible ? »

 Abel haussa les épaules.

 « J’en sais rien, mais cette légion, j’aimerais autant ne pas la voir en vrai.

 — Alors, il faudra trouver un moyen de fermer cette porte », conclut Ayame.

 D’une démarche hésitante, la soigneuse se leva pour porter secours à ceux encore atteints d’hypothermie.

 Lorsque la sirène cessa de résonner au loin, elle parut seulement la remarquer. En réalité, c’est surtout le silence qui la frappa. Elle observa les alentours, comme pour s’imprégner de son environnement.

 « Quelque chose ne va pas ? demanda Mei.

 — Tout est beaucoup trop calme, réalisa-t-elle. Une dixième porte vient de s’ouvrir et il n’y a personne pour s’en inquiéter.

 — Le chef est mort, le complexe détruit et les communications coupées, les troupes doivent être totalement désorganisées.

 — Ou retenues ailleurs. »

 Ayame se tourna en direction de la porte située à quatre kilomètres de là. Même en partie détruite, l’enceinte du complexe lui masquait la ligne d’horizon.

 « Abel ? l’interpella-t-elle en pointant l’index au sud. Si un démon majeur franchissait le portail, là-bas, ressentirais-tu sa présence, d’ici ?

 — Indépendamment de la distance, la proximité de la couronne fausse ma perception. Donc je ne pense pas, sauf à ce qu’il déploie une grande quantité de mana. »

 Au même moment, un rayon noir zébra le ciel à l’endroit indiqué par la soigneuse.

 « Comme celle-là ? poursuivit Ayame, imperturbable.

 — Celle-là est même signée, répondit Abel. Et c’est pas Sanders. »

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