Chapitre 46

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 Dans les étages des rizières en terrasses, les hommes regardaient, désemparés, les deux démons majeurs se faire face.

 Lahabriel abaissa le bras avec lenteur, comme pour accompagner la multitude de nanofilaments dans leur chute silencieuse.

 « N’aie pas peur, Rémiel. Je chassais simplement une toile d’araignée. Il faut dire que tu as vraiment laissé cet endroit à l’abandon. »

 D’un battement d’ailes, la démone se mit à la hauteur de son concurrent qui la suivit d’un regard chargé d’animosité. Une quinzaine de mètres les séparaient désormais.

 « Comme c’est regrettable, quand on sait que la couronne était peut-être ici depuis le début, ajouta-t-elle d’un ton faussement contrarié.

 — Épargne-moi tes sarcasmes.

 — Sûrement pas, jubila-t-elle. Et pour cause, l’espace d’un instant, j’ai cru que tu étais celui qui avait ouvert la porte du monarque. Et te voici, tête nue et en si piteux état. D’ailleurs, qu’est-il arrivé à ton bras ? Il me semble que tu en avais deux à une époque. »

 La rage sourdait sous le visage de Sanders, déformant convulsivement ses traits, pour la plus grande satisfaction de la démone. Sa régénération n’avait pas totalement achevé de reconstituer son bras gauche ; elle opérait de plus en plus lentement.

 « Laisse-moi deviner, ton entente avec les humains ne s’est pas passée comme prévu, en particulier avec un jeune homme aux cheveux blancs ?

 — J’aurais dû te tuer, lorsque vous vous êtes affrontés. »

 La démone approuva d’un signe de tête.

 « En effet, mais tu as préféré demeurer dans l’ombre, comme toujours. Et ce jour-là, tu aurais mieux fait d’y rester bien tapi. Sans ça, jamais je n’aurais eu l’idée d’emprunter ta porte. »

 Les sourcils froncés, Sanders observa Lahabriel se poser au faîte du propylée.

 « Allons, pourquoi crois-tu que je me sois imposé un si long chemin de notre côté ? poursuivit-elle. La couronne n’est que la cerise sur le gâteau, comme disent les humains. Comment pouvais-je savoir qu’elle était ici avant que quelqu’un n’ait l’idée de la coiffer ? Il se trouve que j’étais juste à côté. »

 Sanders écarquilla les yeux.

 « Mon armée… réalisa-t-il.

 — N’est plus », acheva-t-elle.

 De nouveau, la sirène se mit à hurler sur le site de Ji’an et un large sourire étira les lèvres de Lahabriel.

 « La mienne, en revanche – enfin, celle héritée de Razel –, semble en avoir terminé avec les miettes que je lui ai laissées », poursuivit-elle.

 Encore sous le coup du revers qu’il venait d’essuyer, Sanders baissa mécaniquement les yeux sur le portail. Les premiers démons ne tardèrent pas à émerger du voile, puis des hordes entières.

 Devant le raz de marée, les hommes sortirent enfin de leur indécision pour se lancer, à leur tour, dans la bataille. Un déluge de glace, de foudre et de feu s’abattit depuis les hauteurs, suivi des guerriers qui, dévalant les flancs de collines, rejoignirent la mêlée.

 Dans quelques minutes à peine, la verdoyante vallée ne serait plus qu’une terre dévastée, parée de carmin.

  Sa griffe désormais régénéré, Sanders jeta un regard haineux à la démone. Celle-ci leva le bras dans sa direction.

 « Bien, l’encouragea-t-elle. À présent que les préliminaires sont terminés, je détesterais avoir à attendre. Et puis, j’ai une couronne à ceindre. »

 Le rayon noir fusa.

 Sanders se laissa retomber au sol pour mieux l’éviter.

 À peine eut-il touché terre, qu’il avisa le sommet de la porte. D’une puissante impulsion, qui acheva de broyer l’infortunée créature qui s’était trouvée sous son pied, il se propulsa sur son ennemie. Bien que rapide, au vu de la rectitude de sa trajectoire, il n’en demeurait pas moins une cible facile pour Lahabriel. De nouveau, le laser jaillit, contraignant Sanders à dévier de son vol au dernier moment. Par précaution, la démone rabattit l’une de ses ailes dans son dos. La griffe de son adversaire passa à quelques centimètres de l’ample voilure.

 Le bras toujours tendu, Lahabriel opéra un demi-tour à cent quatre-vingts degrés. Le rayon destructeur balaya le ciel sur les talons de Sanders, l’obligeant à un exercice de voltige à haute vitesse. L’arc de cercle devint bientôt un tour complet. Redessinant la vallée au gré des virages opérés par sa cible, le trait noir découpait humains et démons sans distinction, tous victimes collatérales de la course-poursuite.

 Lorsque Sanders contourna la porte à ras le sol, Lahabriel le perdit un instant de vue. Son index suivit la trajectoire supposée, mais le démon n’apparut pas à l’endroit désigné. D’un bond, elle prit son envol, évitant de justesse la griffe qui cingla l’air dans son dos. À présent qu’il l’avait délogée de son poste de tir, Sanders n’entendait cependant pas lui laisser le champ libre. Il sauta à son tour.

 Poursuivant le combat dans les airs, les deux démons majeurs se livraient une lutte acharnée, bien que les rôles fussent désormais inversés. Désavantagée par sa large voilure, Lahabriel manœuvrait moins facilement que son poursuivant. À mesure qu’elle volait d’une terrasse à l’autre, ce dernier gagnait chaque fois un peu plus de terrain.

 Depuis la crête d’une colline, elle s’élança dans les airs, presque à la verticale. Collé à ses pas, son assaillant fit de même. Lorsqu’elle parvint au sommet de la parabole décrite par son saut, il l’avait presque rattrapée. Elle tournoya alors rapidement sur elle-même, les deux index pointés vers le bas. Aussitôt, deux rayons jaillirent, dessinant sous elle comme une immense jupe noire. L'une des griffes parvint à lui lacérer la jambe en profondeur, avant que le bras qui la supportait ne se soit amputé.

 Sanders retomba au sol, tandis que Lahabriel planait en direction du sommet de la porte.

 « Je ne te laisserai pas regagner cette position », ragea-t-il entre ses dents.

 Faisant fi de son membre mutilé, il longea la crête à toute vitesse et bondit jusqu’au faîte de l’édifice où la démone s’apprêtait à atterrir.

 Lahabriel posa le pied sur la pierre noire, sa jambe parut alors se dérober. Genou à terre, elle s’enveloppa de son aile gauche, comme pour protéger le flanc par lequel viendrait l’attaque.

 Protection illusoire, estima son adversaire, même avec une griffe en moins.

 Pourtant, lorsqu’il atteignit à son tour le haut du monument, ses jambes refusèrent de faire un pas de plus. Une sensation étrange parcourut également son corps.

 Son regard se posa sur la voilure drapant la démone. Un détail attira son attention : un trou aux contours calcinés ajourait la membrane diaphane. Il devait mesurer une quinzaine de centimètres.

« Touché », articula Lahabriel d’une voix chantante.

 Sanders baissa les yeux, le même orifice perçait son abdomen. Elle s’était servie de son aile et d’une prétendue faiblesse pour masquer son tir.

 La démone se redressa, la jambe déjà intacte et le trou dans la voilure, résorbé.

 Sanders ne l’ignorait pas, celui qui traversait son ventre mettrait beaucoup plus de temps à se régénérer. Temps qu’elle ne lui accorderait pas. Dans une ultime tentative de retarder l’échéance, il se laissa tomber du haut de l’édifice.

 Lahabriel s’approcha du bord et pointa le doigt sur lui.

 Au moment de faire feu cependant, une peur primale s’empara brusquement d’elle. Partout alentour, le mana affluait, en quantité colossale.

 Au hasard d’une direction, elle tourna promptement la tête et découvrit le jeune homme aux cheveux blancs, la paume prête à la frapper de plein fouet.

 Instinctivement, elle sauta en arrière. À sa surprise, elle parvint à éloigner cette main qu’elle pensait sûre de l’atteindre ; l’Aegis semblait avoir ralenti sa course. Elle dirigea alors son bras vers lui pour contre-attaquer et s’aperçut qu’il regardait ailleurs, bouche bée.

 Elle n’eut pas le temps de suivre son regard. Au demeurant, elle n’en eut pas besoin pour comprendre. L’obscurité s’était soudain faite autour d’elle. Or, la nuit ne tombe pas en plein jour.

 Deux immenses mâchoires se refermèrent sur elle dans un claquement sec, l’engloutissant tout entière, à l’exception de son bras tendu, sectionné net à l’extérieur de la gueule.

 Dans un geste réflexe, Abel libéra une onde de choc droit devant lui. Elle le projeta en arrière comme escompté, mais laissa une sensation de fourmillements dans sa main. L’impression de s’être heurté à un mur. Un mur d’écailles blanches qui, bien que défilant à toute vitesse sous ses yeux, paraissait interminable.

 Prenant conscience de la taille du monstre, le jeune homme déglutit.

 « C’est quoi ce truc ? »

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