Chapitre 47

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 Lorsque le monstre s’était écrasé dans la vallée, Abel n’avait pu s’empêcher de fermer les yeux. Il les rouvrit, conscient que sa position surélevée lui ferait immédiatement prendre la mesure de l’horreur qui s’étalait sous ses pieds. L’image d’un énorme serpent étendu sur une fourmilière s’imposa alors à lui. Pas tout à fait un serpent, notamment au regard de sa gueule dont il avait vu de près les rangées carnassières. N’eût été que sa tête, il égalerait en taille les démons majeurs les plus imposants. Un corps, long de quatre-vingts mètres, la prolongeait toutefois.

 Abel secoua sa main pour en chasser le picotement.

Le dernier, songea-t-il. Celui de la porte de Kyoto… Il a répondu à l’appel de la couronne. Pourvu que Lise et les autres n’aient pas tenté d’intercepter un monstre pareil.

 Alors que le jeune homme s’attendait à voir la bête partir en direction de l’artefact, celle-ci opéra un demi-tour. La tête fixe, elle braqua son regard sur la porte et ondula avec lenteur au milieu des hommes et démons en fuite. À mesure qu’elle approchait, elle tendit son cou, dévoilant une partie de son ventre maculé du sang de ses victimes.

 Les sens plus que jamais en alerte, Abel guettait la moindre de ses oscillations. Il avisa l’endroit où, plus tôt, il avait frappé la bête ; les écailles n’en gardaient pas la moindre trace.

 Lorsque le monstre cessa d’avancer, il crut qu’une voix gutturale résonnerait brusquement dans sa tête, mais rien ne vint. À la place, le démon se replia sur lui-même, dans une succession de lacets. Ce langage-là ne souffrait aucune ambiguïté.

 Abel fléchit légèrement les jambes à son tour.

 Sitôt le mouvement esquissé, les deux énormes mâchoires se refermèrent à l’horizontale au sommet de la porte. L’Aegis eut tout juste le temps de sauter à la verticale, plus haut qu’il ne l’aurait voulu, en réalité. Dans les airs, ses déplacements étaient limités, prévisibles aussi. À une dizaine de mètres sous ses pieds, le corps reptilien se mit à onduler fortement de bas en haut.

 « Merde ! », lâcha Abel quand il vit la queue arriver droit sur lui dans un mouvement de balancier.

 Au moment de l’impact, une détonation retentit dans toute la vallée. L’appendice obliqua brutalement au milieu d’une constellation d’écailles. L’Aegis fut quant à lui projeté sur un flanc de colline, où il se réceptionna au prix d’un nouveau cratère. Il ne s’était pas même redressé, que le monstre fonçait déjà sur lui depuis son flanc. Il s’écarta d’un bond et entendit les mâchoires claquer dans son dos.

 D’un rapide coup d’œil, il s’aperçut que le démon ne l’avait pas suivi. Sa course effrénée le menait en rase motte d’un versant à l’autre, dans une succession de virages en épingle. En le voyant ainsi opérer, Abel prit soudain conscience que partout où il posait le regard, il trouvait des écailles blanches, parfois sur plusieurs hauteurs. Le temps qu’il réalise, les circonvolutions décrites par le Léviathan avaient dessiné une arène dont lui occupait le centre.

 Abel suivit du regard la gueule du monstre s’élever par-delà l’enceinte improvisée. S’il lui prenait l’idée de sauter pour s’en échapper, elle ne manquerait pas de le happer au passage. Le Léviathan pencha son cou au-dessus de l’arène, puis déploya ses ailes de manière à former un dôme. Le jeu du chat et de la souris était terminé.

 Fugitivement, l’Aegis tourna la tête de droite et de gauche afin de considérer ses possibilités. En conclusion, il leva les yeux vers la créature. L’émeraude avait totalement abandonné ses iris. Un blanc nacré la remplaçait, luisant dans la pénombre de la prison d’écailles.

 Les mâchoires s’entrouvrirent dans un grognement rauque. Puis, elles fondirent sur leur proie.

 Deux détonations retentirent, presque coup sur coup. En un éclair, Abel avait plongé droit devant lui sous la gueule, jusqu’à atteindre le mur d’enceinte vivant sur lequel il avait alors pris appui. Catapulté depuis l’angle mort du monstre, l’Aegis vint écraser sa paume à la naissance de la mâchoire inférieure. Assourdissante, l’onde de choc se répercuta dans toute l’enclave organique qui s’affaissa aussitôt.

  Conscient qu’il n’avait que sonné le démon, Abel s’échappa sans attendre. Les vibrations irradiaient encore dans son bras.

 Le hurlement de la bête ne tarda pas ; puissant, viscéral. Puis, son corps se déroula comme une bobine soudain devenue folle, balayant et frappant partout alentour.

  L’Aegis s’éloigna à toutes jambes. D’une glissade, il évita la masse blanche qui passa au-dessus de sa tête. Un peu plus loin, le corps reptilien fracassa le sol juste à côté de lui. Bien que le monstre l’eût manqué, Abel ne l’avait pas vu venir. Une goutte de sueur se mit à perler de son front.

 Quelques mètres encore le séparaient du portail, quand la queue du Léviathan claqua tel un ruban au vent pour s’abattre sur lui. Elle ne cingla toutefois que le battant auprès duquel Abel avait trouvé refuge. Malgré la violence inouïe du heurt, la porte ne bougea pas d’un centimètre ; elle n’était même pas égratignée.

Si ce truc est indestructible, lui, en revanche, ne l’est pas, songea Abel en avisant le Léviathan.

 Ce dernier tourna vers lui sa gueule écumante de rage. Du maxillaire inférieur jusqu’à l’œil droit, elle n’était que lambeaux de chair, entièrement ravagée par l’onde de choc.

 Alors qu’Abel mesurait l’étendue des dégâts, ceux-ci commencèrent à se résorber sous ses yeux stupéfaits : les tissus se régénérèrent et les écailles repoussèrent. Quelques instants plus tard, le Léviathan était indemne ; lui avait épuisé la moitié de sa flamme.

 L’Aegis serra les poings. À long, voire à moyen terme, il serait nécessairement perdant.

 Son regard balaya la vallée jonchée de cadavres. Ils se comptaient peut-être par milliers ; beaucoup plus en tout cas que la fois où il avait affronté Lahabriel.

Reste toujours cette solution, pensa-t-il en se rappelant qu’avec moins, son corps n’avait pas supporté l’afflux de mana.

 Lentement, à la manière d’un immense cobra, le Léviathan s’éleva de toute sa hauteur.

Reste aussi, la couronne…

 Abel pensa à Ayame. À la promesse qu’il lui avait faite et à l’idée qu’il ne pouvait pas prendre le risque de déplacer le combat jusqu’à elle. Pas face à un tel monstre.

 Ce dernier culminait maintenant à une soixantaine de mètres, plus menaçant que jamais.

En faisant un aller-retour par la porte, je devrais réussir à le semer, le temps de…

 Le jeune homme interrompit soudain le fil de ses pensées. Puis ses pupilles se dilatèrent.

La porte… réalisa-t-il avec effroi. Elle ne s’est pas effondrée !

 Pris d’une soudaine angoisse, il regarda partout autour de lui, mais ne trouva aucune trace de Sanders. Une fois de plus, le démon s’était volatilisé.

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