Chapitre 48

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 Depuis le toit du complexe militaire de Ji’an, mille collines découpaient l’horizon. Parmi elles, une silhouette se détachait singulièrement. Dressée à la verticale dans une attitude menaçante, la créature fabuleuse ressemblait à un serpent de mer au milieu de la houle.

 Ayame écarquilla les yeux.

 Lorsque la bête plongea, les mains de la soigneuse se crispèrent sur la rambarde métallique. La jeune femme demeura ainsi, immobile, dix secondes durant ; le temps qu’une détonation lui parvienne. Alors seulement, elle se mit à respirer de nouveau.

 « Abel, réalisa Mei, stupéfaite. Il est vraiment en train de combattre ça ? »

 Elle n’obtint aucune réponse.

 Le regard vide, Ayame fixait l’horizon. Seul l’écho irrégulier des déflagrations paraissait l’atteindre. Une réaction imperceptible, comme si son cœur ne battait qu’à cet instant.

 Puis, elle tourna les talons.

 « Ne me dis pas que tu comptes aller là-bas ? » l’interpella la Chinoise.

 Ayame s’arrêta, sans toutefois se retourner.

 « Tu l’as reconnu toi-même quand il partait affronter Sanders, poursuivit Mei. Tu ne serais qu’une…

 — …une gêne, je sais.

 — Une personne à protéger, rectifia Mei.

 — C’est la même chose. »

 Le ton était sec, mais au moins se montrait-elle disposée à entendre, constata la Chinoise.

 « Écoute, je comprends ta frustration, mais nous ferions mieux de rester ici, à protéger la couronne, comme…

 — Il va mourir, la coupa la Japonaise.

 — Qu’est-ce que tu viens de dire ? douta d’avoir compris Mei.

 — Qu’il gagne ou qu’il perde, cette fois, il mourra », répéta-t-elle.

 Mei ne répondit pas immédiatement.

 « Je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais tu me surprends, avoua-t-elle. J’aurais juré que tu serais la dernière dont la foi vacillerait. »

 Ayame se retourna. Si la remarque l’avait blessée, elle n’en laissa rien paraître.

 « La foi se destine aux dieux, ce qu’il n’est pas. Et elle rend aveugle, ce que je ne suis pas. Au vu des détonations qui nous parviennent, Abel aura bientôt épuisé sa flamme. Et je le connais maintenant assez pour savoir qu’il aura alors recours à une solution extrême, comme il l’a fait à la porte australienne. »

 Mei se rappela la vidéo du combat contre Lahabriel. Sur le moment, elle n’avait pas compris pourquoi l’Aegis avait soudain posé le genou à terre, après avoir détourné le laser noir de la démone.

 « Reconstituer sa flamme... comprit-elle désormais.

 — Oui, si les conditions sont réunies. Mais avec trois démons majeurs en un même lieu et la sirène qui ne cesse de hurler, je ne doute pas qu’elles le soient. Là-bas, les morts doivent être innombrables. Jamais son corps ne supportera une telle quantité de mana. »

 Mei parut hésiter.

 « Admettons que tes prédictions soient bonnes, tu n'y changeras rien à le rejoindre. Vous mourrez simplement tous les deux.

 — Probablement. »

 La Chinoise poussa un long soupir.

 « C’est ta vie, tu en disposes comme tu l’entends. Et puis, ce n’est pas comme si tu avais besoin de ma bénédiction.

 — Certes. Cependant, j’ai un service à te demander. »

 Mei haussa les sourcils.

 « Lequel ?

 — Tout à l’heure, tu m’as dit… »

 La Japonaise s’interrompit d’elle-même, le regard soudain tourné vers le ciel. La luminosité lui fit plisser les yeux.

 « Là, dit-elle en désignant quelque chose du doigt. Qu’est-ce que c’est ? »

 Mei suivit la direction indiquée. Un point volait dans leur direction à basse altitude. La forme devint bientôt une silhouette.

 « Sanders ! » reconnut Ayame.

 Les deux femmes s’écartèrent l’une de l’autre et se mirent sur la défensive. Cependant, la trajectoire du démon ne semblait pas l'amener sur elles. Il les survolerait.

 Ayame se tourna vers la cour intérieure.

 « La couronne ! comprit-elle au moment où Sanders passa au-dessus de leur tête.

 — Merde ! Empêchez-le d’atteindre le gouffre ! hurla Mei aux deux membres de son unité restés en bas.

 — Compris », entendit-elle dans son dos.

 La Chinoise n’eut pas le temps de se retourner, seulement de remarquer que la voix lui était étrangère. Un courant d’air balaya ses cheveux à l’instant où la silhouette pénétra son champ de vision.

 Une Aegis, filant à une vitesse stupéfiante vers le rebord du toit.

 Avec une agilité féline, elle bondit sur la rambarde. Elle n’y resta qu’une fraction de seconde, jambes fléchies. L’impulsion plia brutalement le métal juste avant de la faire s’envoler.

 Mei ouvrit grands les yeux.

 « C’est quoi cette détente ? laissa-t-elle échapper.

 — Lise ? » reconnut Ayame.

 Le corps en extension et le glaive tenu à deux mains au-dessus de sa tête, pointe tournée vers le bas, la guerrière frappa le démon de toutes ses forces au moment de croiser sa trajectoire. La lame s’enfonça entre les omoplates, à la naissance de l’aile gauche et tous deux chutèrent aussitôt de quelques mètres. Sanders vrilla brusquement, autant pour tenter de se rétablir que pour chasser l’assaillante, fermement agrippée à la fusée de son épée. Lise remua une dernière fois la lame dans les chairs, avant de se voir emporter par la force centrifuge. Elle se réceptionna au sol dans une succession de roulés-boulés dont elle se releva aussitôt. Sanders s’écrasa à quelques mètres de son aile sectionnée.

 « Lise… », répéta Ayame après l’avoir rejointe avec Mei.

 La guerrière tira son second glaive de son fourreau. Elle n’adressa qu’un bref coup d’œil aux deux femmes avant de reporter son attention sur le démon à terre.

 « J’étais morte d’inquiétude », dit-elle sans préambule.

 Ayame baissa inconsciemment les yeux.

 « J’ai pensé que ce serait pire si tu savais tout en étant à deux mille kilo…

 — Alors, tu as mal pensé, répliqua Lise, le ton chargé de reproches.

 — Je te demande pardon », s’excusa sincèrement la Japonaise.

 Mei les considéra tour à tour, jugeant préférable de ne pas s’immiscer.

 « On en reparlera plus tard, trancha Lise. Lui, c’est le gardien de la porte de Ji’an, j’imagine ? Et ce trou, pourquoi il ne doit pas y aller ?

 — La couronne repose en bas, répondit Ayame.

 — Quoi ?

 — Quant à lui…

 — Vous êtes décidément pleine de surprises, mademoiselle, intervint le démon en se redressant. Toutefois, je n’ai guère le temps de jouer avec vous, aujourd’hui. »

 Lise fronça les sourcils avant de soudain les réhausser. Une seule personne l’appelait ainsi.

 « Aaron Sanders ? »

 Un sourire étira les lèvres du démon. Lise serra son arme à s’en blanchir les phalanges.

 « Vous n’auriez pas dû venir ici, l’avertit Sanders.

 — Je ne l’aurais pas fait si, en allant vers la porte, je n’avais pas croisé un démon majeur en fuite. Et au vu de ce que j’apprends, je ne regrette pas de vous avoir suivi. »

 Sanders ricana.

 « Vindicative, hein ? Croyez-moi, vous regretterez de ne pas avoir rejoint votre cher frère lorsque Ka’Siel l’aura dévoré. Ce qui ne saurait tarder, à mon avis.

 — Abel a besoin d’aide, confirma Ayame. Il combat…

 — Je sais, devança la Française sans animosité. J’étais devant la porte, quand ce monstre en est sorti. Je venais justement vous prévenir qu’il était en route pour ici, mais il est apparemment arrivé avant moi. »

 Sanders retira l’épée fichée dans son dos, puis la jeta à terre.

 « D’une façon ou d’une autre, la famille Barbérys sera bientôt réunie, ironisa-t-il. Il serait toutefois fâcheux que votre frère périsse le premier. Je n’aimerais pas que Ka’Siel vienne fourrer sa gueule ici. »

 Lise jaugea brièvement son adversaire. Au vu de sa main manquante et de la plaie creusant son abdomen, sa régénération semblait ne plus opérer, ou alors très lentement. Même affaibli cependant, un démon majeur restait un adversaire redoutable. Lise ne le savait que trop bien et celui-là, précisément, lui avait d’ailleurs montré un aperçu de ses aptitudes, deux ans plus tôt. D’immenses griffes remplaçaient désormais l’épée de bois, mais là n’était pas le seul changement.

 Sous l’effet de la magie d’Ayame, la lame de la guerrière se nimba d’une lueur opalescente. Aujourd’hui, elle n’était pas seule.

 Le démon jeta un regard en coin aux deux Aegis chinois dans son dos, avant de ramener son attention sur la Française.

 Un éclat lumineux barra soudain son champ de vision. Il se contorsionna instinctivement et vit la pointe du glaive glisser sous ses yeux.

 Emmenée par son élan, Lise retomba dans son dos. Elle pivota instantanément après avoir touché terre. La lame revint sur lui comme un boomerang, dans une frappe latérale à hauteur du genou. Le démon l’esquiva d’un bond de plusieurs mètres, mettant ainsi une distance qui lui permettrait de reprendre l’initiative du combat.

 Furtivement, il avisa la guerrière. Elle le contournait à toutes jambes par la droite, prenant soin de ramasser son second glaive au passage. Tandis qu’il la suivait du regard, il aperçut également l’un des mages incanter. Celui-là représentait une moindre menace, pourtant le démon s’arrêta subitement : il n’avait que quatre Aegis sous les yeux.

 À l’instant où il le réalisa, il devina une forme en mouvement sur sa gauche. Par réflexe, il protégea sa tête au moyen de son bras mutilé. L’attaque ne vint cependant pas à l’endroit où il l’attendait : la paume de Mei s’écrasa sur son flanc à découvert. L’onde de choc se propagea aussitôt dans son abdomen, ravivant avec fulgurance la douleur de la blessure infligée par Lahabriel. Sanders vacilla sur plusieurs mètres. Puis, le visage déformé par la rage, il projeta son bras à l’aveugle derrière lui dans une volte-face.

 La griffe balaya juste devant le visage de Lise. La jeune femme eut un mouvement de recul, consciente qu’arrivée un instant plus tôt, elle serait morte. Profitant de son trouble, Sanders s’avança vers elle pour frapper à nouveau quand un trait de foudre ricocha sur son épaule. Bien que l’attaque ne perçât pas ses écailles, elle laissa son bras engourdi un court instant, suffisamment pour que Lise parvienne à s’éloigner.

 Le démon tourna la tête vers l’impudent mage et darda sur lui un regard sans équivoque. Puisque la guerrière lui échappait, il massacrerait d’abord les autres, à commencer par celui-là. Sans attendre, Sanders fondit sur lui, mais alors que sa griffe s’apprêtait à le faucher, l’équipier du mage s’interposa, le bouclier fermement tenu devant lui.

 « Non ! » s’écria Mei.

 Un crissement de métal éventré ponctua son avertissement. Puis, les deux corps s’effondrèrent, leurs bustes littéralement dépecés.

 Lorsque Sanders se retourna pour choisir sa prochaine cible, une main ouverte obscurcit soudain son champ de vision. Par réflexe, il leva les bras et tourna la tête juste avant que la paume ne s’écrase sur son visage. L’onde de choc détona. Du haut de ses deux-mètres cinquante, le démon se retrouva brutalement plaqué au sol.

 Mei l’accompagna dans sa chute. Une fois le pied posé à terre, sa jambe parut se dérober. Elle se laissa retomber sur les genoux, comme au chevet du monstre.

 « Ne reste pas là ! » lui hurla Lise qui ne comprenait pas pourquoi elle demeurait ainsi.

 La Chinoise tourna lentement la tête vers elle, un filet carmin à la commissure de ses lèvres. Tandis que Sanders se relevait, quatre pointes auréolées de rouge ressortirent du dos de la jeune femme. À mesure qu’il la soulevait de terre, les griffes pénétrèrent davantage les chairs. Mei ne put se retenir de gémir.

 « Dommage que tu n’aies pas la même réserve de mana que ce garçon », railla le démon en lui imposant la vue de sa face dévastée.

 Sanders avisa le gouffre à quelques mètres sur sa droite.

 Lise écarquilla les yeux en devinant son intention. Elle se rua sur lui.

 D’un geste sec, le monstre libéra sa griffe du corps qui l’encombrait avant que la guerrière ne soit sur lui.

 Mei roula en direction du précipice. Ayame la rattrapa de justesse.

 Occupé à éviter les assauts de Lise, Sanders ne parut pas remarquer son intervention.

 Sans perdre un instant, la soigneuse posa la main sur l’abdomen de la Chinoise. Si elle procédait sans ménagement, elle pouvait stabiliser son état en une dizaine de secondes.

 « Ça va faire mal », la prévint-elle au moment où la magie curative se répandit.

 Le souffle court et saccadé, Mei se cambra aussitôt sous l’effet de la douleur. Rapidement, sa respiration commença à se réguler. La Japonaise n’attendit pas davantage pour l’éloigner du gouffre. La main toujours posée sur le ventre de Mei, elle passa un bras sous ses épaules. Elles n’eurent que le temps de faire un pas.

 À la faveur d’une esquive, Sanders posa les yeux sur les deux femmes. Son expression de surprise se mua bientôt en un rictus mauvais.

 « Cours ! » ordonna Ayame, tout en poussant Mei des deux mains.

 Ignorant la Chinoise titubante, Sanders fondit sur la soigneuse.

 Dos au précipice, Ayame tourna la tête vers Lise, dont elle accrocha le regard. La guerrière paraissait désemparée.

 Dans un mouvement parfaitement synchrone, le démon et la Japonaise levèrent tous deux le bras : lui, au-dessus de sa tête, elle, en direction de la Française.

 Les pupilles de cette dernière se dilatèrent quand elle sentit l’afflux de mana parcourir son corps.

 « Sayonara, mademoiselle Sato », se vengea Sanders.

Je m’en remets à toi, Lise.

 La griffe siffla.

 Ayame sauta dans le vide.

 Lise lâcha aussitôt ses glaives et, les jambes plus légères que jamais, elle plongea à son tour.

  Sanders regarda les deux femmes se heurter en vol, avant de tomber, à pic, dans l’abîme.

 « Deux pour le prix d’une, j’aurais dû commencer par là », commenta-t-il avant de reporter son attention sur la troisième.

 Genoux à terre, Mei scrutait fixement la surface du gouffre dans lequel venaient de sombrer ses derniers espoirs. Ayame et Lise ne survivraient pas à pareille chute. Et, quand bien même, elles ne seraient plus en état de combattre. Du fait de sa propre négligence, tout était désormais perdu. Des larmes se mirent à rouler le long de ses joues. Si seulement elle avait connu ces deux-là plus tôt. Avec elles, les choses auraient pu être différentes.

 Lorsque Sanders s’approcha d’elle, Mei ne chercha même pas à fuir. Elle attendait le coup de grâce, indifférente à son sort.

 Au bout de quelques secondes sans que rien ne vienne, elle leva les yeux vers son bourreau.

 Le démon regardait par-dessus son épaule en direction du cratère ; il semblait l’avoir oubliée.

 « Tu brûleras vive comme ce vieux fou », lâcha-t-il avant de tourner les talons.

 Laissant Mei à sa stupéfaction, il se dirigea vers le gouffre. Au bout de quelques mètres, la terre se mit soudain à trembler dans un grondement sourd. Il s’arrêta net et Mei suivit son regard par-delà le mur d’enceinte.

 Les battants de la dixième porte se refermaient.

J’ai un service à te demander, se rappela Mei.

 La jeune femme sourit nerveusement.

 « D’une façon ou d’une autre, tu y es parvenue, hein ? Au dix-septième sous-sol. »

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