Chapitre 49

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 Ayame baissa les yeux pour mieux s’examiner. Ses jambes, son buste, ses mains, elle était nimbée d’une flamme qui n’était pas la sienne. Comme pour le confirmer, elle leva la tête : la flamme évoluait à la manière d’une gigantesque tornade marbrée de rouge.

 Et partout autour, les ténèbres, d’un noir absolu.

Que de prétendants inattendus...

 En entendant cette voix résonner dans sa tête, Ayame ne cilla pas. Elle savait qui s’adressait à elle.

 « Vous êtes le roi des démons, n’est-ce pas ? »

Une appellation parmi d’autres. Correcte au demeurant, tant que le trône est encore vacant. Et toi, aspires-tu à me succéder ?

 « Pas vraiment. »

 L’écho d’un rire sardonique retentit.

Alors, pourquoi avoir ceint la couronne ?

 « J’ai besoin de son pouvoir, de votre pouvoir. »

L’un ne va pas sans l’autre, tu t’en doutes. La charge n’a pas vocation à être temporaire. Mais au-delà, en es-tu seulement digne ?

 Ayame parut méditer sa réponse.

 « Question rhétorique. En définitive, le choix vous appartient, non ? Sans quoi nous n’aurions pas cette discussion. »

Tu as en partie raison. Deux catégories d’individus peuvent porter la couronne : ceux capables de s’affranchir de mon autorisation et ceux qui en ont besoin. Toi, tu appartiens à la seconde. Par conséquent, je pourrais te consumer d’un claquement de doigts.

 « Mais vous ne le ferez pas. »

N’en sois pas si sûre. Je reconnais à ton âme un éclat peu commun, mais d’autres feraient de bien meilleurs réceptacles que toi.

 « À l’évidence. Et je constitue, à vos yeux, le plus sûr moyen d’atteindre celui que vous convoitez. Raison pour laquelle vous ne le ferez pas. »

Et que crois-tu savoir de ce que je convoite ou de la manière dont je te vois ?

 À nouveau, la Japonaise parut sonder ses pensées.

 « Les rois se succèdent mais la couronne demeure. Et vous ne ferez plus qu’un avec le suivant. Ka’siel est indéniablement le plus fort, mais d’un ennui mortel. Rémiel ? Pourquoi pas ? Mais il y a plus intéressant : un humain comme il n’en a jamais existé et qui, de surcroît, s’avère celui qui tirerait le mieux parti de la couronne. Que ne pourrait-il accomplir avec une quantité de mana quasi illimitée ? »

 Un court silence s’installa.

Tu es perspicace. Non, c’est plus que de la perspicacité. Ces noms te sont inconnus.

 La Japonaise désigna sa tête de l’index.

 « Rien de ce qui se trouve à cet endroit ne peut m’être totalement étranger. Dès l’instant où j’ai coiffé la couronne, vous avez tout su de moi. Mais cette connexion est à double sens ; je peux aussi lire en vous. Avec moins d’aisance, certes, mais suffisamment pour comprendre vos pensées, vos intentions, votre impatience et même à quel point tout ceci vous amuse ! »

 À nouveau, un silence se fit.

Je dois dire que tu m’impressionnes. Tous ceux qui ont porté la couronne finissent par le comprendre, mais tu es la première à y parvenir dans un laps de temps aussi court.

 « Quoi qu’il en soit, nous pouvons achever le jeu des questions dont vous connaissez les réponses. Nous savons vous et moi comment va se terminer cette conversation. Vous m’accepterez parce que vous pensez qu’ainsi il me succédera. »

Si tu occupes ses pensées autant que lui les tiennes, c’est ce qu’il fera quand il verra ce que la couronne a fait de toi.

 « Nous verrons bien. »

Tu sembles bien sûre de ton influence sur ce garçon. Les promesses sont faites pour être rompues. Tôt ou tard, il viendra à moi.

 « Je m’assurerai que cela n’arrive pas. »

 Un rire moqueur résonna.

Tu ignores tout du prix de la couronne. Elle te brisera.

 « C’est un prix que je me suis déjà engagée à payer. »

Corps et âme, hein ? Sache qu’elle n’exigera pas moins.

 « Marché conclu. »

Soit. Alors, vas-y, montre-moi quelle reine des Enfers tu feras.

***

 La garde basse et la respiration haletante, Abel profita du répit accordé par son adversaire.

La couronne, songea-t-il.

 Lui aussi l’avait ressentie. Une perturbation semblable à celle éprouvée lorsque Tian Guo avait ceint l’artefact ; différente, néanmoins.

Sanders ?

 Il eut soudain un mauvais pressentiment, comme s’il redoutait une éventualité pire qu’une légion de commandants déferlants de la dixième porte.

 Le Léviathan reporta son attention sur lui, entrouvrant les mâchoires dans un grognement caverneux.

Pressé aussi d’en finir ? Alors, allons-y.

 Depuis le centre de la vallée dévastée, Abel balaya du regard les alentours. À quelque endroit que se posaient ses yeux, à ses pieds comme sur les versants des collines voisines, des corps jonchaient le sol : hommes, femmes, démons mineurs, commandants, tous figés dans une éternelle horreur.

 Abel prit une profonde inspiration, puis expira longuement. Sa flamme s’affaissa et commença à se répandre parmi les cadavres. Elle lécha d’abord ceux à proximité puis, par effet de contamination, ne tarda pas à se propager de façon exponentielle. Elle devint bientôt un incendie incontrôlable.

 Le Léviathan prit alors son envol et s’éloigna après quelques circonvolutions. Ce n’était pas une fuite, bien au contraire. Comprenant que, cette fois-ci, son adversaire ne se déroberait pas, il acceptait la confrontation. À mesure qu’il gagnait en vitesse, son corps longiligne décrivit dans le ciel un large virage qui le plaça dans l’axe de l’Aegis. La dernière ligne droite se ferait en rase-mottes au-dessus de la porte.

 Abel avisa l’océan de mana qui s’étendait désormais autour de lui. Ces reflets, d’intensité inégale, lui parurent semblables à des vagues. Jamais il ne supporterait une telle quantité. Pourtant, il n’avait pas souvenir d’avoir été un jour aussi apaisé qu’en cet instant. Il était au milieu de son élément, comme un plongeur conscient qu’il ne regagnerait peut-être pas la surface.

 Filant à une vitesse prodigieuse, le Léviathan entama la dernière ligne droite.

 À nouveau, Abel prit une profonde inspiration, puis expira.

Attendre le dernier moment, se disciplina-t-il. Ne pas chercher à contenir le mana. Seulement servir de canal.

 Il tendit la main devant lui. La silhouette du monstre se profilait au travers de ses doigts écartés.

Attendre.

 Le Léviathan survola la porte à pleine vitesse.

Attendre que la nuit tombe.

 La bête ouvrit la gueule, dévoilant l’abysse insondable au-delà des rangées carnassières.

Maintenant !

 Abel inspira une troisième fois ; une inspiration brève, presque un halètement. Elle ne dura qu’une fraction de seconde, au terme de laquelle l’océan disparut, entièrement happé. D’immenses flammes blanches embrasèrent aussitôt ses tatouages.

 Puis, lorsque les gigantesques mâchoires abolirent la lumière du jour, le jeune homme relâcha son souffle.

 Le fracas de la détonation lui rompit instantanément les tympans.

 L’onde de choc arrêta net le Léviathan dans sa course et souffla tout alentour, Abel y compris. Comme une comète crachée de la gueule du monstre, le corps de l’Aegis retomba trente mètres plus loin dans une série de tonneaux. Les flammes blanches s’éteignirent, rapidement remplacées par des volutes de fumée émanant de ses arabesques noircies.

 Abel demeura de longues secondes inerte, face contre terre. Une gerbe de sang expectorée lui arracha un cri de douleur qu’il s’efforça de contenir. Même respirer tenait du supplice. Ses poumons le brûlaient au point de pouvoir suivre le cheminement de l’air à travers eux.

 Lorsqu’il tenta de se relever, il retomba aussitôt. Son bras droit ne le tenait plus : des doigts jusqu’au coude, ses os étaient en miettes. Il dut se contenter de redresser la tête pour constater les dégâts causés au monstre.

 Un gigantesque sillon creusait la vallée jusqu’à la porte ; un chemin vierge de toute trace de la bête qui gisait de part et d’autre. Ou du moins, ce qu’il en restait. La moitié de sa gueule avait disparu, comme chaque partie de son corps qui s’était trouvée à l’endroit du sillon.

 Dans un souffle, Abel laissa reposer son visage, joue contre le sol. Le soupir le fit à nouveau grimacer.

La couronne, se rappela-t-il au moment où ses paupières commençaient à se fermer.

 En appui sur son bras gauche, il parvint à se redresser, difficilement. À genoux, le regard embrumé, il croisa la carcasse du monstre. Ce qu’il vit le laissa sans voix un court instant.

 « C’est pas vrai… » nia-t-il en vain.

 Si ses yeux pouvaient le tromper, l’afflux de mana qu’il ressentait devant lui ne mentait pas. Partout sur le Léviathan, des fibres organiques s’enchevêtraient dans un tissage qui, peu à peu, reconstituait les parties manquantes de son corps. Bientôt, seule la vallée conserverait la trace de l’attaque de l’Aegis.

S’il a survécu à ça, alors il n’y a rien que je puisse faire.

 L’adrénaline poussa néanmoins Abel à se relever.

À quoi bon ? Dans mon état, je ne percerais même pas ses écailles.

 Comme si son corps ne l’écoutait plus, il adopta une posture de garde.

 Sa guérison achevée, la créature se dressa de toute sa hauteur, la gueule grande ouverte. Si elle émit un rugissement, Abel ne l’entendit pas.

 Le monstre se mit à onduler de façon menaçante, faisant rouler les muscles constricteurs sous ses écailles.

 L’Aegis fléchit les jambes, sans savoir vraiment pourquoi ; elles étaient désormais trop lourdes pour lui permettre d’esquiver.

 Le Léviathan fondit sur lui. Il s’arrêta toutefois à mi-chemin, comme soudain prisonnier d’une chaîne invisible.

 Loin d’en être soulagé, Abel sentit une sueur froide lui couler le long de l’échine. La quantité de mana qu’il venait de ressentir ne laissait guère de doute sur l’origine de l’interruption. Un mana colossal, familier aussi. Le porteur de la couronne se tenait à quelques mètres au-dessus de lui.

  « Pas toi », balbutia Abel sans oser lever plus haut les yeux.

 Une silhouette pénétra son champ de vision pour venir se placer au-devant du monstre. En dépit des larges ailes de feu qui jaillissaient de son dos à la manière de deux taches d’encre incandescentes, Abel la reconnut sans peine.

 « Pas toi... »

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