Chapitre 50

6 minutes de lecture

 « Ayame ? » refusa d’admettre Abel.

 Si elle entendit son prénom, l’intéressée n’eut aucune réaction.

 Éprouvant le besoin de confirmer ce qu’il savait déjà, Abel se déplaça de façon à percevoir le visage de la jeune femme. Celui-ci ne trahissait pas la moindre émotion. Il demeurait toutefois inchangé, à l’exception des yeux, prédateurs. Fendu verticalement par la pupille, l’iris occupait toute la surface de l’œil, brûlant du même feu que celui de la couronne.

 Abel resta figé, comme anéanti.

 Considérant l’obstacle qui se tenait au-devant de sa proie, le Léviathan émit un grognement caverneux. Une ondulation parcourut son corps de haut en bas et sa queue claqua le sol. Pour autant, il n’osa attaquer.

 En réponse aux manœuvres d’intimidation, Ayame inclina légèrement sa tête sur le côté, puis leva sa main droite à hauteur de l’épaule.

 Le monstre poussa alors un hurlement rageur et tout son corps s’agita frénétiquement. Déployant ses ailes, il se mit à circonvoluer sur place, comme si un mal le torturait de l’intérieur. Ses mâchoires écumaient. Il les tourna à plusieurs reprises vers la jeune femme.

 Celle-ci demeura stoïque, indifférente à la fureur du Léviathan.

 Puis, le monstre parut progressivement se calmer. Il pencha son cou vers Ayame avant de longer le sol dans son dos. Son corps sinueux décrivit un virage autour de l’Aegis. Celui-là ne l’intéressait plus, le monstre se dirigeait à présent vers la porte.

 Au même moment, Lise arriva à l’entrée de la vallée, rapidement rejointe par Mei. La multitude de cadavres tapissant le sol les arrêta toutes les deux.

 La Chinoise porta la main devant sa bouche, tandis que la Française balayait les lieux d’un regard scrutateur, à la recherche désespérée d’une chevelure blanche.

 « Abel, angoissa-t-elle. Je ne le vois nulle part.

 — On ne voit pas grand-chose avec les méandres de ce serpent géant, tenta de la rassurer Mei.

 — Justement, lui est toujours là, alors que la détonation nous a déchiré les tympans à plusieurs kilomètres de là ! »

 La Chinoise n’insista pas. Ce scénario, Ayame aussi l’avait craint, au point d’en coiffer la couronne pour espérer le changer. Devant l’inquiétude grandissante de Lise, Mei voulut poser la main sur son bras. Elle se ravisa. Venant d’une personne qu’elle connaissait à peine, la Française trouverait sans doute le geste déplacé.

 « Je ne vois pas non plus Sanders, ajouta cette dernière. J’aurais pourtant juré qu’il serait là avant nous.

 — Depuis que tu lui as coupé une aile, lui aussi est à pied.

 — Même. Malgré les soins d’Ayame, mes jambes sont encore fragiles du fait de la chute. Et toi, je ne sais même pas comment tu peux encore courir, vu ton état. Il aurait dû arriver avant nous. »

 À l’évocation de la soigneuse, les deux femmes avisèrent la silhouette aux larges ailes incandescentes.

 « Tu crois que ça va aller pour elle ? demanda Mei.

 — Je l’espère. Sinon, je ne me pardonnerai jamais de pas l’avoir empêchée.

 — Tu aurais pu ?

 — J’aurais dû, rectifia Lise en serrant les poings. J’ai compris trop tard son intention.

 — Excuse, ma question était maladroite. »

 La guerrière secoua la tête.

 « En tout cas, on dirait qu’elle parvient à se faire obéir de ce monstre, reprit Mei. Regarde, il se dirige vers la porte.

 — On dirait, oui. »

 À la faveur d’une oscillation de la queue du Léviathan, Lise entraperçut enfin son frère.

 Un soulagement gagna les traits de son visage. Il ne dura qu’un bref instant.

 Les pupilles de la jeune femme se dilatèrent soudain à l’extrême quand elle découvrit qu'Abel n'était pas seul.

 Sanders lui faisait face. La paume de l’Aegis effleurait le torse du démon ; la griffe de celui-ci pénétrait le sien.

 Une onde de choc détona, tout juste suffisante pour distancer les deux adversaires d’une dizaine de mètres.

 Lise accompagna d’un regard vide la chute de son frère jusqu’au sol. Une mare de sang ne tarda pas à s’étendre sous lui.

 Lentement, la guerrière tourna la tête vers le démon. À mesure que le mana affluait en elle, ses phalanges blanchirent sur la fusée de ses glaives et la rage chassa le vide dans ses yeux. Puis, elle explosa. Oubliant tout discernement, tout stratagème, elle fut sur Sanders en un éclair, frappant sans relâche, parfois des deux glaives en même temps dans une fureur sauvage.

 Mei s’apprêtait à lui venir en aide, quand la vallée se fit soudain l’écho d’un hurlement bestial. Il résonna comme une complainte, à la fois terrifiante et déchirante. Son regard se porta sur le Léviathan : au lieu de franchir la porte, celui-ci l’avait contournée et s’éloignait désormais à travers les vallons. Elle avisa aussitôt Ayame ; sa posture n’avait pas changé. La main toujours levée à hauteur de l’épaule, la Japonaise fixait le sol à l’endroit où gisait Abel. Son visage demeurait dépourvu d’émotion, mais une larme carmin coulait le long de sa joue. L’image du volcan en éruption sous une mer sereine revint à l’esprit de la Chinoise.

 Un cri ramena brusquement son attention sur le combat.

 D’un revers de l’avant-bras, Sanders envoya valser la guerrière quinze mètres plus loin.

 « Lise ! » s’écria Mei en se précipitant auprès d’elle.

 Débarrassé de la Française, Sanders chercha le Léviathan du regard. Il ne trouva que la Japonaise, agenouillée auprès du jeune homme, la main gauche posée sur son torse. Ses ailes avaient disparu.

 Un rictus barra alors le visage du démon qui voyait la chance lui sourire.

 « Touchant, railla-t-il, mais tu aurais mieux fait de garder ta laisse sur Ka’siel. Enfin, je te suis reconnaissant, le temps que notre favori recouvre ses esprits, les Enfers auront un nouveau Roi. »

 Indifférente au démon qui approchait, Ayame resta penchée sur Abel, comme prostrée.

 Le corps criblé de contusions et les jambes chancelantes, Lise essaya de se relever afin de leur venir en aide. Mei l’en empêcha.

 « Laisse-moi ! tenta de se libérer la guerrière.

 — Si on bouge d’ici, on est morte », répliqua la Chinoise en la plaquant au sol.

 Le gémissement de douleur arraché à la Française faillit lui faire lâcher prise. Mei s’en excusa du regard, mais maintint son étreinte.

 « C’est eux qui vont mourir, si on fait rien, répondit Lise d’une voix presque suppliante. Ayame a perdu les pédales !

 — Je suis sûre que non. Regarde sa main ! »

 Tout en protestant, Lise avisa inconsciemment la Japonaise. Celle-ci demeurait parfaitement immobile. Un mouvement au niveau de l’épaule droite de la soigneuse attira toutefois son attention, à peine perceptible. Il lui sembla que la main d’Ayame s’était élevée de quelques centimètres. Puis, comme on attrape une mouche au vol, la dextre entrouverte se referma d’un coup sec.

 Une ombre gigantesque s’étendit alors sur la vallée silencieuse. À l’instar de la Française, Sanders n’eut que le temps de tourner les yeux sur sa gauche. Elle contempla, bouche bée, le Léviathan plonger par-dessus la colline ; lui n’en vit que les immenses mâchoires.

 Au silence succéda un séisme. Le corps reptilien s’écrasa de tout son long à la perpendiculaire du vallon. Emporté par son élan, le monstre poursuivit sa course sur le versant des collines opposées. Il longea la ligne de crêtes avant de freiner son allure, puis il regagna la partie encaissée. Enfin, il posa sa tête aux côtés de sa reine. Elle n’avait pas bougé d’un iota, toujours penchée sur l’Aegis.

 Les premiers craquements commencèrent à résonner. La porte s’effondrait.

 Ayame rouvrit le poing et reposa sa main sur son giron.

 Le Léviathan se remit alors en mouvement, s’en retournant vers le portail. Sa gueule pénétra bientôt le rideau de mana.

 Lorsque les deux tiers de son corps eurent franchi le voile, Ayame se leva. Tournant le dos à Abel, elle emprunta à son tour le chemin de la porte, dont les battants commençaient à se refermer.

 Lise et Mei tentèrent péniblement de la rejoindre.

 Alors qu'Ayame n’était plus qu’à quelques mètres de l’embrasure, une main se referma sur son poignet, froide et fébrile.

 Abel. Il tenait à peine debout.

 La reine des Enfers darda sur lui ses prunelles incandescentes.

 D’un geste lent, le jeune homme tendit une main vers la couronne.

 Elle le regarda faire, avant de se saisir de son avant-bras. Il pouvait presque toucher l’artefact.

 Le bras bloqué, Abel esquissa un timide sourire. Puis, du bout des doigts, il libéra une ultime décharge de mana. L’onde heurta l’auréole suspendue au-dessus de la tête de la Japonaise, l’éjectant sur quelques mètres. La couronne disparut à travers le voile en même temps que la queue du Léviathan.

 La connexion rompue, Ayame s’effondra. Abel manifesta l’intention de la rattraper, mais ses forces l’abandonnèrent. Il sombra à son tour.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Tendris ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0