Chapitre 51

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 Poussé par la caresse du vent, le voilage blanc laissait allègrement les rayons du soleil baigner la chambre de leur saisissante clarté.

 Allongé sur sa couche, Abel fronça ses paupières closes puis tourna le dos à la fenêtre.

 Après quelques instants, il entrouvrit les yeux. Dans le lit voisin, une silhouette commençait à prendre forme à travers son regard endormi. Une jeune femme aux cheveux noirs, elle semblait occupée à lire.

Aya… ?

 L’image de la Japonaise s’effondrant sur elle-même après la perte de la couronne lui revint soudain à l’esprit.

 « Ayame ! », s’exclama-t-il en se redressant d’un bond.

 Mei sursauta, échappant un juron en même temps que son document des mains. Elle soupira.

 « Pardon, s’excusa Abel. Je t’ai prise pour…

 — Je sais, tu viens de hurler son prénom.

 — Désolé, répéta-t-il.

 — C’est rien, mais tu ne choisis pas le meilleur moment pour te réveiller, Lise vient de s’absenter.

 — C’est pas grave. Dis-moi simplement comment va Ayame ? »

 La Chinoise leva les yeux au plafond, hésitante.

 « C’est justement ce que je voulais éviter. Écoute, je comprends que tu t’inquiètes, mais ta sœur devrait revenir d’un instant à l’autre, elle saura mieux que moi comment te l’annoncer et…

 — Ouais, j'suis inquiet, la coupa-t-il. Et maintenant encore plus qu’avant. Où est-elle ? Et comment va-t-elle ? »

 Mei souffla.

 « Ayame est… enfin, elle ne s’est pas encore réveillée. »

 Abel s’adossa contre la tête de son lit, soulagé malgré tout. Pendant un instant, il avait craint le pire.

 « Ça répond pas entièrement à ma question, revint-il à la charge.

 — Je sais, mais la situation est compliquée. »

 À intervalles réguliers, Mei fixait l’embrasure de la porte dans l’espoir de voir Lise apparaître.

 Abel n’insista pas davantage. Il porta la main sur le haut de son torse, s’attendant à trouver sous ses doigts les cicatrices laissées par la griffe de Sanders. Il ne sentit rien, pas plus que de douleurs. Le même constat pouvait être fait pour les os de son bras : ils s’étaient totalement ressoudés. Ses tatouages aussi avaient retrouvé leur blanc originel.

 « J’ai dormi combien de temps ? demanda-t-il.

 — Cinq jours. »

 Un long sommeil en soi, mais beaucoup trop court pour ne garder aucune trace du combat livré. Les soins prodigués par Ayame, alors porteuse de la couronne, tenaient du miracle.

 « Et on est où ici ?

 — Hôpital militaire de Ji’an.

 — Ah ? Si on est chez toi, comment se fait-il que tu sois avec moi plutôt qu’avec les membres de ton unité ? »

 Mei baissa les yeux.

 « Ceux qui m’ont suivie après l’incident avec Huang et Tian Guo sont tous morts. Les autres, je t’avoue que je n’ai pas pris de leurs nouvelles. Et puis, c’était plus facile pour Lise de nous veiller toi et moi, si on partageait la même chambre.

 — Je savais pas que vous étiez proches.

 — On ne l’est pas. Enfin, je ne pense pas qu’elle le voit comme ça. Je crois surtout qu’elle se sent redevable.

 — De ?

 — Pour faire simple, je l’ai empêchée de se faire tuer.

 — Dans ce cas, je te le suis aussi, redevable.

 — Faut pas. C’est probablement l’une des rares choses que j’ai faites ces dernières années qui n'est pas une connerie. Alors, c’est déjà bien comme ça. En plus, Lise est… »

 La Chinoise chercha ses mots.

 « Je suis ? » s’interrogea Lise.

 Mei la découvrit avec surprise dans l’encadrement de la porte, une canette à la main.

 « Beaucoup trop gentille avec moi, répondit-elle en attrapant au vol la boisson lancée par la Française.

 — Ce n’est jamais qu’un thé glacé. Tu parles toute seule ? »

 En avisant son frère éveillé, Lise afficha un sourire mélancolique, comme si les circonstances ternissaient sa joie de le retrouver. Elle resta quelques instants debout, avant de se décider à le prendre dans ses bras.

 « Je m’étais jurée de vous engueuler, Ayame et toi. Vous avez pris des risques fous et j’étais même pas au courant. Finalement, j’ai été glaciale avec elle et j’ai plus la force de t’engueuler, toi.

 — Désolé de t’avoir inquiétée, sœurette. Qu’est-ce qu’il se passe avec Ayame ? Mei m’a dit qu’elle ne s’était pas encore réveillée. Pourquoi j’ai l’impression que c’est plus grave que ça ? »

 Lise tarda à répondre et Abel crut sentir un sanglot étouffé sur son épaule.

 « Parce qu’on n’est pas sûr qu’elle puisse se réveiller un jour. »

 Le jeune homme écarta sa sœur de lui afin de voir son visage. Elle soutint son regard, les yeux rougis et humides. Lui resta un long moment silencieux, accusant le coup.

 « Ça fait que cinq jours ! Comment vous pouvez en arriver à cette conclusion ? Regarde, je viens seulement de me réveiller. Porter la couronne l’a très probablement éprouvée, son corps a besoin…

 — C’est pas son corps le problème, c’est là-haut, dit-elle en posant l’index sur la tempe de son frère.

 — Comment ça, là-haut ?

 — On sait pas vraiment nous-mêmes, c’est comme si son esprit était toujours prisonnier de la couronne. Comme si… »

 Devant l’expression désemparée d’Abel, Lise ne put retenir ses larmes. Jamais elle ne l’avait vu ainsi. Au lieu d’achever sa phrase, elle lui caressa la joue.

  « Comment si quoi ? répéta-t-il d’une voix blanche. Qu’est-ce que t’essaies de me dire exactement ? Qu’Ayame serait damnée ? »

 Abel avait sciemment choisi ce dernier mot dans l’espoir que sa sœur le détrompe, qu’elle lui reproche son exagération, qu’elle le rassure. Au lieu de cela, la jeune femme hocha la tête.

 « Je ne sais pas comment le voir autrement. Je suis sincèrement désolée. »

 Abasourdi, Abel laissa glisser ses mains le long des bras de Lise.

 « C’est impossible ! tenta-t-il de nier. J’ai moi-même renvoyé la couronne de l’autre côté ; elle ne peut plus lui être reliée.

 — Je sais, j’y étais.

 — Et puis, comment vous pouvez savoir ce qui se passe dans sa tête ?

 — On n’en sait rien, mais elle fait parfois des sortes de crises.

 — Des quoi ? lui fit-il répéter.

 — Des crises. Trois, en cinq jours. »

 Cette fois-ci, le jeune homme arracha sa perfusion et enfila à la hâte la tenue disposée sur une chaise adjacente au lit.

 « Elle est ici ? demanda-t-il.

 — Non, dans une annexe, à l’isolement. »

 Il s’interrompit au moment de passer son tee-shirt.

 « Pourquoi à l’isolement ?

 — Parce que lors de la première, elle a réduit sa chambre en cendres. »

***

 Abel avisa le bloc de béton, rectangulaire et uniforme, à l’entrée duquel sa sœur le menait. Deux soldats armés encadraient une porte en acier, couverte de rouille, qui semblait être la seule ouverture du bâtiment.

 « C’est un bunker, ton annexe, fit remarquer Abel.

 — Je sais. On n’a rien trouvé de mieux. »

 L’un des gardes ouvrit la porte à Lise tandis que l’autre arrêta d’une main ferme le jeune homme à sa suite.

 « Nous n’avons pas eu connaissance qu’une personne supplémentaire avait été autorisée à pénétrer sur ce site, débita mécaniquement le militaire. Je ne peux vous laisser entrer. »

 Le regard d’Abel glissa alternativement de la main posée sur son torse au propriétaire de celle-ci. À l’étonnement succéda rapidement l’impatience.

 « Il est avec moi, tenta de désamorcer Lise.

 — Je suis désolé, madame, mais les directives sont strictes.

 — Enlève-ça », l’avertit Abel sans préambule.

 Le soldat zélé s’apprêtait à réitérer son refus quand son collègue intervint :

 « C’est bon, Wu. Il peut passer. »

 Surpris, le dénommé Wu se tourna vers son collègue, qui lui fit signe de ne pas insister. Voyant sa recommandation sans effet, ce dernier ajouta quelques mots en chinois.

 Wu jeta un coup d’œil furtif aux tatouages et à la tignasse blanche du jeune homme et s’écarta aussitôt du passage.

 Lise les remercia, puis entama la descente des marches menant au sous-sol du bunker. Abel lui emboîta le pas, sans un mot.

 L’escalier débouchait sur une vaste salle baignée d’une lumière blafarde, artificielle tout comme l’air qui circulait en ce lieu. Du sol au plafond, jusqu’à la grande dalle au centre de la pièce sur laquelle gisait Ayame, tout n’était que béton. Une couverture ignifugée en guise de drap, la jeune femme reposait à même la pierre, éloignée de tout. Même les sondes et la perfusion voyaient leurs fils courir sur plusieurs mètres avant de trouver l’appareil auquel elles étaient reliées.

 Abel eut l’image d’un tombeau. Cette pensée lui serra la poitrine.

 Il rejoignit Ayame, sous les regards de Goro Sekai, Maximilien et Saori. Tous trois demeurèrent en retrait, conscients qu’il ne les avait pas remarqués.

 « Sois prudent, l’enjoignit Lise. Sa dernière crise remonte déjà à plus de vingt-quatre heures. »

 En attestaient deux traces de suie, de part et d’autre de la jeune femme. Elles dessinaient un V, débutant sur la dalle et se prolongeant au sol, de plus en plus large.

 Abel n’écoutait cependant pas, perdu dans la contemplation de ce visage qui n’avait rien perdu de sa beauté. Paisible, celui-ci figurait tel qu’il l’avait toujours connu, comme si la couronne n’avait à aucun moment entaché la pureté de ses traits, comme si la reine des Enfers n’avait été qu’un cauchemar nourri de ses propres peurs. Abel n’osa toutefois lever les paupières de la jeune femme pour s’en assurer.

 Elle paraissait simplement endormie. Sa poitrine se soulevait au rythme d’une respiration lente et son bras perfusé reposait au-dessus de la couverture.

 Après un instant d’hésitation, Abel posa sa main sur la sienne. Ayame n’eut aucune réaction. L’idée qu’elle puisse ne jamais se réveiller lui effleura alors l’esprit. La culpabilité se mit à prendre racine en lui.

 Ayame pressentait mieux que quiconque le danger représenté par la couronne. Pourtant, elle l’avait coiffée, au mépris de ses propres injonctions, dans le seul but de le protéger, lui. Elle avait honoré le serment fait à son père, quand Abel avait échoué à tenir la promesse faite à sa mère : il n’avait pas su veiller sur elle. Pire, parce qu’il se refusait à la voir partir de l’autre côté, il avait rompu la connexion qu’elle entretenait avec la couronne. Sur le moment, il avait cru que c’était la meilleure chose à faire, qu’importe si cela signifiait d’abandonner l’artefact à l’ennemi. Mais à présent qu’il voyait Ayame ainsi étendue, il en doutait sérieusement.

 « La porte de Kyoto, elle est bien toujours ouverte ? » interrogea-t-il sa sœur.

 Bien qu’elle devinât sa folle arrière-pensée, Lise s’abstint de tout commentaire et se contenta de répondre. Il ne pouvait de toute façon plus retourner là-bas.

 « Elle s’est refermée, comme la dixième ; les autres sont toutes effondrées. On en a fini avec les portes, Abel. »

 Cette phrase qu’elle avait toujours rêvé de pouvoir annoncer un jour à son frère, Lise la prononça sans aucune joie. Pour elle aussi, le sacrifice était lourd.

 « Elle a veillé à tout, hein ?

 — A-t-elle déjà fait les choses à moitié ? »

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