Chapitre 52

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 Abel était assis à même le sol. Un genou replié en guise d’accoudoir et l’arrière de la tête en appui contre le mur de béton, il fixait d’un regard vague la dalle sur laquelle reposait Ayame. En trois heures, la jeune femme n’avait pas bougé d’un iota.

 Devinant le besoin de son frère de rester seul, Lise avait rejoint Saori sur un banc. Les deux femmes n’avaient échangé que quelques mots. Tous attendaient avec angoisse la prochaine crise.

 Des bruits de pas venant de l’escalier résonnèrent dans le silence des lieux. Les deux responsables revenaient de la surface, smartphones en mains.

 Après un regard attristé en direction d’Ayame, Goro Sekai vint s’asseoir aux côtés de Lise et Saori.

 Maximilien alla quant à lui trouver Abel. Il resta un moment adossé au mur, les bras croisés sur le torse, à regarder dans la même direction que le jeune homme.

 « On la ramène à Kyoto à l’issue de la prochaine crise, informa-t-il. Ça devrait limiter le risque qu’une nouvelle survienne en plein vol.

 — Pour la placer dans un autre bunker ? » répliqua Abel d’un ton âpre.

 Il souffla avant de se reprendre.

 « Désolé, je sais que tout le monde fait de son mieux. »

 Maximilien secoua la tête.

 « Certains font bien plus que ça, répondit-il sans agressivité. Tu n’es pas le seul à tenir à elle, tu sais. Goro se démène depuis cinq jours. Il lui a trouvé un sanctuaire. Quelques aménagements seront nécessaires, bien sûr, mais au moins elle ne sera pas en sous-sol.

 — Un sanctuaire pour une reine des Enfers ? ne put s’empêcher de relever Abel. Il doit être sacrément influent.

 — Cette information-là, le commun des mortels n’en aura jamais connaissance, tu t’en doutes. Moi-même, je ne le sais que parce que Lise m’a raconté l’histoire dans les grandes lignes. Bientôt, les auditions officielles devraient commencer, mais les choses ne seront pas tellement différentes. La formation du conseil de sécurité sera la plus restreinte possible.

 — Qui sera entendu ?

 — Tous ceux qui peuvent l’être. Ceux qui ont survécu. Toi, bien sûr. Moi aussi probablement, pour mes liens avec Sanders. »

 Abel leva les yeux vers son chef dont un rictus amer étirait les lèvres.

 « L’humanité entière lui a fait confiance pendant plus d’une décennie, fit-il remarquer. Pourquoi auriez-vous fait exception ?

 — J’aimais à croire que je le connaissais mieux que le reste de l’humanité. Il semblerait que non. Enfin, ce n’est pas de lui que je voulais te parler.

 — La couronne ? » hasarda le jeune homme.

 Le vétéran acquiesça.

 « Même si elles sont refermées, deux portes se trouvent toujours sur notre sol. Certains membres du conseil te reprocheront sans doute de l’avoir envoyée de l’autre côté, dans les griffes du plus fort de nos ennemis. »

 Abel garda le silence un instant, puis reporta son attention sur Ayame.

 « Et vous, vous me le reprocherez ?

 — Non, bien sûr que non. Je ne dis pas que j’aurais fait pareil à ta place, mais justement, personne n’était à ta place. L’avenir nous dira si tu as bien fait.

 — À vrai dire, je n’en suis pas convaincu moi-même, mais pour des raisons différentes. Si leur crainte, c’est de voir le Léviathan rappliquer, alors je suis à peu près sûr que cela n’arrivera pas.

 — Ah ? Qu’est-ce qui te le fait penser ?

 — La Terre ne présente aucun intérêt à ses yeux si la couronne n’y est pas. C’est ce que m’a dit Sanders à propos de Ka’siel. Et je ne crois pas qu’il ait menti à ce sujet.

 — Alors espérons qu’il… »

 Abel se leva soudain d’un bond. Maximilien suivit son regard jusqu’à Ayame. Elle n’avait pourtant pas bougé.

 « Qu’est-ce que… ?

 — Ça arrive. »

 La main de la jeune femme reposant au-dessus de la couverture ignifugée se crispa, bientôt imitée par le reste du corps. Ayame tourna la tête d’un côté, puis de l’autre, le visage grimaçant de douleur, comme si elle tentait de chasser de mauvaises pensées. Sa respiration devint plus lourde, saccadée.

 Lorsqu’elle s’arc-bouta sur la dalle en béton, Abel ne put s’empêcher d’approcher.

 « N’avance pas plus ! » le somma sa sœur.

 Il s’arrêta, sans toutefois détacher ses yeux d’Ayame. Un gémissement à peine audible lui parvint aux oreilles ; il serra les poings.

 Elle se redressa, haletante, les mains plaquées sur son visage. La couverture lui glissait sur les hanches. Un filet carmin coula entre ses doigts, puis le long de son avant-bras. Elle semblait pleurer.

 Abel s’apprêtait à la rejoindre quand deux larges ailes de feu jaillirent du dos de la jeune femme. Les mêmes que lorsque la couronne auréolait sa tête : deux immenses panaches éclaboussant l’espace comme des taches d’encre incandescentes.

 La flamme d’Ayame commença alors à diminuer à vue d’œil. Lorsque celle-ci s’épuisa complètement, Abel crut que les ailes disparaitraient avec elle. Elles continuèrent cependant de flamboyer d’une égale intensité.

 La bouche entrouverte, Ayame écarquilla soudain les yeux ; ceux-là aussi étaient ceux de la reine. Le corps tremblant, elle se recroquevilla sur le flanc à la manière d’un oiseau meurtri. Ses voilures de feu ne trouvèrent que la pierre à lécher, tout comme ses doigts qui se mirent à gratter frénétiquement le béton. La joue posée contre la dalle, son visage semblait figé dans une souffrance inaudible.

 N’y tenant plus, Abel se jeta à son chevet. Sa sœur n’osa cette fois l’arrêter ; le spectacle lui était tout aussi insupportable. Il posa sa main sur le dos de celle d’Ayame ; le contact provoqua un battement d’ailes. Abel eut un mouvement de recul, mais ne lâcha pas la dextre pour autant.

 Un souffle d’air chaud balaya la pièce. Sans doute touchés par la voilure, les fils des sondes et le tuyau de la perfusion courant sur le sol s’enflammèrent telle des mèches allumées. Lise tenta en vain d’étouffer les flammes du pied avant de se résoudre à sectionner les câbles aux deux extrémités. Comme tous ceux présents, elle se sentit terriblement impuissante face à la crise.

 Les ailes s’agitèrent à plusieurs reprises, erratiques et désordonnées. L’une d’elles manqua de peu d’atteindre Abel. Puis, après d’interminables minutes, elles finirent par disparaître. Les iris de la jeune femme retrouvèrent à leur tour leur apparence originelle.

 Une fois les flammes dissipées, Saori se précipita pour soigner les brûlures de son dos, comme elle l’avait fait lors de la précédente crise. Cette fois-ci cependant, elles se résorbèrent sous ses yeux.

 Le visage d’Ayame commença à s’apaiser et ses paupières se refermèrent doucement. Tandis que sa respiration reprenait un rythme normal, quelques frissons parcoururent son corps.

 La main toujours posée sur la sienne, Abel remonta la couverture ignifugée à hauteur des épaules. La crise semblait terminée ; il poussa un long soupir.

 « Tu l’as soignée ? s’étonna Saori.

 — Je ne sais pas faire ça, mais elle si.

 — Tout en étant inconsciente ? »

 Le jeune homme haussa les épaules.

 « Alors, que lui avez-vous fait exactement qui ait mis fin à la crise ? s’enquit Goro Sekai.

 — Je lui ai juste donné de mon mana, suffisamment pour réactiver sa flamme. Le reste, elle l’a fait toute seule.

 — C’est ce qui a fait cesser la crise ? questionna sa sœur.

 — Non, je ne pense pas. Ça la lui a seulement rendue plus… supportable. »

 Lise fronça les sourcils.

 « Explique, insista-t-elle.

 — Je ne suis sûr de rien, mais c’est au moment où sa flamme s’est épuisée qu’Ayame m’a paru le plus souffrir. Comme si après avoir dévoré son mana, l’empreinte laissée par la couronne l’attaquait, elle. Ou quelque chose comme ça. »

 Tous méditèrent l’hypothèse.

 « Ça voudrait dire que tant qu’elle dispose de mana, la crise serait atténuée ? tenta de comprendre Goro Sekai.

 — J’en ai l’impression.

 — Dans ce cas, nous devons au plus vite trouver d’autres personnes capables de lui en fournir ! Vous ne serez pas toujours là, lorsqu’une crise se produira.

 — Mei pourrait probablement, abonda Lise. C’est une manipulatrice de mana, comme toi. Mais ça reste dangereux, je ne sais pas si elle acceptera.

 — Je tâcherai de la convaincre ! » assura le chef japonais.

 Lorsque Abel sentit des doigts se refermer timidement sur sa main, la conversation lui parut soudain lointaine. Il posa les yeux sur Ayame. Ses espoirs furent rapidement déçus. Un profond sommeil habitait toujours la jeune femme.

 Il esquissa un sourire, malgré tout.

 « Si, je serai toujours là. »

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