70. L'ouragan de la révolte

8 minutes de lecture

Arthur

Allongé sur mon minuscule lit de camp, je regarde Lila qui est en train de jouer près de moi. Je lui ai fabriqué une petite poupée avec des bouts de tissu et un peu de bois. Ma mère a décoré la tête et Lila a baptisé son jouet du nom de Clara. La scène pourrait paraître presque normale, si ce n'est qu'au loin on entend le bruit des bombardements aériens de l'armée gouvernementale. A cette distance, on a l'impression que ce sont des pétards qui explosent mais la dure réalité, c'est que des gens sont en train de mourir, que des familles se retrouvent sans abri, que des enfants et leurs parents vont être traumatisés. Comme Lila. Pas une nuit ne passe sans qu'elle ne fasse des cauchemars, sans qu'elle ne se réveille en appelant sa mère. La pauvre…

Ma mère entre dans la tente. Je vois tout de suite qu'elle est énervée et agitée. Elle s'arrête un instant en apercevant Lila, mais sa colère l'emporte et elle se rapproche de moi dans le froufrou agité de sa robe multicolore.

- Arthur, ce n'est pas possible ! Tu entends ce bruit sourd ? C'est notre pays qu'on assassine ! Ils ne sont même pas capables de respecter la trêve qu'on avait négociée pour les fêtes !

- Tu es surprise ? C'est une guerre totale. Quand les armes parlent au lieu des urnes, c'est toujours le peuple qui souffre.

- C'est honteux ! Je ne comprends pas que le monde sache ce qu'il se passe et ne fasse rien ! Arthur, pourquoi tu ne témoignes pas de tout ça ?

- Maman, moi, je suis ici parce que le Gouvernement accepte que je vienne en aide aux personnes qui se retrouvent sans rien. Que vont-ils devenir si on nous renvoie en France ? Je ne peux pas crier sur tous les toits qu’ils ne respectent pas les droits de l’Homme !

- Tu es vraiment trop raisonnable, Arthur. Il faut exprimer au monde entier que ce Gouvernement est un gouvernement assassin et corrompu !

Je la regarde et suis impressionné par son engagement et son emportement. Elle est passionnée et révoltée. A tel point que j'en arrive presque à comprendre comment elle a pu réussir à abandonner sa famille pour son pays. Quel sacrifice, quelle vie à vivre dans l'ombre, loin des siens, avec comme seul espoir qu'un jour le Gouvernement tombera. Je l'admire, même si je lui en veux toujours un peu.

- Je comprends ta colère, Maman, je sais que des personnes innocentes souffrent. Pourquoi tu crois que je me suis engagé dans cette mission ? Par contre, ne me fais pas croire que les rebelles sont tous innocents. C’est une guerre et les souffrances et les exactions sont des deux côtés !

- Arthur ! Comment oses-tu dire que…

Ma mère s’interrompt tout à coup alors que la porte de la tente s’ouvre sur une Julia visiblement surprise de tomber sur la Gitane qui s’est arrêtée dans son geste, son bras en l’air alors qu’elle allait clairement me faire des reproches avec véhémence.

- Oh Julia, qu’est-ce qui t’amène ici ? Toi aussi tu viens me reprocher que je n’en fais pas assez pour les réfugiés ?

Je sais que ce reproche gratuit est injustifié, mais je suis énervé par l’attitude de celle qui vient de réapparaître dans ma vie comme si de rien n’était, comme si toutes ces années n’avaient pas existé, comme si je n’avais pas dû me construire sans figure maternelle.

- Non, en fait je venais te chercher pour qu’on organise une sortie une fois cette merde terminée afin d’aller voir si nous pouvons aider les survivants, dit-elle en observant Marina, les sourcils froncés.

- Oui, l’armée de l’ONU qui arrive toujours après la bataille, répond ma mère vindicativement. Quand est-ce que vous vous bougerez un peu et défendrez activement le pays plutôt que de venir mettre des pansements sur des jambes cassées ou arrachées ?

- Ouh la, Maman, calme-toi ! Ce n’est pas sur nous qu’il faut crier ! Julia comme moi, nous faisons tout ce que nous pouvons pour répondre aux besoins des gens d’ici. Cette guerre n’est pas la nôtre. Je ne peux pas te laisser crier comme ça sur elle ! Tu n’as pas vu à quel point elle s’engage ? Tout ce qu’elle fait ?

- L’amour te rend aveugle et un peu trop romantique, Arthur. C’est bien beau de défendre ta belle, mais ça ne change rien aux faits.

- Et vous voulez que je fasse quoi avec cinquante hommes, Marina ? Vous vous battez depuis des décennies avec bien plus de bras et vous n’y arrivez pas, comment voulez-vous que je fasse quoi que ce soit à mon échelle ?

Lila commence à pleurer et je vois ses doux yeux nous regarder tour à tour, sans comprendre ce qui entraîne notre colère. Je pense qu’elle doit se demander pourquoi les trois personnes qu’elle apprécie le plus sont en train de se disputer de manière si violente. Je lui tends les bras et elle vient s’y lover en sanglotant doucement.

- Ne t’inquiète pas, Lila. Mamy et Julia ne sont pas vraiment en train de se battre. C’est juste la situation du pays qui nous met en colère. On veut tous faire quelque chose, mais personne n’a la solution.

Je reprends en me tournant vers les deux femmes qui continuent à se regarder telles deux chiennes de garde.

- Arrêtons donc de nous faire des reproches. Nous ne sommes pas responsables de la situation. Je pense que ce serait plus constructif de réfléchir ensemble à ce qu’on va faire maintenant, non ? La trêve est rompue, les hostilités ont repris et il faut donc qu’on reprenne chacun nos missions.

- J’étais là pour ça à la base, bougonne Julia en venant s’asseoir à mes côtés pour caresser les cheveux de Lila. Marina, est-ce que vous pourriez recueillir des réfugiés de votre côté ? J’ai peur qu’on soit vite à court de place, même si avec Snow on réfléchit à comment augmenter la capacité du camp. Enfin, espérons qu’il y ait des survivants, ça gronde bien fort…

- Oh ne vous inquiétez pas, je suis sûre que beaucoup vont rejoindre nos rangs et venir se battre à nos côtés ! On n’a pas besoin de votre pitié d’humanitaire…

- Je comprends que vous soyez atteinte par ce qui se passe là-bas, mais vous ne me connaissez pas et j’aimerais bien que vous arrêtiez de juger à l'œil comme ça, ça a le don de me donner envie de vous virer à coups de pied au cul d’ici. Je ne risquerais pas ma vie par pitié, non, mais de toute façon votre avis est fait, soupire Julia, mi en colère, mi blasée si j’en crois les traits de son visage. Et je ne risquerais pas la vie de mes hommes par pitié.

- Ce n’est pas parce que vous couchez avec mon fils que vous avez le droit de me parler comme ça, jeune femme, s’emporte ma mère alors que j’assiste à la scène un peu impuissant. Personne ne m’a jamais mis dehors avec un coup de pied au cul, comme vous dites. Je pars quand je veux, comme je veux. Je suis La Gitane et la rébellion, c’est moi, alors vous vous calmez tout de suite, sinon c’est le camp ici que je vais mettre à feu et à sang !

- Maman ! m’exclamé-je alors en me levant à mon tour pour la surplomber de toute ma taille. Arrête, bordel ! Tu ne vois pas qu’on est dans ton camp ? Tu ne vois pas que Julia fait tout ce qu’elle peut pour améliorer la situation ? Et toi, tu lui parles pire qu’à un chien ! La relation entre Julia et moi ne te regarde pas, tu n’as pas à nous critiquer ou même à commenter dessus. Tu as perdu ce droit il y a plus de vingt ans, quand tu nous as abandonnés. Alors, soit tu t’excuses, soit tu te barres d’ici et de ma vie. Nous, on sait pourquoi on est là. Nous on sait ce qu’on a à faire. Va faire ta petite révolte dans ton coin, va continuer à envoyer des hommes à la mort avec tes petits attentats merdiques, va continuer à créer du chaos et de l’instabilité et laisse-nous faire notre travail. Et je peux te dire qu’on le fait bien et qu’on se donne à fond. Alors cesse de nous crier dessus !

Ma mère me regarde un peu interloquée de la violence que j’ai pu exprimer dans mes propos. Son regard trahit ses émotions, qu’elle cache si bien habituellement. Je vois d’abord de la colère à mon encontre, ses yeux lancent des étincelles, mais rapidement, je la vois qui se détend et nous observe à tour de rôle, Julia et moi. Elle éclate alors de son rire franc et communicatif.

- Eh bien ! Vous vous êtes bien trouvés tous les deux ! J’admets, j’ai été trop loin dans mes propos, Julia, et je m’en excuse. Je ne sais pas ce que vous avez fait à mon fils, mais le petit chat qu’il était quand il était petit est devenu un vrai lion à présent ! Je ne sais pas si c’est vous que je dois remercier ou si c’est à cause de moi qui suis cette mère indigne qui n’a plus aucun droit sur son fils, mais j’avoue que j’aime le résultat. Arthur, mon fils, tu as raison. Ma petite révolte dans mon coin doit cesser. Mes petits attentats merdiques aussi, comme tu le dis, ça ne sert pas à grand-chose.

- Tu vas arrêter de te battre, Maman ? demandé-je, complètement éberlué par le brusque changement d’attitude de ma mère.

- Non, mon fils. Je vais changer de tactique. Vous m’avez ouvert les yeux tous les deux, et il faut que ce combat cesse. Il faut que l’on arrête de faire des demi-mesures. Je vais partir, Lieutenant, sans que vous m’y forciez. Nous ne nous reverrons peut-être pas, mais je m’en vais préparer l’assaut contre la capitale. La guerre totale va enfin commencer. Le Gouvernement peut trembler parce que moi, La Gitane, je vais aller m’emparer du pouvoir. Et ce sera le combat de la dernière chance. Je gagnerai ou je périrai !

Je suis à la fois subjugué par la prestance et la force de cette déclaration, mais aussi horrifié par la folie de ma mère. J’ai l’impression que la lutte lui a complètement retourné le cerveau, qui n’était déjà pas très clair avant. Je me tourne vers Julia qui, elle aussi, n’en revient pas de ce qu’on vient d’entendre. Elle reste un instant la bouche ouverte dans un geste de surprise, les yeux grand ouverts.

- Tu es folle, Maman. Tu n’as aucune chance contre le Gouvernement. Ne fais pas de bêtises !

- Qui ne tente rien n’a rien. Je ne peux pas les laisser gagner sans me battre. Qui le fera pour nous, si ce n’est pas nous-mêmes ? Vous ne savez pas tout de ces décennies de répression. Il est hors de question de les laisser gagner sans se battre ! C’est fini, on ne va plus se terrer dans nos montagnes, on va leur montrer qui nous sommes.

Sur ces derniers mots, ma mère, toujours aussi théâtrale, s’empare de son manteau, l'enfile au-dessus de ses épaules et sort, telle une actrice qui quitte la scène dans une pièce dramatique. Si ce n’était pas aussi lourd de conséquences, cette façon de faire me ferait presque sourire, mais là, je n’ai pas le cœur à prendre les choses à la légère. Julia voyant ma détresse passe son bras autour de mon cou et pose sa tête sur mon épaule alors que Lila se colle contre mon torse. J’avoue que cette proximité avec ces deux êtres que j’adore plus que tout au monde est réconfortante. J’ai l’impression d’être sur une île de calme au milieu d’une tempête qui est en train de se lever. Les premiers vents violents ont fait leur apparition, le ciel s’est assombri. Qui sait ce qui résistera à cet ouragan qui menace de tout emporter sur son passage ?

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0