77. Rapport non protégé

8 minutes de lecture

Julia

Je déteste être porteuse de mauvaises nouvelles, mais je pense qu’il s’y attendait un peu, de toute façon. Snow, installé bon gré mal gré sur son lit à l’infirmerie, fait une tête de six pieds de long. Petit père, il s’y est attaché, à la jolie Justine. C’est quand même fou, lui qui vogue de nana en nana depuis des années.

- Je suis désolée, mais tu sais bien qu’elle ne peut pas rester ici, Snow. Elle en a pour des semaines à se remettre de sa blessure.

- Ça ne change rien au fait que ça fait chier, Ju.

- Dans deux petits mois, tu la retrouves au pays. Ça va venir vite, l’amoureux !

- Ouais, je suis sûr que tu ne serais pas si zen si c’était d’Arthur dont on parlait.

- Je préférerais que ce soit dans ce sens-là, crois-moi, marmonné-je. Tu as la journée pour profiter, un hélico viendra à dix-huit heures.

- Je vais aller la retrouver alors. Tu as quoi de prévu, toi ? Besoin que je vienne t’aider ?

- Repose-toi et profite, Mathias. J’ai encore un peu de paperasse à faire et un courrier à rédiger pour les chefs des chefs, dis-je en me levant.

- Profiter, tu en as de bonnes, toi. Avec nos blessures, cela ne va pas être facile, pouffe-t-il, visiblement en meilleure forme.

- Il n’y a pas que le cul dans la vie, tu sais. Je sais que parler n’est pas ton fort, mais ça peut être sympa aussi.

- Ouais, ben vivement qu’Eva la libère et la laisse revenir ici. C’est quoi cette idée de faire plein d’examens alors qu’il ne nous reste plus beaucoup de temps à deux ?

- T’es plus agréable à vivre quand t’es pas contrarié, ronchon, ris-je en le prenant dans mes bras. Je suis contente que tu ailles bien, Mathias, tu m’as foutu la trouille.

- Ouais, désolé d’être de mauvais poil. Tu crois que je suis fou de m’être autant attaché à elle ?

- Je crois qu’on ne choisit pas ce genre de choses. Si tu es fou, c’est d’avoir voulu la bécoter au beau milieu d’un champ de bataille, surtout.

- Il n’y a pas de mauvais endroit pour se bécoter, Ju ! rit-il doucement. C’était explosif ce baiser en plus !

- Tu parles, on aurait pu y passer tous les trois, imbécile. Faut savoir se tenir, parfois ! Le boulot, c’est le boulot.

- Tu t’es tenue chez les rebelles, toi ? J’y crois pas, se moque-t-il. Le boulot, c’est le boulot, c’est ça, madame je me tape le bûcheron dès que la mama a le dos tourné !

- Y avait pas eu de bombardement quelques heures plus tôt. Et il ne me viendrait pas à l’idée de faire autre chose que bosser dans ce contexte, soupiré-je. Bref… Tu liras mon rapport au Colonel avant la prochaine visio, histoire qu’on soit sur la même longueur d’onde à ce propos.

- Tu l’as écrit comment “bécoter” ? Un “t” ou deux ?

- Un “t”, contrairement à connard qui prend deux “n”, dis-je en lui donnant une tape derrière la tête.

- Eh ! Attention ! Je suis un grand blessé, moi ! Presque un invalide !

- Tu m’exaspères, pouffé-je. Attends que je raconte tout ça à ta mère, tu feras moins le malin !

- C’est pas gentil de menacer les handicapés, continue-t-il à se lamenter faussement.

- C’est le problème des Chefs, ça. Imbus de leur personne et rabaissants. Va falloir t’y faire, beau gosse ! Allez, garde ton engin dans ton pantalon et profite du temps qu’il te reste avec Justine pour parler. Un seul “l”. J’espère qu’elle ne se rendra pas compte à quel point tu es limité, maintenant que vous allez faire autre chose que baiser, ris-je.

- Sympa, la cheffe ! En tous cas, tu as raison, un seul “elle”, en effet. Allez, va bosser un peu, plutôt que de te moquer de moi !

- Dommage, j’aime tellement me foutre de toi !

Je l’embrasse sur le front et referme mon manteau en sortant de l’infirmerie. Il fait un froid de canard et je me dépêche de regagner la grange pour reprendre la partie la plus chiante de mon boulot, la paperasse. Je monte les marches deux à deux et tombe nez à nez avec Arthur devant la porte de la salle des opérations, manquant de lui rentrer dedans.

- Qu’est-ce que tu fais là ? Tout va bien ?

- Je dois prévenir mon boss. Je voulais utiliser la connexion sécurisée, tu crois que c’est possible ?

- Bien sûr. Entre, tu tombes à l’heure du déjeuner, tu devrais être tranquille.

- Ouais, tranquille, c’est vite dit, ça. Il veut savoir pourquoi j’ai demandé le rapatriement de Justine à l’assurance. Ça promet.

- Ah ça… Pour une fois que ce n’est pas moi qui vais me faire engueuler, ris-je en connectant l’un des ordinateurs. Ça te dérange si je reste bosser ici ?

- Tu veux assister au pugilat ? demande-t-il en lançant la vidéo. Fais comme chez toi, je n’ai pas de secret pour toi.

- Vu que je n’ai même pas eu droit à un baiser alors que nous sommes seuls, clair que je veux voir ça, ris-je alors qu’un homme apparaît à l’écran.

- Bonjour Arthur, c’est quoi cette histoire de rapatriement ? J’ai vu la demande à l’assurance. Une blessure au ventre ? C’est quoi ce bordel ? Elle n’était pas censée rester au camp pour la communication ?

- Bonjour, Marc. Merci de demander de ses nouvelles, elle va bien, répond mon Bûcheron, déjà agacé.

- Ben je me doute, sinon, c’est le corbillard, pas l’ambulance que tu aurais demandé. Alors, il s’est passé quoi ? Tu es en train de merder la mission, c’est ça ? Tu sais qu’on a des dons qui vont arriver, mais si tu foires tout, on sera dans la dèche.

- Relax, Marc. La mission va bien, Justine va bien, elle a fait de supers images pour les donateurs, tu me remercieras plus tard, le jour où tu me feras confiance.

- Elle va bien, mais il faut la rapatrier. Logique.

Je constate qu’il n’en mène pas large, mon amant. Je lui adresse un sourire auquel il répond, son visage s’éclairant dès qu’il cesse de regarder son écran.

- Marc, on est allé chercher des réfugiés, on était protégé par l’armée. Et sur le chemin du retour, pas de chance, une mine a explosé. Elle n’était pas juste à côté, heureusement. Elle va bien, en tous cas, mais le doc ici a dit qu’il valait mieux qu’elle fasse sa convalescence en France. Donc, je te la renvoie.

- Tu n’aurais jamais dû la faire venir ! Tu imagines si elle était morte ? C’était la fin de la mission. On ne peut pas se permettre ça, Arthur !

- Tu sais que c’est la guerre ici ? Des fois, il y a des blessés, oui. Mais ça va, je te dis, elle va bien. Et elle a fait des images supers. Je suis sûr que ça va lui valoir un prix, tout ça. Et des sous-sous pour l’ONG. Mission accomplie, Marc, même si elle va nous manquer ici.

- Ouais, je vais galérer pour la remplacer, moi. Tu penses quoi si je t’envoie Joël ?

- Ah non, pas lui ! Tu veux me punir ou quoi ?

- Ben, il n’est pas si mal que ça…

- Non, essaie de contacter Anaïs, avec elle, ça devrait rouler.

- D’accord, je vais voir ce que je peux faire. Mais toi, par contre, tu ne perds rien pour attendre. Plus d’histoires à la con comme ça ou je mets fin à ta mission aussi, je suis clair ?

Je suis sûre qu’il s’entend bien avec le Colonel, lui. Dans le genre casse-pieds, il est pas mal aussi !

- Si je peux me permettre, dis-je en tirant ma chaise près d’Arthur, vous pouvez mettre fin à la mission tout court si vous pensez que vos humanitaires ne vont prendre aucun risque. On ne parle pas de vacances à Dubaï, là.

- Ah, l’armée française espionne nos conversations. Vous êtes ?

- Oui, c’est tellement intéressant d’écouter les bureaucrates donner des conseils et des ordres aux personnes sur le terrain que je n’ai pas pu m’en empêcher, souris-je. Lieutenant Julia Vidal, pour vous servir.

- Bien Lieutenant, si vous voulez vraiment me servir, il va falloir penser à protéger un peu mieux la mission, vous ne croyez pas ? Vous vous rendez compte qu’on a failli perdre une de nos salariées ?

- Je vous promets que je penserai à me jeter sur la mine la prochaine fois, Monsieur. Toutes mes excuses.

- Ahah ! Au moins, vous ne manquez pas d’humour. C’est déjà ça. Arthur, je te laisse voir avec Miss Marrante, mais plus de folies, plus de bêtise, ou je te fais revenir ici, illico presto.

- Marc, arrête de t’inquiéter, tout va bien. La mission est un succès, tu ne risques rien pour ta candidature à l’assemblée, ça va rouler. Et oui, je vais faire attention. Comme tu peux voir, je suis entre de bonnes mains !

- Bien, je compte sur toi. Mes salutations à Justine et aux autres de l’équipe. Ils vont tous bien, tes autres collègues ?

- Oui Papy, tout roule, je te l’ai dit. Allez, je dois te laisser. J’ai un point sécurité à faire avec la Lieutenant !

- Attention à toi, Arthur. Je tiens à toi, tu le sais, hein ? Allez bonne fin de journée et à vous aussi Lieutenant Jememarre.

Un petit salut militaire moqueur plus tard, Arthur termine l’appel en soupirant.

- Tu l’aimes bien ? Que je sache si je peux le critiquer ou pas ? ris-je.

- Ce n’est pas un mauvais bougre, tu sais. Je crois qu’il s’inquiète vraiment pour nous, mais il n’est pas sur le terrain, il ne peut pas comprendre.

- De toute façon, vous n’êtes pas prêts de ressortir du camp après ce qu’il s’est passé…

- Oui, sûrement. Par contre, j’ai un dernier souci à voir avec toi, me demande-t-il sérieusement.

- Je t’écoute, soupiré-je. C’est quoi le problème, cette fois ?

- Eh bien, je suis toujours en manque de bisous ! rit-il en se penchant vers moi.

J’attrape son visage entre mes mains et le smacke bruyamment à plusieurs reprises avant de lui sourire.

- Autre chose ?

- On a le temps d’aller dans ta chambre, tu crois ?

- Bien que l’idée soit très tentante, je ne pense pas, non, Monsieur l’obsédé. Il va falloir faire preuve de patience, j’en ai bien peur. Je dois voir Collins dans dix minutes, il remplace Snow quelques jours, il faut que je le briefe et lui rappelle de se tenir à carreau.

- Collins ? Ça risque d’être moins drôle qu’avec Snow….

- Ça c’est sûr, soupiré-je en nichant mon nez dans son cou. Je suis désolée pour Justine…

- Tu sais, ça aurait pu être pire. On s’en sort bien, je trouve. Moi, je suis désolé pour Snow. J’espère qu’elle saura l’attendre.

- J’espère qu’ils sauront tous les deux garder leur pantalon fermé ouais, ils sont mignons, ça m’ennuierait que ça ne tienne pas. Ça fait plaisir de voir Mathias comme ça.

- Je pense qu’ils sont tous les deux accros, ça devrait bien se passer. Et Snow est de retour en France dans deux mois !

- Ouais, ça va passer vite…

Quand je pense qu’il est possible qu’Arthur et moi ne nous voyions pas pendant six mois, je me dis que Snow n’a vraiment pas à se plaindre, même si je peux comprendre qu’il trouve le temps long. On vit un peu dans une bulle ici, les uns avec les autres, les uns sur les autres. Nous nous côtoyons quotidiennement et cela crée un lien particulier. Il n’y a qu’à voir ce qui se développe entre Arthur et moi. C’est fort, intense, et ça me pousse à vouloir prolonger ma mission alors que j’ai hâte de rentrer pour rencontrer ma nièce, hâte de retrouver mes proches et mon chat. Juste pour ne pas lâcher mon Bûcheron, profiter de nos trop rares tête-à-tête et tenter de le protéger de tout ce qui pourrait se passer ici.

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