Le parfum de Poèma

de Image de profil de Noan GoulietNoan Gouliet

Avec le soutien de  TheophilusPragma 
Apprécié par 2 lecteurs

Notre relation a longtemps été ambiguë. En sa présence, un trouble indéfinissable me saisissait, exposant mon âme embarrassée à sa sagacité. Pourtant, je me targue d’être passé maître dans le contrôle de mes émotions et, je peux bien l’avouer ici, dans l’art de la dissimulation. Je passe haut la main les tests psychologiques confessionnels que la brigade des mœurs impose tous les sept cycles lunaires. Qu’avaient donc de si singulier les yeux rieurs de Poèma pour me faire perdre ainsi mes moyens ? Je passais pour un idiot. Pire, je me sentais vulnérable, à sa merci.

J’ai rencontré Poèma pour la première fois dans les vergers communaux de la zone F. Les pommiers et les poiriers malades de ces « Dames » avaient requis ma présence. Le secrétaire d’État en personne m’avait convoqué manu militari à son cabinet du ministère des affaires publiques et religieuses. À l’issue d’une fouille minutieuse, j’ai été introduit dans le saint-des-saints par un assistant à l'allure endrogine. Le novice n'avait probablement pas été sélectionné uniquement pour son affabilité obséquieuse. Mon chef, le Père Gaspard, un idiot utile, comme se plaisait à le qualifier l’Inquisiteur, se tenait debout à sa droite, l’air sévère et investit.

-- XYALIN-G49, votre éminence !, a claironné le sous-fifre de service.

Je me suis incliné devant son éminence, comme le protocole l’exige. D’un geste agacé, le secrétaire d’État m’a désigné une chaise rustique à l’écart, dénuée de tout embellissement superflu. Les deux fauteuils enluminés de dorures ostentatoires qui trônaient devant l’immense bureau massif en chêne sombre du prélat ne recevaient que les postérieurs des dignitaires de haut rang du régime.

-- Voici un laisser passer pour la zone F. Officiellement, votre mission consiste, conformément à la demande des Mères, à inspecter quelques arbres fruitiers, soi-disant en souffrance. Officieusement vous effectuerez une mission de renseignement. Nous suspectons une tentative de subversion ou d’infiltration. Vous rendrez compte directement au Père Gaspard. Tout dialogue, toute action, tout évènement et toute pensée ou sentiment non triviaux devront être consignés et validés par les Gardiens de la République. Est-ce bien clair ?

Je me suis contenté selon l’usage de hocher la tête en gardant les yeux baissés. Le Secrétaire d’État m’a intimé de contre-signer l’ordre de mission puis m’a tendu une chemise cartonnée.

-- Tous les détails sont dans ce mémo. Soyez efficace et prudent dans la zone F. Le conseil des Purs ne souffrira aucun incident diplomatique.

Le prélat a fait un vague geste de la main puis s’est saisi d’un des dossiers parfaitement empilés à sa gauche. Sans demander notre reste, nous sommes sortis en marche arrière, Le père Gaspard et moi, dans un concours de courbettes.

Pour traverser la ligne de démarcation qui sépare les zones H et F j’ai emprunté l’unique pont suspendu qui enjambe le Nahash. Entre les deux checkpoints situés aux extrémités de l’ouvrage, je me suis attardé au-dessus des eaux tumultueuses du fleuve pour admirer un paysage chatoyant que je découvrais pour la première fois. L’architecture aérée et verdoyante des quartiers de la zone F fut une véritable révélation. Le contraste avec notre cité sans caractère était saisissant. Nos bâtiments gris s’alignent tous identiques dans la vallée comme des casernements. Seules les coupoles des Temples Transformants égaient la monotonie de l’urbanisme rigoriste des Pères fondateurs. La cité des Mères est, quant-à-elle, adossée à la pente, parfois raide, des contreforts du mont Moriah. La ville s’enracine dans la colline en formant des anneaux concentriques. De larges avenues complétées d’allées piétonnes en escalier bordées d’arbres et de parterres engazonnés assuraient la circulation entre ces strates urbanisées. Ce jour-là, les édifices aux façades colorées scintillaient sous les rayons naissants du soleil ajoutant à la splendeur du lieu.

Je me suis présenté à la porte Est en tendant mon laisser-passé à l’amazone de garde. Elle m’a dévisagé, de cet air soupçonneux et réprobateur convenu qui caractérisent les sbires en charge de la sécurité.

-- Vous avez une autorisation de deux heures. Si vous ne vous présentez pas au poste de garde avant l’issue de ce délai, vous serez considéré comme agent terroriste. Vous serez escorté par une amazone qui vous servira de guide pour vous conduire à votre point de rendez-vous et vous ramener au poste de garde.

Elle a grimacé quelque chose d’inintelligible à l’attention de l’une de ses semblables, avant d’apposer avec vigueur un tampon chargé d’encre rouge sur mon sésame. La petite porte d’appoint située à droite du portail monumental s’est entrouverte dans un déclic, et j’ai franchi, dans les pas de mon amazone attitrée, la muraille colossale qui isolait ce sanctuaire du monde extérieur. Je pénétrais alors dans un étrange inconnu, à la fois magnifique et menaçant.

Mon guide s’est engouffré sans hésitation dans les dédales des faubourgs de la cité des Mères. Les petites places, pour la plupart, s’organisaient autour d’un square ombragé où jouaient des petites filles sous la surveillance des Matrones affalées sur des bancs de pierre. Les ruelles aux balcons fleuris, d’où pendaient parfois des linges multicolores, diffusaient des effluves de glycine et d’anis. Quelques rideaux s’entrouvraient à notre passage sans que je puisse distinguer l’intérieur des bâtisses à l’allure chaleureuse. Je notais que toutes les rues et les places que nous traversions portaient des noms de Saintes, sans doute illustres, mais dont je n’avais jamais entendu parlés. Contrairement à la cité des Pères, les Saintes avaient souvent une fonction. Nous croisions des grandes prêtresses, mais aussi des guérisseuses, des professeures, des gouverneures, toute sorte de scientifiques et même, fait remarquable, des musiciennes.

Soudain, nous débouchâmes sur une large esplanade animée. C’était jour de marché. Les étals de fromages, de légumes, de poisson du lac, et de volaille nous haranguaient dans une langue si familière et libérée que j’en suis resté interdit. Mon amazone a dû me rappeler sèchement à l’ordre. Dès lors, j’ai eu du mal à suivre sa foulée athlétique qui littéralement fendait la foule. De nombreux badauds se retournaient sur notre passage en lançant quelques interjections que je ne comprenais pas. Des rires narquois leur répondaient parfois. D’autre fois le ton des invectives se révélait agressif, ce qui poussait mon guide à poser ostensiblement sa main droite sur le pommeau de sa matraque électrique. On se bousculait pour apercevoir l’étrange personnage devenu l’attraction ou l’abomination du jour.

L’amazone m’a abandonné essoufflé à l’entrée du jardin du Cloître. Une femme m’attendait dans les vergers attenants. Elle était seule, ce qui violait ostensiblement la règle de bienséance selon laquelle un homme et une femme ne peuvent partager un même lieu sans escorte. Elle était habillée d’une robe bleu ciel qui tombait dans un léger drapé à peine plissé jusqu’à ses pieds. Un long voile masquait ses cheveux. De son visage, je ne distinguais que ses yeux, foyers d’un mince ovale dégagé dans la soie violette. Ce premier échange a suffi à mettre mon âme en émoi.

Elle n’a pas prononcé un mot, ses yeux aigue-marine ont juste indiqué les arbres incriminés. Je me suis avancé pour inspecter les pommiers à proximité. Le champignon – il s’agissait de moliniose – attaquait déjà la plupart des fruits qui se ratatinaient en prenant une couleur argentée.

-- La maladie est bien installée. Si vous voulez conserver un espoir de récolte, il va falloir vous résoudre à utiliser du fenbuconazole.

Le son de ma voix m’a paru étrange, irréel. Était-ce bien moi qui venait de prononcer sans préambule ses mots à la froideur technique bien trop marquée ?

-- Une solution à base de chlorophenyl tri-azole ?

Sa question rhétorique me signifiait clairement qu’elle en savait autant que moi et qu’elle entrait dans mon jeu.

-- Nous n’avons pas le droit d’utiliser des produits de synthèse dans la zone F, ajouta-t-elle.

Sa voix était musicale, claire comme des tintements sur du cristal.

-- Alors, dites adieu à vos fruits.

Elle a délicatement caressé de sa fine main gantée les feuilles d’un arbre en souffrance.

-- Vous pourriez me faire parvenir du fenbuconazole dans un bidon étiqueté bouillie bordelaise.

Elle ne formulait pas une demande, elle énonçait une possibilité. Je l’ai regardée, abasourdi.

-- Pourquoi voudriez-vous que je transgresse la loi des Mères si celle-ci prohibe l’usage des pesticides ?

Ses yeux d’émeraude ont ri.

-- Pour mes arbres, quelle question !

Elle m’a tendu un bon de commande pour trois litres de bouillie bordelaise puis s’est éclipsée dans l’allée, en petits pas empressés qui effleuraient à peine le sol sablonneux. Je suis resté là, comme enivré, essayant de retenir dans mes souvenirs tous les éléments de cette rencontre déconcertante, comme le néophyte qui entend disséquer les subtilités d’un parfum inconnu constitué d’effluves contradictoires.

J’aurais pu faire livrer le produit par un ouvrier agricole. Mais je décidais de faire durer encore un peu ma "mission" ; l’excitation que cette transgression complice suscitait en moi depuis bientôt une semaine était bien trop forte. J’ai retrouvé ma complice dans la roseraie du prieuré, agenouillée près d’un parterre de Rosa Centifolia. A mon arrivée, ses yeux n’ont marqué aucun étonnement. Il était acquis pour elle que je serais au rendez-vous. Elle a ouvert le bidon que je lui ai tendu et relevé son voile pour sentir son contenu. Le soleil du matin illumina brièvement son visage d’ange.

-- Merci, a-t-elle dit en me souriant avant de réajuster sa tenue, je savais que je pouvais compter sur vous.

Elle s’est relevée en époussetant sa robe pour faire tomber de menues brindilles. Elle a amorcé quelques pas, puis s’est retournée.

-- Vous m’accompagnez ? J’aurais besoin de vos conseils pour le dosage et la pulvérisation.

Je doutais qu’elle eût réellement besoin de mon aide. Je l’ai pourtant suivie, en lui laissant quelques mètres d’avance pour satisfaire à l’impératif de distanciation.

-- Allons, rejoignez-moi, je ne suis pas contagieuse, m’a-t-elle intimé d’un ton sarcastique.

Elle a précisé que dans le prieuré, la brigade des mœurs n’avait pas droit de cité.

Je l’ai rattrapée, conscient que, du haut des dortoirs du couvent, nous aurions pu être observés. Nous avons marché côte à côte dans les allées ombragées. J’étais enivré par son parfum, un arôme diabolique de liberté.

-- Au fait, je m’appelle Poèma.

-- Enchanté, je suis XYALIN-G49.

Égrener les symboles qui composent mon matricule m’a laissé un goût amer dans la bouche.

-- En aparté, mon Père m’appelle Ryme, me suis-je empressé de mentionner confus.

Nous nous sommes arrêtés auprès des poiriers. Poèma avait disposé des seaux pour effectuer la dilution et deux pulvérisateurs légers nous attendaient non loin. Nos mains se sont effleurées lors de la préparation. J’ai continué à brasser le mélange en feignant d’ignorer l’incident. Nous avons procédé arbre par arbre. Je traitais le haut du feuillage, Poèma les branches basses.

-- Quels sont les potins de la zone H ? De quoi se plaignent les Pères ? a demandé nonchalamment Poèma.

J’ai saisi l’occasion pour évoquer le sujet épineux du moment.

-- La baisse de natalité des Fils secoue le microcosme pèriste. La mouvance orthodoxe considère que nous n’aurions jamais dû céder le processus de procréation aux Mères.

À peine ces mots prononcés, j’ai craint d’être allé trop loin. Pour un Père agronome fraîchement sorti du noviciat, aborder des sujets politiques aussi sensibles avec une érudite de la zone F était osé.

-- Pourquoi ces atermoiements au juste ? s’est enquise Poèma.

-- Selon les fondamentalistes, les Mères chercheraient à éradiquer les Pères. Ils affirment que les banques de gamètes mâles constituées par les Mères suffisent à garantir la survie de la zone F.

-- Vraiment ? Ils nous croient capables de cela ?

Poèma m’a fait face, des accents de lassitude modulaient sa voix.

-- Ils sont loin du compte. Nos analyses biochimiques montrent une chute de fertilité du sperme livré par les Pères, ce qui accroît le taux d’échec des inséminations. Cela alimente les spéculations des mères sur les tentatives de clonage des Pères. D’après-elles, ils auraient réussi et envisageraient à terme la fin de la zone F en fournissant des gamètes appauvris.

Déstabilisé, je n’ai pu éviter un poncif mensonger.

-- Le clonage est un acte contre-nature. Le Seigneur, loué soit-il, nous vouerait aux gémonies si nous le pratiquions.

Son soupir de déception m’a fait l’effet d’une gifle.

-- Nos tentatives ne concernent que les animaux, ai-je concédé.

Pour rompre le silence pesant qui a suivi, je l’ai interrogée sur les autres causes possibles de cette perte de fertilité. Poèma a répondu cliniquement.

-- Le refoulement émotionnel, l’absence de sentiment amoureux et le contrôle médical de la libido masculine sont sans doute des facteurs épigénétiques de l’appauvrissement des semences.

Nous sommes restés silencieux un moment, cachés sous la frondaison des arbres, ne sachant comment poursuivre notre échange. Je pesais chacun de ses mots qui avaient l’accent de la vérité. Je cherchais à estimer les conséquences les plus marquantes que ses propos laissaient entrevoir.

Des larmes ont perlé aux commissures de ses paupières. Avec défi, elle a dénoué son voile, laissant ses cheveux de jais s’abandonner en vagues insoumises sur ses épaules menues. Poèma m’a souri, d’un sourire triste et indéfinissable.

-- Comment a-t-on pu en arriver là, Ryme ?

Nous nous sommes revus la durée d’un été. Les serres embuées aux essences exotiques du jardin des plantes témoignent encore de nos ébats indécents.

Un des premiers jours de Vendémiaire, l’amazone du poste de garde m’a sèchement refusé l’accès à la zone F. Un juge d’inquisition m’a informé que Poèma avait été arrêtée pour hérésie. Que n’avons-nous eu l’audace de nous enfuir ! Nous serions partis vers le nord, le long des rivages de la grande mer Tarsis. La rumeur fait état de bateaux en partance de la citée mythique de Byblos. Nous nous serions embarqués pour les régions froides et sauvages du Nord-Ouest, sources de tant de fables et d’espérances.

Demain, à l’aube, je gravirai les marches de l’échafaud. Par la petite lucarne j’entrevois la grue qui pointe au Sud son nez redoutable par-dessus les toits. Devant les hommes réunis sur l’esplanade des Purs, en ultime rempart à l’infamie libertaire, elle brandira mon corps désarticulé comme un étendard à la gloire de la pureté.

Et mon âme enfin libre emportera avec elle le parfum de Poèma.

Tous droits réservés
1 chapitre de 10 minutes
Commencer la lecture

Table des matières

Commentaires & Discussions

Le Parfum de PoèmaChapitre5 messages | 3 semaines

Des milliers d'œuvres vous attendent.

Sur l'Atelier des auteurs, dénichez des pépites littéraires et aidez leurs auteurs à les améliorer grâce à vos commentaires.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0