La plus belle ville du monde

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Il pleuvait sur Nice. Une pluie fine, monotone interminable. Le gris du ciel semblait avoir déteint sur les couleurs de la ville et lui donnait un air nordique. Gellüp sortit du terminal T1 et se plaça devant le premier taxi de la station. Un petit homme, à lunettes cerclées et moustache grise, sorti de nulle part lui demanda :

« Taxi, sir ? »

— Oui, s’il vous plaît, lui répondit-il dans un Français à peine teinté d’un accent Hollandais. »

Le chauffeur lui prit la valise, la mit dans le coffre et lui ouvrit la portière ar= rière droite ; puis il s’installa au volant.

« Où allez-vous ?

— Hôtel Palace »

Il se mit à réfléchir.

« Rue de Suède, ajouta-t-il

— Ah oui, merci. C’est drôle. Je le confonds toujours avec l’International du boulevard Victor Hugo. »

Il enclencha la première et démarra.

Octobre n’est pas un mois très touristique pour la ville et pourtant, le trafic sur la promenade des Anglais était dense.

« C’est toujours comme ça ici quand il pleut. Les voitures sont de sortie. Comme les escargots dans les jardins. C’est pour cela qu’on roule comme des escar= gots, d’ailleurs. »

Il lança sa dernière réplique en poussant un rire gras.

« Regardez, regardez combien il y en a. Il en pousse de partout. Comme des champignons. »

Gellüp se mit à rire :

« Vous êtes le roi de la métaphore. »

Sans doute, le chauffeur n’avait pas bien saisi le sens du mot. Le « Ah » qu’il émit était timide, interrogatif. Mais il se ressaisit en lui lançant admiratif :

« Vous, en tout cas, vous parlez très bien le Français.

— Normal, je suis un grand habitué de votre ville et, en plus, je suis professeur de Français à Amsterdam.

— Ah, je comprends tout, maintenant. »

Il faisait sans doute allusion à sa parfaite connaissance de mots dont il ignorait le sens exact.

« En vacances ? »

La question du chauffeur, tira Gellüp de ses pensées. Il mit quelques instants avant de lui répondre :

« Non. »

Puis, d’un ton où se mêlaient froideur et agacement il demanda :

« Est-ce qu’on ne vient ici que pour passer des vacances ? »

Toute la jovialité et la bonhomie du chauffeur vola en éclats dès que le dernier mot de la répartie, point d’interrogation inclus, eut pénétré dans son cerveau. Il avala sa salive et se concentra sur la route.

Ce n’était pas la première fois que Gellüp venait à Nice mais, cette fois ci, il se jura que ce serait la dernière. Qu’il ne reporterait plus l’issue fatale, comme il l’avait fait depuis sept ans, à la même date – celle de son anniversaire – où il s’enfermait quatre jours dans la chambre 25 de l’hôtel Palace, fenêtre ouverte, debout sur le balcon, à se demander si oui ou non il allait s’y élancer, nu comme un vers, bras écartés afin de se sentir pendant quelques infimes secondes aussi fasciné et séduit, que l’oiseau survolant celle qui était pour lui, la plus belle ville du monde. Puis, s’écrasant par terre, sa tête heurterait violemment le macadam impitoyable mais ô combien libérateur, qui lui ôterait enfin cette vie qu’il traînait comme un boulet, depuis qu’une ravissante blonde au corps de sirène, prénommée Stella, lui annonça que tout était fini entre eux, après lui avoir offert pour ses Vingt-sept ans, le plus beau des cadeaux : quatre jours de plaisir pénétrant et enfiévré, dans cette même chambre de l’hôtel Palace.

« Elle est toujours aussi belle, aussi merveilleuse, aussi envoûtante cette ville de Nice. Même la pluie n’altère en rien sa douceur et sa magie. Au contraire. Elle l’enveloppe d’un voile qui la rend encore plus mystérieuse, plus secrète, plus impro= bable aussi. Et quoi de plus beau que l’improbabilité sinon la probabilité d’un doute ? Et le doute, n’est-il pas fascinant ? Si l’homme ne doutait plus, la vie n’aurait plus d’attrait. Elle serait monocorde et plate, comme ces jours où l’on fait les choses machinalement, où l’on accomplit les mêmes gestes. Certains matins, j’arrive à l’école, rasé de près, sentant l’après rasage et pourtant, je n’ai aucune souvenance de l’acte. Consternant, n’est-ce pas ? Votre Descartes aurait dû dire : « Je doute, donc je suis. »

Le taxi traversa la place Masséna.

« Veuillez m’excuser pour tout à l’heure. Je vous ai répondu brusquement et cela ne me ressemble pas. »

Le chauffeur haussa les épaules, comme pour lui faire comprendre qu’il s’en fichait, que ce n’était pas son problème, du moment où, arrivé à destination, il lui règlerait sa course. Puis, il lui lança :

« Oh, vous savez… »

Suivi de points de suspensions que son passager interprèterait à sa guise.

« Je viens à Nice depuis que j’ai dix ans : vacances d’été, vacances de Noël, vacances de Pâques… Le soleil, vous comprenez ? Indispensable à ma santé. Là-bas, chez nous, il n’y en a pas beaucoup. En sept ans, j’ai été guéri ; alors je l’ai aimé cette ville. A vingt ans, j’y ai fait deux années de lettres modernes, à l’université de Carlone. Puis, lorsque j’ai décroché mon poste au Lycée d’Amsterdam, j’y ai passé réguliè= rement mes vacances d’été. Vous ne pouvez pas savoir la joie que je ressentais d’être enfin ici, dans le seul but de me glisser, non plus dans la peau d’un enfant chétif, toujours accompagné de ma mère et de ma tante veillant sur moi, comme si j’étais un vieillard ; ni dans celle de l’étudiant qui a toujours un devoir à rendre, un exposé à faire ou une thèse à rédiger ; mais dans celle d’un simple vacancier qui ne se refuse aucun plaisir. Pour la première fois, je me sentais libre, heureux et insouciant. Et cela se remarquait sur mon visage. Un jour, je me promenais sur le port et un violent orage a éclaté. Dans la rue ça a été l’affolement. Tout le monde s’est mis à crier, à hurler à courir, comme si le ciel allait s’écrouler. »

Il haussa les épaules :

« Chez moi, j’y suis habitué. Je suis immunisé contre la panique et la précipi= tation, ainsi, j’ai continué à marcher, imperturbable. Et elle a surgi, devant moi, sans parapluie elle non plus. Nous nous sommes regardés, nous nous sommes mis à rire et, le temps de traverser la place pour nous abriter sous ses arcades, le soleil était revenu. Alors nous avons ri encore plus fort, encore plus longtemps. »

Il se tut, juste pour reprendre sa respiration et continua :

« Elle était fraîche et parfumée. Elle venait de Grasse et je lui disais toujours en rigolant : « Toi, tu viens de Grâce : G – R – A, accent circonflexe, C – E Et elle riait aussi de cette subtilité. Une parmi les tant que possède votre belle langue. Permettez-moi de ne pas vous la décrire, sinon, je me mettrais à pleurer comme une fontaine. Sachez seulement que je suis tombé amoureux d’elle. Amoureux fou… Mais pas elle de moi. Elle était juste bien en ma compagnie. Alors, elle me donnait tout ce que je voulais. Elle était surprenante, mais jamais surprise. Pas une seule fois je n’ai pu l’apercevoir sans qu’elle m’aperçût en premier. Certains jours j’arpentais son quartier en me frottant les mains et me disant : « Pour sortir, elle est obligée de passer par ici. » Eh bien non. Elle avait trouvé une autre issue. Elle surgissait derrière moi, elle mettait ses mains devant mes yeux et me disait : « Coucou, qui est là ? » Puis, après avoir pris mon bras elle disait : « Le jour où tu arriveras à me voir avant moi, ce sera un grand jour pour toi. Parce que ce jour, je t’appartiendrai entièrement. » Ce jour n’est jamais arrivé mais je ne l’ai jamais langui. Tant qu’elle continuait d’être bien avec moi, tant qu’elle me souriait à chaque mot d’amour que je lui disais, tant qu’elle me lançait des dizaines de baisers avec ses mains en s’éloignant, avec la promesse de revenir – et elle tenait toujours ses promesses – je pouvais continuer à rêver paisiblement, béatement, que ce jour arriverait enfin. »

Il reprit à nouveau sa respiration, et le taxi s’arrêta devant l’hôtel.

« Vous êtes arrivé monsieur. »

Roger ouvrit sa porte, Gellüp la sienne et tous deux sortirent en même temps.

Roger fit le tour de la voiture ouvrit le coffre et sortit la valise. Gellüp sortit son portefeuille.

« Ça fera Dix-huit euros. »

Gellüp lui tendit un billet de Vingt :

« C’est bon, gardez le reste. »

Il entra dans l’hôtel, et se présenta à la réceptionniste, jeune femme au charme désuet qui sentait la rose, à qui il fit un large sourire :

« Monsieur Gellüp. J’ai réservé la chambre 25. »

Elle consulta le registre :

« En effet… »

Puis elle lança un coup d’œil furtif derrière elle et se retourna à nouveau vers Gellüp et répéta d’un ton dont le calme et l’imperturbabilité, cachait mal une certaine impatience :

« En effet, en effet, Monsieur Gellüp ! Fit-elle en montant d’un cran sa voix »

Alors, une porte s’ouvrit à droite du comptoir. Un homme sortit et se dirigea vers le Hollandais suicidaire, bras écartés, sourire éclatant aux lèvres.

« Monsieur Gellüp, lui lança-t-il d’une voix amicale et résonnante. »

Il lui fit l’accolade, et lui prit d’office la main droite pour la lui serrer avec é= nergie.

« Monsieur Gellüp ! C’est toujours un honneur pour notre hôtel de vous avoir comme client. Fidèle, généreux, discret ! Comment allez-vous ? »

Avant que l’interpellé ait pu lui répondre, il lui demanda toujours avec le sou= rire figé sur sa bouche, comme si ses lèvres eussent été trop courtes pour se refermer sur ses dents démesurément longues :

« Avez-vous fait bon voyage ? »

Et à nouveau, sans même attendre la moindre réponse il enchaîna d’un pa= thétiquement grotesque :

« Comme c’est dommage cette pluie, monsieur Gellüp. La météo nous avait promis un beau weekend, et regardez-moi ça !

— Oh vous savez, la pluie ne me dérange pas du tout.

— Tant mieux, tant mieux. »

Il s’ensuivit un silence assez pesant, inquiétant même. Un de ces silences qui n’annoncent rien de bon et, à la façon dont monsieur Bertrand triturait ses mains, Gellüp en conclut que ce qu’il allait entendre, le contrarierait beaucoup. Déjà, l’atti= tude de l’hôtesse, après qu’il lui eut donné le numéro de la chambre qu’il avait ré= servée, suivie de la sortie du gérant, allant vers lui bras ouverts, lui débitant des poli= tesses banales, destinées d’habitude aux hôtes de marques. Tout cela sentait l’erreur à plein nez. La faute à rattraper. « La chambre, pensa-t-il. Ils ont squeezé ma réser= vation, et l’ont donnée à un autre ! ».

En effet. Il s’agissait bien de la chambre, mais…

L’homme au sourire indélébile, désigna, de son bras, la porte restée à demi ouverte :

« Puis je m’entretenir avec vous, quelques instants, dans mon bureau ? »

Le Hollandais lui laissa tout juste le temps de finir sa phrase et demanda :

« Il y a un problème avec la chambre 25 ? »

L’homme se crispa et baissa la voix :

« Je vous en parlerai dans mon bureau, monsieur Gellüp. »

Et, il n’eut d’autre recours, que de le suivre.

Il le fit entrer dans une pièce exigüe recouverte d’une moquette rouge carmin flanquée d’un petit divan sans style, aux courbes molles et arrondies de couleur rouge lie de vin sur la droite, et de deux petits fauteuils de même style et de couleur iden= tique, sur la gauche. Au fond, occupant les trois quarts de la largeur, il y avait un bu= reau aux formes contemporaines de couleur beige clair sur lequel était posé un or= dinateur et une corbeille à courrier où s’entassaient, en équilibre instable, des che= mises multicolores. Derrière, se trouvait une armoire en fer à portes coulissantes grand ouvertes où l’on pouvait distinguer nettement des dossiers suspendus ordonnés sur trois rangées. La seule ouverture vers l’extérieur était une grande fenêtre par laquelle la lumière ne pénétrait que faiblement, puisqu’elle donnait sur la cour de l’hôtel qui servait de parking. Au plafond, deux barres de néon pour tout éclairage, et une bouche d’aération servant à la fois de chauffage et de ventilation.

Il lui indiqua l’un des deux fauteuils et quand il se fut assis, il prit place à côté de lui :

« Il s’agit, en effet de la chambre 25, monsieur Gellüp. Elle est malheureuse= ment indisponible, pour une raison dramatiquement regrettable et, hélas, indépen= dante de notre volonté. »

Il se frotta les mains et baissa la tête :

« L’occupant, qui aurait dû la libérer à Dix heures trente ce matin, s’est tiré u= ne balle dans la tête. C’est une femme de chambre qui a découvert la scène à Neuf heures trente, et est venue me prévenir… Vous devinez la suite : la police, le procu= reur, le médecin légiste… L’effervescence sur tout l’étage. Les clients affolés, apeurés, traumatisés, indignés, qui ont écourté leur séjour – c’est compréhensible – en ré= clamant un dédommagement que nous leur avons accordé – c’était la moindre des choses. »

Gellüp hocha la tête :

« Je comprends… Je comprends, fit-il.

— Mais soyez rassuré, nous tenons à votre disposition une chambre identique. Absolument identique, insista-t-il.

— Je n’en doute pas, rétorqua le Hollandais. Mais… »

Il prit une courte inspiration :

« Cette chambre 25 est symbolique.

— C’est ce que j’ai cru comprendre, monsieur Gellüp. Depuis cinq ans que je suis gérant de l’hôtel, j’ai toujours reçu vos mails de réservation pour cette chambre. »

Il leva les bras, comme pour s’excuser :

« Mais je ne me suis jamais permis de me poser la question de votre… voyons… fidélité à cette chambre. Nos clients sont rois ! »

« Encore heureux, pensa le Néerlandais. N’empêche que ce bougre de client… Pourquoi l’a-t-il fait, juste dans cette chambre. Aurait-il lui aussi été plaqué par une femme, là-dedans ?... En tout cas, pour moi, c’est râpé. Hors de question que je me jette du balcon de la 11 de la 37 de la 43 ou de toute autre chambre avec balcon et vue sur la mer. »

Monsieur Bertrand devina, à la tête que faisait son interlocuteur, qu’il était contrarié :

« Bien entendu, fit-il, je comprendrai très bien que vous vouliez annuler votre réservation.

— Je pense que c’est ce que je vais faire hélas. »

Il se leva. Le gérant l’imita :

« Très bien, monsieur Gellüp. Euh, puis je me permettre de vous réserver un autre hôtel ?

— Non, non, merci, répondit-il en hochant la tête. Je crois que… »

Il laissa sa phrase en suspens et haussa les épaules. Il ne savait pas ce qu’il allait faire. Il n’avait pas prévu de solution de rechange : pourquoi, d’ailleurs ? Il pre= nait toujours la précaution de réserver la chambre suffisamment à l’avance et recevait toujours le mail de confirmation. Comme cette fois ci, d’ailleurs ! Il tâta la poche de sa veste dans laquelle il l’avait conservé.

Monsieur Bertrand le fit sortir du bureau et lui emboîta le pas. Dehors, la pluie continuait de tomber.

« Puis je vous appeler un taxi ?

— Non, non, ne vous donnez pas cette peine. Je vais marcher un peu. La pluie, j’y suis habitué. Et puis, j’ai pris de quoi me protéger. »

Il se pencha, ouvrit sa valise et sortit son parapluie. Puis, il la referma.

« Et votre valise, lui lança le gérant. Voulez vous que nous vous la gardions, pendant que vous vous promènerez ? »

C’est vrai, la valise. Il n’y avait pas pensé. S’il devait déambuler dans les rues de Nice, il valait mieux qu’il le fît sans elle. Il accepta la proposition et sortit.

Il hésita quelques instants avant de se mettre en route, ne sachant trop quel direction prendre : droit devant, ce serait la mer ; à droite, la rue piétonne et enfin, à gauche, la place Masséna. Sud, Ouest, Est. Son cœur l’eût entraîné dans dernière direction. En effet, au-delà de la place dédiée à l’illustre « enfant chéri » de la ville, se trouvait l’autre place consacrée au non moins chéri et illustre enfant : Giuseppe Garibaldi. Et, au-delà encore, la rue Cassini qui le descendrait vers la place Ile de Beauté, qu’il avait rebaptisée : « Ile de Sa Beauté » car c’est là que Stella avait posé pour la première fois ses yeux bleu lapis-lazuli…

Il écarta ce souvenir qui lui broyait encore le cœur et les tripes. Ce souvenir qu’il voulait effacer par la mort à chaque fois reportée :

« Pourquoi ? Pourquoi avoir reporté pendant sept ans ? Qu’attendais-je : un coup de fil ? Un mail ? Trois coups frappés à la porte et sa voix me disant : « Ouvre, c’est moi, je suis revenue. » ? Pauvre fou que je suis. J’aurais dû sauter dès son départ, après qu’elle m’a dit : « Tout est fini entre nous. » Au lieu de ça, me voilà traînant dans les rues de la ville déserte, ne sachant où aller, car ne voulant pas aller là où mes pas semblent me porter. »

Il cria :

« Non ! Arrêtez ! N’avancez plus ! Je ne veux pas aller là bas ! C’est le coin interdit, la zone dangereuse, périlleuse, risquée… Contaminée ! »

Il haussa les épaules :

« Contaminée ? C’est mon cœur qui est contaminé. Et sept ans n’y ont rien fait. Toujours au même stade, au même point. Point mort. Plus que mort. Et moi, toujours aussi vivant, toujours aussi accro. A elle. A ses yeux, à sa bouche, à ses seins, à son ventre, à ses pieds. Qu’est-ce que j’aimais les embrasser, les porter à ma bouche, me faire caresser le corps par eux. Ses pieds, se jambes son… »

Il cria à nouveau :

« Jamais je n’aurais dû aller si loin ! Une fois entré je savais que je ne pourrais plus en sortir !!! Elle m’avait dit : « Viens, je t’en prie. Viens » Elle me l’implorait. Je revois encore ses yeux remplis de larmes… Larmes de bonheur ? Larmes de crocodile ? M’a-t-elle aimé ? Un peu ?… Beaucoup ?… Passionnément ?… A la folie ?... Ou simplement : pas du tout ? »

Il s’assit sur l’un des bancs de la place quasi déserte enfouit son visage dans ses mains et se mit à pleurer en répétant :

« Stella ! Stella ! »

Une enfant d’environ six ans, s’approcha du banc et le regarda. Dans ses yeux bleu ciel, de la compassion, de la candeur, de l’innocence, de la pureté et puis, peut être, une interrogation : « Pourquoi ce monsieur… »

Elle se retourna vers sa mère et dit :

« Maman, maman, le monsieur pleure et il t’appelle.

— Mais, que dis-tu, ma chérie.

— C’est vrai. Le monsieur pleure et dit : « Stella ! Stella ! » C’est ton nom, ma= man ! »

Stella s’approcha de lui. Elle regarda ses mains qui couvraient son visage, la plantation de ses cheveux et leur couleur. Non. Il n’avait pas changé du tout. Elle lui mit la main sur l’épaule :

« Mark, lui susurra-t-elle. Mark. »

Gellüp redressa la tête lentement, la découvrit et se tourna vers elle doucement, prudemment, comme s’il eut craint qu’en brusquant le mouvement, il eut brisé le miroir à travers lequel la voix de Stella l’appelait. Il la regarda, longuement. Elle non plus n’avait pas changé. Si. Elle avait changé. Elle était devenue encore plus belle, encore plus lumineuse, encore plus rayonnante :

« Stella ?

— Maman, tu connais ce monsieur ? »

Elle caressa la tête de sa fille :

« Oui, ma chérie. C’est… C’est un ami. Un ami très gentil. Très, très gentil. »

Alors, la fillette s’approcha de Mark et tendit sa petite main :

« Bonjour, moi je m’appelle Claire. J’ai six ans et trois mois. Et toi, quel âge as-tu ?

— Claire, ma chérie, on ne demande pas son âge à un monsieur. »

Mark sourit et pris la main de la petite :

« Mais si, mais si. Eh bien, mademoiselle, enchanté, moi je m’appelle Mark et j’aurai Trente-cinq ans demain. Toi, tu es très jolie et tu ressembles beaucoup à ta maman. »

Stella s’approcha de Gellüp et lui glissa à l’oreille :

« Moi je trouve plutôt qu’elle ressemble à son père. Tu ne trouves pas ? »

Mark allait dire quelque chose mais elle lui mit la main devant sa bouche :

« Appelle moi, lui chuchota-t-elle. Ce soir. A partir de Huit heures et demie. »

Elle lui glissa une petite carte de visite :

« Pas avant, s’il te plaît. »

Gellüp lui prit la main et l’embrassa délicatement.

« Stella, comme je suis heureux de… »

Elle le coupa :

« Moi aussi, Mark. Si tu savais comme je l’ai attendu ce jour.

— Mais alors… »

A Nouveau elle lui mit la main devant la bouche :

« Ce soir, ce soir, lui glissa-t-elle à l’oreille »

Et Claire lui demanda :

« Tu as une maison, Mark ?»

Il se mit à rire :

« Oui, ma chérie. »

Il indiqua la direction de l’hôtel Palace :

« Elle est là. »

Puis il jeta un coup d’œil à Stella et leva les bras en signe d’impuissance et lui dit à voix basse :

« Malheureusement la chambre 25 est indisponible. »

Puis il se leva et la regarda. Profondément, amoureusement. Et Stella fit de même.

« Elle m’aime. Elle m’aime toujours, pensa-t-il. C’est flagrant, ça se voit. Mais, pourquoi tout ça, alors ? Pourquoi cet adieu, cette rupture, ce départ si précipité ?... Et, qu’a-t-elle voulu dire par : « Elle ressemble plutôt à son père : tu ne trouves pas ? » Cela signifie que cette enfant ?... Cette enfant ?... Serait… »

Il murmura :

« Stella, alors… »

Elle mit son index devant sa bouche puis, délicatement de la main, elle lui en= voya un baiser et prit la main de sa fille :

« Allons, ma chérie, il est l’heure de rentrer. Dis au revoir à Mark. »

Claire lui tendit à nouveau sa petite main.

« Tu ne veux pas me faire un petit bisou ? Lui demanda-t-il »

Elle se retourna vers sa mère :

« Je peux, maman ?

— Bien sûr, ma chérie. »

Ainsi, elle appuya ses lèvres délicates sur la joue de Gellüp et, un courant chaud et doux lui traversa le corps. Il eut envie de s’envoler, de s’envoler très haut, de planer de tournoyer, de faire des boucles à l’endroit, à l’envers, de crier de joie de hurler de bonheur, en survolant la plus belle ville du monde, tandis que deux voix lui crieraient :

« Et nous, et nous. Tu nous abandonnes ? Tu nous laisses seules ? »

Alors, il serait redescendu, aurait tendu ses main afin que chacune les attrapât et s’y accrochât. Fort très fort. Et il aurait repris de la hauteur et les aurait emmenées là-haut, tout là-haut, où le monde est bleu et vert, où les sources chantent et le vent murmure, où le soleil chauffe mais ne brule pas, où la pluie arrose mais ne mouille pas, où les maisons ont toujours les portes ouvertes et des géraniums aux pieds des fenêtres où la vie ne s’arrête pas et le bonheur est éternel, où les enfants restent des enfants et les parents s’aiment toujours.

Il agita les bras.

« On ne peut pas voler, Mark, lui fit remarquer la petite Claire. On n’est pas des oiseaux. N’est-ce pas, maman ?

— Viens, maintenant. Nous devons rentrer. »

Et elle lui envoya un baiser de sa main.

Il les regarda s’éloigner. Stella et Claire, les deux femmes de sa vie.

« Mais Bon Dieu ! Mais pourquoi alors cette… »

Il secoua la tête :

« Ce soir, ce soir je saurai tout. »

Puis il courut vers elles.

« Stella, encore une fois, c’est toi qui m’as surpris. »

Elle lui sourit :

« Non, Mark. »

Elle indiqua l’enfant :

« C’est Claire qui t’a vu en premier. »

Elle lui fit un clin d’œil et lui envoya un deuxième baiser avec sa main. Il les regarda traverser la rue, passer devant la fontaine d’Apollon et s’engager dans le boulevard Jean Jaurès.

« Elle a raison, pensa-t-il. C’est Claire qui m’a vu. Et Claire, c’est elle et moi. Nous deux. Nous l’avons sans doute conçue pendant ces quatre jours merveilleux. Et lorsqu’elle m’a dit que tout était fini entre nous, elle savait déjà que notre enfant vivait en elle…. Notre enfant qui m’a vu pleurer et m’a entendu appeler : « Stella ! Stella ! »… Notre enfant dont j’ai ignoré l’existence pendant toutes ces années… Notre enfant que je n’aurais jamais connu si j’avais sauté de ce maudit balcon de la chambre 25… »

Il leva les yeux au ciel :

« Merci, merci inconnu, d’être mort à ma place. Ton sacrifice a brisé le sort et notre enfant nous a réunis pour toujours… N’est-ce pas, Stella ?... dis-moi que oui. Dis mois que le jour que j’ai tellement attendu est enfin arrivé… Stella !... Stella !... »

Deux larmes coulèrent le long de ses joues. Une voix féminine, à l’intérieur de lui, lui dit tout bas :

« Oui, Mark. Ne t’ai-je pas dit tantôt comme je l’ai attendu ce jour ? N’as-tu pas compris le sens de mon clin d’œil ?... Désormais nous t’appartenons entièrement. »

C’était Sa voix. Douce et chantante, calme et rassurante, suave et harmonieuse. Sa voix qui lui avait répondu, qui l’avait réconforté, soulagé, apaisé. Sa voix qui aurait tant de choses à lui dire, sept ans à lui raconter, Deux mille cinq cent cinquante-six jours de : « Je t’aime » à rattraper. Il regarda sa montre, il était cinq heures et demie. Encore trois heures de patience. Trois heures qui lui paraitraient plus longues que les Soixante et une mille trois cent quarante-quatre déjà écoulées… Et la pluie continuait de tomber. Toujours aussi persistante, toujours aussi fine.

« La pluie du bonheur, cria-t-il de joie. »

Puis il tourna les talons et marcha dans la direction de l’hôtel, de son hôtel, de Leur hôtel, situé dans le centre de la plus belle ville du monde.

NICE Le 28 Juillet 2014

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