La fille de la médiathèque

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I

Le portable était en mode vibreur. Quand Laure monterait dans le tram, elle lui enverrait un SMS, il irait l’attendre à l’arrêt et, ensemble ils iraient chercher Véra à la crèche puis, ils rentreraient à la maison. D’ici là, il aurait écrit ses dix pages quoti- diennes.

Il n’était pas le seul à penser que la médiathèque était l’endroit idéal pour se concentrer. Chaque jour, il s’asseyait à l’une des tables disposées, côte à côte sur cinq rangées, et ne se plongeait jamais dans son manuscrit sans avoir préalablement jeté un coup d’œil à ses voisins, pour la plupart des étudiants, mais aussi simples lecteurs ou, comme lui, écrivains ou rédacteurs.

Il appréciait cette cohabitation sereine où, différence d’âge, de sexe et de con- dition, n’avait pas d’importance. Chacun étant là pour un seul et même désir : l’épa- nouissement intellectuel et culturel.

Cela faisait deux mois qu’il avait fait de cet endroit son lieu de travail. Depuis que les éditions Dumont avaient accepté son manuscrit et lui avaient remis un chèque de Trente mille euros d’avance sur droits, grâce auquel il avait pu s’octroyer un an de congés sans solde : mettre entre parenthèses son métier de professeur de Français au Lycée Estienne d’Orves et pouvoir attaquer son deuxième ouvrage (s’il exceptait les deux premiers manuscrits qui lui avaient été refusés et qu’il comptait bien faire pu- blier, après quelques remaniements). Celui-ci consistait en un recueil de nouvelles, dont il n’avait pas encore trouvé le titre général, vu que les trois premières qu’il avait écrites, ne semblaient avoir aucun point commun entre elles. L’une était une nouvelle policière, l’autre une nouvelle historique, la troisième une nouvelle de science fiction. Enfin, celle qu’il était en train d’écrire, n’avait pas encore de sujet bien défini. Il cher- chait, il tâtonnait et, depuis deux jours qu’il l’avait commencée, le nombre de feuilles qui partaient à la corbeille, avait doublé, par rapport à la quantité qui avait subi le même sort pour les trois premières.

Cette difficulté à entrer dans le sujet, ne venait pas d’un manque d’inspiration, ni d’une soudaine désaffection de sa nouvelle, mais du trouble que lui procurait une jeune étudiante qui, depuis deux jours venait s’asseoir en face de lui.

Elle était plus que belle, elle était splendide. Un véritable chef d’œuvre en chair et en os, dont elle ne devait pas être le seul exemplaire. Sans doute était elle issue d’une famille où cette qualité était héréditaire depuis des nombreuses générations, ce qui lui confiait de la race et de la distinction.

Elle portait des lunettes à monture noire, épaisses, aux verres rectangulaires, qui lui donnaient un air sérieux et studieux, des cheveux intensément noirs et épais, qu’elle portait longs et non retenus.

Elle avait le nez toujours plongé dans ses livres ou sur sa feuille de papier, qu’elle remplissait d’une écriture ronde et généreuse, calme et régulière. Elle levait rarement les yeux pour réfléchir mais, à chaque fois, c’est vers Cédric qu’ils semblaient puiser l’inspiration. Et, comme si un signal lumineux l’avertissait, il levait les siens en même temps et leurs regards se croisaient, lui faisant ressentir à chaque fois, un agréable pincement au cœur et un chatouillis au niveau du sexe qui com- mençait à durcir. Cet effet électrique, comme il l’appelait, était la manifestation non pas de l’attrait que les femmes avaient sur lui, mais l’inverse. Il prétendait qu’à ce moment là, elles sécrétaient une substance, sentant un mélange de musc et de transpiration, qui emplissait ses narines, se répandait dans son corps et, provoquait ce courant.

Cédric plaisait aux femmes, moins par sa beauté et son charisme que par son charme sauvage et ténébreux qui le rendait irrésistible. Déjà adolescent, ses nombreux succès, suscitaient la jalousie de ses camarades de classe, dont certains venaient lui chercher bagarre car leurs petites amies les avaient quittés pour lui. Même Christine, sa sœur jumelle, lui avoua, un jour d’été où ils étaient restés seuls dans la maison de vacances (ils avaient Quinze ans) que, malgré le lien qui les unissait, elle se sentait attirée par lui. Et, lui ayant sauté au cou, plaqua ses lèvres contre les siennes.

Loin de la repousser en lui reprochant son comportement scandaleux, il la ser- ra très fort contre lui. Tellement, qu’il éjacula dans son pantalon et, si leurs parents n’étaient pas rentrés plus tôt de leur promenade, ils auraient probablement fini au lit.

En repensant à cette scène, il écrivit le nom de sa sœur et l’entoura plusieurs fois. A côté, il écrivit le sien et l’entoura également plusieurs fois. Puis, il traça de nombreuses lignes horizontales qui allaient d’un prénom à l’autre, symbolisant l’at- tachement puissant qui les unissait.

Ce jour là, fut leur première et dernière tentative d’inceste, mais elle renforça leur lien gémellaire et leur amour, devint de plus en plus exclusif et possessif, au point qu’ils se faisaient de violentes scènes de jalousie à propos de leurs fréquentations respectives.

Devant cette situation, qui devenait de plus intenable et ingérable, les parents durent envisager une mesure drastique et douloureuse : celle de les séparer. Ainsi, pour l’année du bac, ils inscrivirent Cédric dans un internat à Cannes et gardèrent Christine à Nice, près d’eux.

Le remède fut pire que le mal et, adultes, ils reparlaient encore de cette année de torture de cette année gâchée où ils échouèrent lamentablement dans toutes les matières.

Ils se remémoraient aussi, la promesse qu’ils firent à leurs parents en échange de ce qu’ils appelaient : leur « réunification ». Ils leur firent le serment de modérer leur passion. Ils tinrent parole et obtinrent leur diplôme avec mention.

Leur possessivité s’était transformée en une très grande complicité, où les se- crets n’avaient plus cours. Ils se disaient tout, ils ne se cachaient rien. Ils tinrent même un journal commun. Et, lorsque Christine rencontra Pierre, qui allait devenir son mari cinq plus tard et, dont elle tomba follement amoureuse, elle écrivit : « J’aime Pierre. Et si Cédric l’aime aussi, je serai la femme la plus heureuse du monde. » Son frère, à son tour, lui écrivit cette question : « Est-ce tu m’aimeras toujours, aussi fort qu’aujourd’hui ? » Elle prit sa plume et lui répondit : « Je t’aimerai encore plus, mon frère, mon moi masculin. N’oublie jamais que les liens qui nous unissent, pas même la mort ne pourra les défaire. Nous sommes une seule et même cellule. Quand tu souffres, je souffre aussi. Quand tu es heureux, je suis heureuse aussi. » Alors il conclut : « Dans ce cas, si tu es heureuse avec lui, je suis heureux aussi. (Mais je voudrais tout de même le rencontrer) ».

Ils allèrent tous les trois boire un verre sur le Cours et, au moment de se sépa- rer, Cédric dit à Pierre : « Je t’ai trouvé très sympathique. Tu es digne d’être mon beau-frère. » Et lui fit l’accolade.

A la droite de son prénom, il écrivit celui de sa femme : Laure, qu’il entoura plusieurs fois, également. Puis, la petite lumière s’alluma dans sa tête et lui fit lever les yeux vers sa ravissante voisine. Elle le regardait en mâchonnant son stylo d’une manière élégante et délicate qui ne le trompa pour autant pas, sur ses intentions à son égard. Avec le temps et ses nombreuses expériences sentimentales, il avait appris à les connaître, à percer leurs secrets et leurs mystères et, pratiquement à lire dans leurs pensées.

Si son cœur se mit à battre de plus en plus vite et son sexe à se durcir de plus en plus, il put deviner, sous le pull d la jeune fille, le bout de ses seins qui commençaient à pointer et, il aurait parié son chèque de Trente mille euros, que sa petite culotte, ne devait plus être sèche.

Aucun des deux n’osa baisser les yeux en premier. Il avança ses jambes et le bout de son pied, alla buter contre la cloison qui séparait chaque côté des tables. Il se demanda si, elle aussi, n’avait pas tenté le même coup.

Elle mordillait toujours son stylo et le faisait rouler d’un coin à l’autre de ses lèvres. Il prit le sien et le passa devant les siennes à la manière d’un harmonica. Elle lui adressa un sourire discret, mais non dénué de sous-entendus. S’il avait pu d’un claquement de doigts vider la médiathèque de ses occupants, il aurait sauté d’un bond de l’autre côté de la table, l’aurait attirée vers lui et, en moins de temps qu’il le faut pour l’écrire, ils se seraient retrouvés en train de faire l’amour. Il pensa que, si elle le faisait aussi bien qu’elle était ravissante, ce n’était pas au septième ciel qu’ils monteraient, mais cent fois plus haut ! A la façon dont elle lui sourit, il se demanda si elle n’avait pas eu le même fantasme.

Jamais il n’avait vu autant de beauté dans une seule femme et il se dit que, si la mort avait ses traits, il la suivrait sans regrets. Cela, lui rappela ce qu’il avait dit de Laure le jour où il fit sa connaissance, au mariage de sa sœur. (Elle était une cousine au second degré de Pierre) Profitant d’un aparté, il dit à Christine qu’une fille comme elle, il la suivrait jusqu’à l’autre rive de l’Achéron. Elle avait dix-neuf ans, il en avait vingt-trois. Elle commençait ses études de droit, il finissait sa quatrième année de lettres. Elle vivait à Marseille, il habitait Nice. Mais, entre eux, le coup de foudre fut immédiat et, aussitôt son année finie, il alla la rejoindre dans la cité Phocéenne. Il s’inscrivit en cinquième année et, afin de subvenir à ses besoins, il trouva du travail dans un restaurant du Vieux Port, qui lui permit de louer un studio qu’ils partagèrent pendant trois ans, au terme desquels, il obtint son premier poste de professeur de Français dans un collège de Lyon. Laure avait obtenu sa licence, mais voulait poursuivre jusqu’à la maîtrise. Et ce fut elle qui, à son tour, le suivit dans la Capitale des Gaules. A la fin de son année, elle trouva presque tout de suite, à la rentrée, une belle place de conseillère dans une banque et, en peu de mois, le solde de leur compte augmenta de quelques zéros en leur faveur. Ils quittèrent leur petit studio, côté Rhône, et achetèrent un deux pièces lumineux vers Fourvières. Une fois installés, ils envoyèrent un mail à leurs familles pour leur annoncer leur mariage, prévu pour le mois de Septembre à Marseille. (Ce fut un choix démocratique : la famille de Laure étant plus nombreuse que celle de Cédric).

L’année suivante, elle fit une fausse couche et, dix huit mois plus tard, naquit Véra qui fêta ses trois ans à Nice où son père venait de se faire muter au Lycée Es- tienne d’Orves.

Elle retira lentement le stylo de sa bouche et le passa autour de ses lèvres à la manière d’un rouge à lèvres, d’un geste qui laissait clairement entrevoir la nature de ses intentions. Puis, soudainement, comme si une voix intérieure l’eût rappelée à l’ordre, elle regarda l’heure à son portable, et se remit à écrire, la tête penchée sur sa feuille. Et il ne vit plus qu’une masse de cheveux, séparés par une raie médiane, qui lui firent penser à un rideau fermé. Alors, il se pencha à son tour sur sa page et, d’un seul trait horizontal, il unit son nom à celui de Laure. Il traça ensuite une barre verti- cale au dessous de la quelle il écrivit : Véra et, l’entoura plusieurs fois. Il resta quel- ques instants à contempler ces trois prénoms comme s’il attendait d’eux une quel- conque inspiration pour le début de cette nouvelle, dont il n’avait toujours pas trouvé le sujet.

Il écrivit quelques phrases qu’il biffa les unes après les autres. Il regarda l’heu- re : Dix sept heures quarante six. Dans quatorze minutes environ, il recevrait le SMS de Laure qui mettrait fin à sa journée d’écrivain. (Le soir était consacré à leur fille pour son bain, son dîner et l’histoire pour l’endormir. Ensuite, c’était leur temps à eux, qu’ils remplissaient les plus érotiquement possible).

Il releva machinalement les yeux mais la jeune fille était partie. Il en voulut au signal lumineux de ne pas l’avoir prévenu à temps. Il regarda autour de lui. La mé- diathèque commençait à se vider peu à peu. Il trouva qu’il n’avait plus rien à y faire. L’inspiration ne viendrait plus. Autant qu’il aille faire un tour et profiter des derniers rayons de soleil. Il ferma son cahier et le rangea dans sa sacoche puis, il se dit qu’il pouvait consacrer les derniers instants avant le SMS pour rédiger son journal. (Sa chronique comme il l’appelait). Il sortit son carnet et, en le posant sur la table, il aperçut dans un coin, un petit morceau de papier plié en quatre. Il le prit et en l’ouvrant pour lire son contenu, il paria sa virilité, qu’il lui était adressé. Il reconnut l’écriture ronde et ordonnée de sa mystérieuse et ravissante voisine qui lui avait écrit : « A demain » suivi de trois points de suspension, qu’il contempla avec un sourire de satisfaction. Il connaissait suffisamment les femmes pour se convaincre qu’elle ne les avait pas mis par pure provocation, mais comme une attente de réponse favorable de sa part. Peut être, aurait elle eu, comme première intention, celle de mettre trois points d’interrogation, mais elle dut estimer qu’ils eussent été un peu trop flagrants, provocants, effrontés et, pire même, arrogants, contraires à sa nature et préféra les remplacer par ces trois points de suspensions plus fins, plus discrets, plus suggestifs et, surtout plus chargés de mystère, à l’instar des regards échangés entre eux durant ces quelques heures assis l’un en face de l’autre.

Il rangea le papier tout au fond de la poche intérieure de son blouson. Son téléphone vibra. Il était Cinquante six. « Serait elle sortie plus tôt ? » Pensa t-il ; « Ou c’est mon heure qui retarde de quatre minutes ? » Il ouvrit le message. Elle lui avait écrit qu’à cause d’un client de dernière minute, elle ne pourrait pas sortir à l’heure. Cela voulait dire, qu’il devait aller tout seul chercher Véra. Le message était suivi d’une grande quantité d’émoticônes représentant des « bisous » et une longue suite de cœurs.

« Ma chronique attendra » Se dit il et rangea le carnet, enfila son blouson, mit sa sacoche en bandoulière et marcha vers la sortie, regardant autour de lui : des fois que…

Sur le boulevard Risso, il y avait un attroupement qui s’était formé autour d’un car de tourisme à l’arrêt, une camionnette des pompiers et une voiture de police. Une jeune agent de police réglait la circulation à coups de sifflet intempestifs et, en agitant son bras droit avec une frénétique impatience. Auprès de Cédric, les piétons atten- dant pour traverser, commentaient la scène : « Encore un vieux, ou une vieille. Ca ne m’étonne pas : ils traversent n’importe comment. »… « Et les voitures ! Regardez les ! L’agent a beau leur faire signe d’avancer, elles ralentissent pour regarder, comme si elles n’avaient rien d’autre à faire ! »

Les coups de sifflets redoublèrent puis la fliquette, ayant effectué un quart de tour, fit signe aux piétons que c’était à eux de traverser.

La victime, était un homme d’une trentaine d’années, qui avait traversé au rouge en courant et sans faire attention que le car venait sur lui. Malgré sa vitesse réduite, il n’avait pu l’éviter. En écoutant ce compte rendu, Cédric fut saisi d’un vio- lent tremblement, ses jambes refusèrent d’avancer et ses yeux ne cessaient de fixer le corps étendu que les pompiers embarquèrent dans la camionnette qui démarra toute sirène hurlante. Les témoins parlaient de choc violent, du corps projeté en l’air et re- tombant lourdement sur la tête. Puis, les hurlements de douleur du pauvre malheu- reux qui ne cessait de répéter : « Ma fille ! Ma fille ! » Et tout le sang qu’il perdait. Pendant quelques instants qui parurent interminables, Cédric devint ce piéton et res- sentit ses mêmes douleurs horribles, ses mêmes angoisses et s’entendit crier : « Véra ! Véra ! » Il dut se soutenir à un poteau de signalisation pour ne pas tomber.

« Pourquoi cet effroi ? Pourquoi cette horrible sensation ?, Pensa t-il. Moi, je ne traverse jamais quand c’est rouge. Je suis un piéton vachement prudent. Craintif même, dirait Laure. Mon camarade Wilfried s’est fait renverser par un taxi, sous mes yeux. Je l’ai vu voler et retomber sur la tête. Ca marque pour toujours un gamin de treize ans ».

Un article à propos de l’insécurité routière au Mexique, lui revint en mémoire : le nombre de piétons fauchés par des véhicules, était plus du double que les victimes de tous les cartels de la drogue, dégommées à la Kalachnikov. Il revit les photos sca- breuses et morbides qui avaient étayé l’article et dut faire un gros effort pour les chasser de sa tête qui continuait à lui tourner à toute allure. Dans son tumulte intérieur, il perçut une vox féminine qui lui demanda s’il allait bien et s’entendit ré- pondre que oui, que la scène l’avait bouleversé et enfin, remercier chaleureusement la personne dont il n’avait pu retenir le visage.

Il devait reprendre ses esprits, lâcher ce poteau et ordonner à ses jambes de le conduire jusqu’à la crèche. Véra ne pouvait pas attendre. Véra ne devait pas attendre. Il avait hâte de la prendre dans ses bras, de la couvrir de baisers, de l’installer dans sa poussette et la conduire jusqu’à la maison en lui racontant des histoires, pour la faire rire aux éclats. Ce rire si pur, si cristallin, si candide qu’il avait promis d’enregistrer afin de l’écouter chaque fois qu’il aurait eu un coup de spleen.

Ce rire qui commençait à emplir sa tête, chassant d’un coup les images néga- tives qui l’encombraient : « Un homme s’est fait renverser par un car. C’est triste, c’est tragique mais ma vie doit continuer. Et je ne peux pas rester agrippé à ce poteau indéfiniment. L’heure tourne et Véra ne peut pas attendre. Véra ne doit pas atten- dre » Et, lentement, ses mains lâchèrent prise, ses jambes se stabilisèrent et son cer- veau put enfin leur ordonner d’avancer. Un coup d’œil à l’heure, lui indiqua qu’il avait encore de l’avance et pouvait traverser la place, illuminée par les derniers rayons du soleil, sans se presser.

C’était la place qu’il préférait, la place la plus animée, la place la plus Italienne de la ville, avec ses cafés en terrasse, toujours remplis d’une clientèle élégamment bruyante.

« Et leurs toilettes si accueillantes. » Pensa t-il avec un petit sourire. En effet, c’est dans l’une d’elles que fut conçue Véra : celles du bar à côté du cinéma. Il se sou- vint de cet après midi où, après avoir regardé un film subtilement érotique, ils eurent une envie soudaine et improcrastinable de faire l’amour. Attendre qu’ils fussent reve- nus à Cannes , où ils étaient hébergés par Christine et Pierre, leur parut trop long. Alors, ils échafaudèrent une petite mise en scène. Ils s’assirent à l’une des tables, commandèrent deux boissons et, au moment où le garçon apparut avec les consom- mations, Laure fit semblant de se trouver mal et demanda où étaient les toilettes. Cédric, en mari attentionné, envers sa femme enceinte, craignit de la laisser y aller toute seule. En effet, elle s’était déjà évanouie deux fois. Devant ce cas de force ma- jeure, le garçon les autorisa à y aller ensemble et, comble de la gentillesse, leur proposa, avec l’accord du patron, celles du personnel qui étaient un peu plus grandes et plus confortables. Et c’est là qu’entre un : « Chéri, ça va ? » et un : « Oui, mon amour. Ca va mieux. » Qu’un spermatozoïde plus rapide que les autres, alla rencon- trer l’ovule porteur de vie.

La crèche n’était plus qu’à cinq minutes : « Véra, Véra, prunelle de mes yeux. Papa est en train d’arriver. Il te prendra dans ses bras et te couvrira de papouilles » Mais le visage de sa fille avait laissé la place à la ravissante inconnue qui lui souriait en mâchonnant son stylo et qui se mettait à écrire : « A demain » en appuyant bien fort sur chacun des trois points de suspension. Ensuite, elle pliait le papier, le portait à ses lèvres, l’embrassait et le lui tendait. Oui, oui. Il serait là demain. Même heure, même place. Mais pas question de continuer à se regarder. Il faudrait transformer les points de suspension en points d’exclamation. Où iraient ils ? Dans les toilettes d’un café ?... Trop inconfortable pour une première fois. A l’hôtel ?... Non. Elle n’avait pas la tête d’une femme qu’on baise sur le lit de tout le monde. Chez elle. Chez lui. Dans des draps où l’on fait l’amour : nuance… Ou alors, dans la médiathèque. Pourquoi pas ? Il lui suffirait de claquer des doigts et ils se retrouveraient seuls parmi les livres. Ils feraient l’amour en lisant un poème (érotique de préférence). Lui, ce serait : « Les bijoux » de Baudelaire. Comme il l’avait fait avec… qui ?... Cynthia ?… Frédérique ?... Il ne se souvenait plus du nom, mais se rappelait encore ces seins petits et ronds qu’il enfermait dans le creux de ses mains. Oui, oui. Demain, ils trouveraient bien un endroit où faire l’amour. Demain, demain. Il voulait que demain fût déjà là.

Mais d’abord il y avait Véra qui ne pouvait pas attendre. Véra qui ne devait pas attendre. Et de nouveau le visage de sa fille reprit sa place dans sa tête. Elle riait et le remplissait de bonheur.

La crèche n’était plus qu’à quelques pas. Quelques petits pas. Il voyait le porche, des mamans qui attendaient devant. Lui, le seul papa ?... Ah non, Paul était là. Sa femme aussi, avait été retenue par un client ?... Ah, ces clients ! N’avaient ils pas des enfants à chercher, eux ?... tant mieux pour les papas. C’est ce que pensait Cédric. Moments de privilège avec sa fille. La crèche n’était plus qu’à quelques pas…

Mais pourquoi s’éloignait elle à mesure qu’il avançait ? Véra ne pouvait pas at- tendre ! Véra ne devait pas attendre ! Le visage de la belle étudiante occupa à nouveau la place. Elle lui souriait et semblait lui dire : « Prends moi dans tes bras. Couvre moi de papouilles. » Il devait la chasser. Chaque chose en son temps. D’abord sa fille. Elle, ce serait demain. Il ferma les yeux et les rouvrit…

Et ce fut le noir.

II

Il fait noir, ou c’est moi qui ne peux pas ouvrir les yeux ?... pourquoi ne puis je pas les ouvrir ?... Oh, et puis quelle importance ? Je suis allongé, donc il doit faire noir… Quelle heure peut il être ? Je ne vois pas les chiffres lumineux du réveil. Tu es là, Laure ? Tu sais que je ne me souviens pas à quelle heure tu es rentrée ? Je suis allé chercher Véra, bien sûr. Je lui ai donné son bain. Elle s’est amusée à m’éclabousser. Elle frappait l’eau avec le plat de ses mains en se fendant la poire… Bon, je dois t’avouer que c’est moi qui lui ai appris ce jeu idiot. Un soir, elle était trop chaude et je me suis brûlé en la tâtant. Elle m’a demandé pourquoi j’avais eu mal et je lui ai répondu qu’elle avait été méchante avec moi et qu’elle méritait une fessée. Depuis elle adore lui donner des fessées. Avec toi, elle ne le fait jamais ?

Sinon, à part ça, qu’est ce que j’ai fait ? Je suis allé à la médiathèque. Je n’ai rien écrit. Manque d’inspiration. Demain ça ira mieux, j’espère. Je dis cela en croisant les doigts. L’inspiration est plus imprévisible qu’une femme. (J’adore ton imprévisi- bilité).

Gribouiller, griffonner. Ca oui. Je n’ai fait que ça. J’ai aussi pensé à notre rencontre, à notre vie à Marseille, à Lyon, à Nice… Je me suis même revu adolescent. Avec papa, maman et Christine. J’ai vu toute ma vie défiler devant mes yeux. Bizarre, non ?...

Par contre, il faut que je te raconte une scène que j’ai vue en sortant de la mé- diathèque, après ton SMS. Un piéton s’est fait faucher par un car de tourisme, sur le boulevard Risso. Il a traversé au rouge et sans regarder. Le chauffeur n’a rien pu faire pour l’éviter. Il y avait les pompiers, la police et l’autocar arrêté au milieu du carre- four. Ca bouchonnait de toutes parts. Une jeune policière réglait le trafic avec rage et désespoir. Oui, c’est ça. Je pense qu’elle avait mieux à faire que s’époumoner sur son sifflet. Elle agitait ses bras comme des moulinets. Tu me croiras si tu voudras, mais quand j’ai vu ce corps étendu et tout le sang qu’il avait perdu, j’ai eu l’horrible sensa- tion d’être à sa place, d’avoir ressenti le choc, la douleur, la peur, l’angoisse. Je te le jure. Ca m’a tellement marqué, que j’en ai encore mal au crâne et mal au dos. Une douleur atroce, insoutenable. J’ai envie de hurler, mais je n’y arrive pas. Ce n’est pas la première fois que mon cerveau me fait un coup pareil. Qu’il se met dans la peau d’un autre et m’envoie ce qu’il endure, ce qu’il éprouve.

Une fois, avec des copains, on se faisait des passes avec un ballon de rugby. On le lançait, on le rattrapait, tout en courant. A un moment donné, celui qui l’avait dans les mains, l’a envoyé et a trébuché en même temps. En tombant, il s’est retourné le pouce. Il a poussé un cri et est tombé dans les pommes. La nuit dans mon lit, j’ai revécu la scène, sauf que c’est moi qui suis tombé et me suis retourné le pouce. J’ai hurlé comme un damné.

Ca t’es déjà arrivé ?...

Approche, mon amour. Prends moi dans tes bras. J’ai froid. Je souffre le mar- tyre. Quelle nuit horrible. Je vais me lever, prendre un calmant. J’ai envie de dormir. De me détendre. Demain sera un jour important. J’ai un rendez vous que je ne veux rater pour rien au monde. Avec trois points de suspension.

Dieu merci, j’ai pu enfin trouver le sommeil. C’est l’effet de ces gouttes homéopathiques. (Bien que je ne me souvienne pas les avoir prises) Laure a fait un cauchemar : elle devait avoir une dizaine d’années. Elle s’était introduite dans la cage d’un tigre qui dormait. Elle voulait juste le caresser et celui-ci lui avait happé la main. Drôle de nuit, tout de même. Moi qui me fais renverser par un car et elle, qui se fait dévorer la main par un gros matou marron strié de noir et de blanc !

Nous avons fait l’amour. Ca lui a fait du bien. A moi aussi.

Nous avons emmené Véra à la crèche. Puis, elle a pris le tram pour aller au travail et moi j’ai pris la direction de la médiathèque.

Elle est pleine à craquer. Je ne trouve aucune table de libre. C’est normal. Nous sommes Mercredi. Je jette un coup d’œil à la ronde. Est elle là ? Il y a plus de bruit qu’hier. Plus de remue ménage. J’avance à travers les rangées. Deux adolescentes, assises côte à côte, se regardent dans les yeux. Elles ont l’air de s’aimer passioném- ment. Je continue d’avancer. Elle n’est pas dans cette rangée. J’en explore une autre. Je ne me presse pas. Je vois des dos courbés. J’entends des stylos qui grattent le pa- pier et le bruit des touches que l’on appuie nerveusement et rapidement.

La chance me sourit. Je trouve une place en bout de rangée. Je m’y installe. La chaise est encore chaude. A ma droite, un monsieur à cheveux gris, est plongé dans la lecture d’un livre sur la Kazakhstan. Je sors mon cahier, que j’ouvre à une page blan- che. Puis, je sors mon stylo bille que je prends entre mes doigts. Je le regarde, je le fixe, je l’hypnotise. Je lui ordonne de bleuir cette feuille immaculée. De la couvrir de mots, de phrases, de paragraphes, intelligibles et cohérents. Je le somme de ne s’ar- rêter que pour reprendre son souffle. Il me nargue et me demande :

« Même si mademoiselle « trois points de suspension » est là ? »

Je ne sais quoi lui répondre, vu qu’elle n’est pas là. Elle m’a peut être posé un lapin. Elle a peut être eu un empêchement. Son petit ami est descendu de Paris à l’improviste et sont restés au lit à faire l’amour. C’est cela sûrement. Une belle fille comme elle, a forcément quelqu’un dans sa vie. Un amant… (Appelons un chat, un chat) qui ne vit pas à Nice.

Pourquoi ne vivrait il pas à Nice, auprès d’elle ?... Parce qu’elle n’est pas faite pour le quotidien, mais pour le sublime. Et le sublime frappe au hasard. Hier, c’était moi. Et n’allez pas me dire le contraire, mademoiselle, je l’ai lu dans vos yeux. Je l’ai vu la façon dont vous mâchonniez votre stylo. Et enfin, ce mot : « A demain » suivi de ces trois points de suspension. Ce n’est pas moi qui l’ai écrit.

Elle ne viendra pas. Tant pis. En tout cas, à part nous regarder dans les yeux, que pourrions nous faire d’autre ?... Ah oui. Aller chez elle ou chez moi. Chez elle de préférence. Ce sont toujours les femmes qui invitent pour la première fois. J’ai plus souvent fait l’amour dans leur lit qu’elles l’ont fait dans le mien. Laure est l’exception. Nous l’avons fait dans le mien. Nous nous sommes éclipsés deux heures, pendant la réception. Avec l’accord de Christine. (« J’ai trop envie d’elle, ma sœur chérie. Et vice versa » « Alors, tu as ma bénédiction, mon frère adoré. Mais n’oublie pas de reve- nir. »)

Ca y est ! Mon stylo avance. Une phrase. Je la lis. Pas mal pour un début. E- crire, n’est pas une sinécure. « Cent fois sur le métier… »Etcaetera. Mais une fois que c’est parti, il ne faut plus s’arrêter.

Je crois que l’homme du Kazakhstan a dû partir. Je sens comme un vide à côté de moi. Je ne dois pas relever la tête. Pourquoi le ferais-je, puisque je n’ai pas à réflé- chir ? Ma main semble ne plus vouloir s’arrêter. C’est bien. Elle a un sacré retard à rattraper : les dix pages d’hier, plus celles d’aujourd’hui. Dans le même laps de temps, à six heures, mon portable va se mettre à vibrer ; Soit Laure sera dans le tram, soit un autre client l’aura coincée. De touts façons, je devrai me lever. Pourvu que ce ne soit pas au milieu d’une phrase.

Ma mère me racontait souvent l’histoire d’un jeune moine copiste qui, entendant les cloches de l’Angélus, descendit laissant son ouvrage en plan. Un Ange pour le récompenser, continua le travail à sa place. Elle se servait de cette histoire (Dont la vérité, laisse à désirer) pour me définir l’obéissance. Combien de fois j’aurais souhaité que mon Ange gardien me la gratifiât de la même façon, quand le moment était venu de me préparer à partir au travail. C’est toujours dans ces moments extrê- mes que l’inspiration se débride.

Une petite lumière s’allume à l’intérieur de moi. Une voix me dit : « Lève la tê- te. Elle est là. » D’un coup, ma main se bloque. Mon cerveau ressemble à un moteur qui s’emballe, qui se dérègle, qui se déglingue. Il m’envoie des signes incohérents. Ma vision se trouble. J’appréhende de lever les yeux. Je suis sûr qu’elle m’a vu, qu’elle m’a repéré, qu’elle cherche une place pas trop loin de la mienne.

Enfin je détache mon regard de cette page qui ne sera plus bleuie. Un coup d’œil à ma droite permet de me rendre compte que mon voisin n’est pas parti. Il a laissé son livre et son calepin sur la table. Peut être est il allé prendre un autre livre sur le même pays, ou sur une république voisine : le Kirghizistan ?... l’Ouzbékistan ?... Quelle importance ? La place n’est toujours pas libre et elle est là. Je la vois. Elle a trouvé à s’asseoir loin de moi, mais elle a levé les yeux presque en même temps.

Est-ce que je rêve ou elle m’a souri ?

Je lui adresse une moue de dépit. Elle me répond de la même façon.

Elle est encore plus belle qu’hier. J’ai envie de me lever, d’aller à sa rencontre, de lui dire dans le creux de l’oreille que nous partions d’ici. Il fait beau, la colline du château n’est qu’à quelques pas. Nous pourrions nous y promener. J’en connais tous les recoins. Nous pourrions nous embrasser sans être vus… Et puis, quand bien mê- me ? La France n’est elle pas le pays de l’amour ?

Mon voisin est revenu. Il a trouvé une BD qui parle du Kazakhstan. Est-ce un Kazakh ou un amoureux de ce pays ? J’ai envie de lui demander s’il n’a pas envie d’é- changer sa place avec la demoiselle là bas au fond.

Elle vient de baisser les yeux. Je la vois écrire. Un mot à mon attention ?

Je baisse les miens. Je me concentre sur le début de ma nouvelle. Je veux re- prendre le fil de l’histoire. Rester le nez en l’air, si ce n’est pas pour réfléchir, est une perte de temps. Les quelques phrases, horriblement calligraphiées, qui ont recouvert plus de la moitié de ma page, ne me permettent pas encore d’avoir une idée sur le su- jet :

« Un homme marche dans une Venise en plein délire carnavalesque. Il pose un regard nostalgique sur les hommes et les femmes déguisés qui ne semblent pas faire attention à lui. Il fait froid et il n’est pas assez couvert. Puis, je décris une rue, un pont, le canal qui passe en dessous. »

En relisant ces lignes, j’ai l’impression de m’y trouver, mais je ne sais pas pour quelle raison je suis si mélancolique. Venise est une ville qui m’a guéri de bien de dé- boires et de tristesses. Elle est le seul point non-commun que j’ai avec Christine qui la trouve angoissante et oppressante.

Après une deuxième relecture, le fil revient et mon poignet reprend peu à peu, son mouvement oscillatoire, entraînant la pointe de mon stylo dans une danse qui va en s’accélérant, jusqu’à devenir un rock endiablé. Les mots succèdent aux mots avec frénésie. Je n’ai plus la maîtrise de quoi que ce soit. Je ne sais plus rien de mon per- sonnage, ni de ses intentions, ni de son état d’âme. Je laisse courir ma plume. Qu’il fasse ce qu’il veut. Qu’il aille où bon lui semble. Quelqu’un a dit qu’un personnage de fiction, a aussi un inconscient. Alors, je trouve normal qu’il m’échappe. Après tout, je suis un écrivain et pas un dictateur. Quand ma main s’arrêtera, j’aviserai. Mais pour l’instant, rien ne semble perturber son allure et mon personnage continue de déam- buler dans les rues de Venise où la pluie commence à tomber. Il rentre dans un bar, il commande un chocolat bien chaud. L’endroit est plein. On rit – ou plutôt, on s’es- claffe - on parle dans toutes les langues, on remue des chaises, on entrechoque des verres. L’ambiance est festive et mon personnage – que j’ai appelé provisoirement comme moi : Cédric – se sent mal à l’aise. Le garçon lui amène sa commande. Il le remercie. Il commence à siroter son chocolat lorsque une odeur, cachée sous une fra- grance d’huile de coco, le séduit, et lui fait lever la tête. Elle est là, debout, près de lui. Elle lui sourit. Il la regarde. Elle lui demande : « Je peux m’asseoir ? » Il met du temps avant de lui répondre : « Bien sûr. » Et cette odeur prégnante, enivrante, m’emplit les narines. Mon bras commence à ralentir. Mon corps s’échauffe, mes sens s’éveillent, mon rythme cardiaque s’accélère, mon sexe, lentement, se remplit de sève. Il a besoin d’espace pour s’étirer. Pas de doute : elle est là. L’homme du Kazakhstan a dû s’en aller. Elle l’a vu partir. Elle s’est précipitée à sa place. Elle a installé ses affai- res sur la table et je ne me suis rendu compte de rien ! J’étais trop pris par mon écri- ture. Aucun signal ne s’est allumé dans ma tête. Sauf mes narines ont décelé sa pré- sence.

Mais je garde la tête baissée. Je ne veux pas être le premier. Elle non plus, sans doute. Alors, elle doit faire semblant d’écrire, heureuse de constater que ces trois points de suspensions se soient transformés en points d’exclamation.

Lève les yeux, divine beauté. Je sais que tu fais semblant d’écrire. Regarde moi. Je veux sentir ta peau. Je veux voir les verres de tes lunettes s’embuer de transpira- tion. Je veux voir tes narines s’écarter ta bouche s’entrouvrir et me souffler ton ha- leine chaude et enivrante. Je veux entendre les palpitations de ton cœur et admirer les bouts de tes seins bourgeonner sous ton pull. Contempler l’attraction que nos corps s’exercent mutuellement. Attendre avec impatience le point de non retour, où nos lèvres ne pourront plus se séparer, où nos langues se livreront un combat acharné, où nos corps se seront tellement rapprochés l’un de l’autre, qu’ils n’en feront plus qu’un seul. Entendre en bruit de fonds les onomatopées d’indignation ou d’incrédulité. Puis, nous lever, ranger à la va vite nos affaires dans nos sacs et nous diriger vers la sortie, toujours enlacés, sexe contre sexe, ventre contre ventre, lèvre contre lèvre. Non, il n’y aura pas eu d’atteinte aux bonnes mœurs. Que je sache, se rouler un patin ne constitue pas encore un délit.

Nous voici dehors. Mes lèvres se posent indifféremment sur son nez, sur ses joues, sur son front sur son cou, juste en dessous des oreilles : « Là où la peau est plus tendre » comme dit la chanson.

Nos mains sont devenues incontrôlables. Elles montent et descendent le long de notre dos. Deux ou trois clochards nous regardent, canette de bière en l’air. Ils parlent entre eux. Ils sont Russes. Je ne comprends pas le fond, mais je devine la forme.

Il nous faut partir d’ici. Aller quelque part où nous pourrons pousser nos é- treintes jusqu’à l’impudeur. Je lui glisse à l’oreille :

« Où allons nous ? »

Elle met son index devant mes lèvres, pour me signifier de me taire. Elle me prend par la main. Quelque chose la gêne dans son dos. Je sais. Son soutien gorge est défait. Œuvre de ma main gauche, qui s’est insinuée sous son pull et à fait cela à travers son chemisier. Elle n’a pas eu l’audace d’aller plus loin.

Je la suis. Nous traversons le boulevard Risso. Le feu était rouge ou vert ? Quelle importance, nous l’avons traversé quand même. Aujourd’hui je n’ai rien ressenti, que la pression de ses seins sur mon torse, et celles de ses lèvres sur mon cou.

Nous marchons. J’ose un stupide :

« Comment t’appelles tu ? »

Et à nouveau elle me fait signe de me taire.

Elle a raison. Elles ont mieux à faire que de s’ouvrir pour poser des questions inutiles. Elles s’en vont à la recherche des siennes qui, coïncidence ou pas, faisaient la même démarche. Les voilà à nouveau unies.

Le feu est rouge rue Barla ; alors, en attendant, nos langues peuvent se livrer à une nouvelle bataille.

Enfant, je croyais que les bébés se faisaient comme ça. Après un long baiser, la femme tombait enceinte. Je devais cette coquecigrue à la pudeur de ma mère qui me couvrait les yeux, chaque fois qu’un couple d’acteurs s’embrassait dans un film :

« Tu es encore trop petit pour regarder cela. »

Ce fut Christine qui, quelques années plus tard, après un cours d’anatomie « in situ » m’a remis les idées en place.

Le feu est passé au vert, mais nous nous en moquons. Nous continuons à nous embrasser de plus en plus passionnément, à mes risques et périls – soit écrit en pas- sant : si Laure venait à passer par là, je ne donne pas cher du résultat. Tant pis, une occasion comme ça, je ne peux pas la laisser passer. Puis, j’ajouterai pour ma défense, que c’est elle qui a commencé. D’abord en écrivant ce mot ensuite, en venant s’asseoir à côté de moi. Nos phéromones ont fait le reste.

Cette fois ci, nous traversons. Nous nous tenons par la main. Elle est belle. Di- vinement belle. Elle a une démarche aisée, confinant à l’aristocratie. Chacun de ses gestes est un chef d’œuvre. Si elle était une jument, elle serait extra pur sang et bien des oligarques, émirs ou autres richissimes de cette planète se ruineraient pour l’avoir dans leurs haras.

« Tu es belle. Trop belle. Tu es un rêve incarné. Et tant pis si ton index me somme de me taire. Peut être que chez toi, tu m’autoriseras à parler.

Chez elle, c’est une petite rue adjacente à la cinémathèque et au bowling son voisin. C’est un petit immeuble de trois étages pas plus. Elle sort les clés et ouvre le porche :

« Quel étage ? »

Encore une sommation de me taire. Je m’exécute. Si elle me l’ordonnait, je resterais muet jusqu’à la fin de mes jours, à condition de rester toujours aussi près d’elle.

Il n’y a pas d’ascenseur. Ca ne fait rien. Nous avons des ailes.

Elle s’arrête devant sa porte. Avant de l’ouvrir, elle me tend à nouveau ses lè- vres que je ne peux que saisir. Sa jambe gauche s’enroule autour de ma jambe droite. Ma main droite est prise de folie. Elle passe au dessous de son pull et de son chemi- sier. Elle sait que son soutien gorge a été défait par sa coéquipière de gauche. (Qui contrairement à ce que l’on a dit, elle connaît tous les faits et gestes de l’autre et vice versa) La voici caressant son dos dénudé et passant rapidement devant. Elle caresse son sein. La gauche, jalouse, veut en faire autant mais ma divine égérie a une autre mission pour elle et la guide jusqu’à son sexe et la maintient plaquée contre lui.

Ses lèvres se sont décollées des miennes et sa bouche émet des petits cris pré-orgasmiques. Il serait peut être temps qu’elle ouvre la porte et m’entraîne vers sa chambre, vers son lit où nous pourrons nous allonger et passer à l’acte proprement dit. Je pense en effet que le prélude tire à sa fin.

Elle a l’air d’avoir lu dans mes pensées. La porte s’ouvre. Elle me conduit dans sa chambre. Elle me déshabille. Je la déshabille. En moins de temps qu’il ne faut pour le fantasmer, nous voici tous nus.

Il faut que je la regarde, que je la contemple, quitte à perdre la vue à jamais.

« Arrête. Juste un instant. Laisse moi t’admirer. Chez moi, c’est une tradition. Quand une femme est nue devant moi, j’ai besoin de la regarder quelques instants sans rien faire d’autre. »

Elle a compris. Elle m’autorise. Son visage, son cou, ses épaules, ses seins, son ventre, son sexe, ses jambes, ses pieds. Puis, je me retourne : sa nuque, son dos, sa chute de reins, son cul et ses jambes. Une fois l’inspection fine, on peut commencer.

Elle m’allonge sur le lit. Penche sa tête vers la mienne.

« Allonge toi près de moi. »

Encore une fois, elle me fait signe de me taire, en posant ses lèvres sur les miennes. Mais cette fois ci, elle les pose délicatement. Elle les effleure, puis me ca- resse la joue et me sourit. Je ne comprends rien.

Je veux lui faire signe de s’allonger près de moi, mais je n’arrive pas à bouger mes bras. Mes yeux qui jusqu’à présent n’avaient cessé de la contempler, commen- cent à se fermer. Ma tête devient lourde. Elle me fait mal. Comme hier, lorsque j’ai ressenti la sensation de m’être fait renverser par ce car.

La douleur gagne peu à peu ma colonne vertébrale. Elle descend et se ramifie à travers tout mon corps. Elle est toujours penchée sur moi. Je dois avoir des visions, car elle n’est plus toute nue. Elle porte un bonnet sur la tête. Un bonnet de quoi… de qui, déjà ?

Il faut que je lui demande pourquoi s’est elle déguisée ainsi. Pourquoi ai je si mal. A nouveau son doigt me fait signe de me taire. J’arrive à percevoir des mots :

« Calmez vous. Détendez vous »

Pourquoi me calmer ? Pourquoi me détendre ? Pourquoi ne vient elle pas s’allonger auprès de moi ? C’est que je n’ai pas tout mon temps, moi. A six heures précises, je dois recevoir un SMS de Laure. Soit elle est dans le tram, soit un client la retient et je dois aller tout seul chercher Véra à la crèche. Véra ne doit pas attendre…

Et tant pis si, pour une fois, je traverse au rouge, en courant sans regarder. Je n’ai pas entendu le téléphone vibrer. Je n’ai pas lu le SMS tout de suite. C’est à cause de l’inspiration. Elle ne voulait plus me lâcher. Elle se cramponnait à moi. Elle collait ses lèvres sur les miennes et ma main ne savait plus ce qu’elle faisait. Je voyais les pages se remplir et se remplir et ma muse, toute nue devant moi, m’offrait ses seins et semblait me dire :

« Bois. Ce nectar est ton inspiration. Et ta plume qui court sur le papier est ta semence qui entre en moi. »

Je ne l’ai pas entendu ce maudit téléphone. Quand j’ai lu le SMS, je n’avais plus que cinq minutes pour aller jusqu’à la crèche. Il me fallait courir vite. Véra ne pouvait pas attendre. Véra… »

*

« Madame Langeon ?

- Oui, c’est moi.

- Ici l’hôpital Pasteur.

- Il est arrivé quelque chose à ma fille ?

- A votre époux, madame.

- Cédric ?

- Il a été renversé par un car, sur le boulevard Risso. Nous avons tout tenté, madame. Tout tenté. Hélas ! »

FIN

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