[2] Nimotsu

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Je pensais assister à une réunion classique. Ayame avait un programme tout à fait différent. Depuis que je me suis permise de la corriger en public lors de la visite d'un politique, elle prend plaisir à relever chacun de mes retards et la perspective de me rappeler les limites de mon rôle d’infirmière la tient en excitabilité.

Pour cette nouvelle tentative de me pourrir lentement la vie, elle avait choisi de me coller un boulet. Car il ne faut pas être un fin limier pour comprendre que Baku serait un poids dans ma vie. Le genre à prendre à cœur chaque mission café, sandwich ou photocopieuse. Trop à cœur.

En jetant un coup d’œil à l’animal, je m’aperçois que rien n’est un hasard chez lui. Ses lunettes à peine soutenues par son nez, ses cheveux touffus et son sourire niais confirment ma théorie. Connaissant Ayame, j’aurais tout à y perdre si je l’interrompais maintenant et elle vivrait une jubilation sans nom à me casser devant l'assistance. Je choisis donc de ne rien laisser transparaître et de continuer mon rôle de témoin.

Elle poursuivit en faisant le point sur les derniers patients admis et parcouru les modalités d'admission, les activités hebdomadaires et le cadre de travail de chaque profil professionnel. Une fois la réunion terminée, le rangement méthodique des marqueurs fait et la salle vide des collègues, je me levai pour interpeller ma tendre cheffe de service.

- Ayame, j’aimerais te parler.

- Est-ce que cela peut-être fait par mail ?

Je me demande si elle a un talent naturel d’antipathie ou si tout cela est le résultat d’un travail acharné.

- Je préfèrerais t’en parler tout de suite. C’est au sujet du nouvel interne, Baku. Je ne me sens pas très à l'aise quant à ta décision. Suis-je obligée de le prendre sous mon aile ? Je ne suis pas là depuis si longtemps, je pense qu’il y a des collègues plus qualifiés...

- Tu as certes dit vrai. Plus qualifiés, il y en a. Seulement, Baku n’est pas un interne comme les autres. Vois-tu, parfois on se doit de prendre des décisions qui nous contraignent mais qui sont nécessaires à d'autres. Baku est mon neveu et il n’est pas là de gaieté de cœur. Toute ma famille insiste depuis des mois pour que je l’intègre au service. Et je ne peux raisonnablement pas le coller à quelqu’un de plus qualifié que toi. Étant au fait de sa gaucherie en société, il m'est impossible de risquer plus que toi.

- Je vois. Tu rends donc service à l’hôpital et à l'humanité entière en misant sur ton moins bon élément.

- Exactement ! Crois-moi, si j’avais pu esquiver, je l’aurai fait. Avant tout pour moi. Tu me feras donc le plaisir de l’encadrer les deux prochains mois, n’est-ce pas ?

Son légendaire « n’est-ce pas » aurait tout aussi bien pu manquer. Elle ne l’ajoutait que pour adoucir son côté aigre.

- Évidemment, comment pourrais-je te refuser cela ? Après tous les bons moments absents de notre histoire...

- Merci Nori, je suis contente que tu le prennes bien.

Elle quitta la salle sur ces mots, sans attendre une quelconque réaction de ma part.

Utiliser le terme "contente" est presque un sujet de thèse psychosociale tant cette tonalité émotionnelle est un leurre chez cette femme. Si j'avais résisté, elle aurait simplement trouvé un moyen de me forcer à obtempérer. Ayame manie avec l'excellence des pourris de ce monde le passage du chaud au froid. Elle peut encenser une personne et la détruire par les mots une minute plus tard.

Quant au fait de le prendre prétendument bien, ce n'est rien d'autre qu'une de ses légendaires pirouettes. Prêcher la fiction pour créer ce qu'elle veut voir dans le réel...

Ces attitudes me font littéralement bouillir de l’intérieur, je regrette la diplomatie pour laquelle j'ai opté. J'ai essayé de calmer cette chaleur volcanique en usant d’ironie. Ironie qu’elle ne semble visiblement pas avoir saisie et c’est tant mieux, il me reste au moins ça pour me consoler les soirs d'hiver.


En sortant de la salle de réunion, je vois Baku qui m’attend sur le canapé. Lorsque j’arrive dans son champ de vision, il se lève.

- Je me présente, je suis Baku.


- Ah bon, Baku ? Quelle belle surprise !


- Je suis le nouvel interne du service.


- Et un gourmet de scoops ! Que puis-je faire pour toi ?


- J’aimerais t’aider ! Dis-moi ce que je dois faire.


Pour interagir avec moi, il s’approchait trop près et envahissait ma bulle. Sa jambe bougeait. Il semblait pouvoir sautiller dans toute la pièce d’une seconde à l’autre. Un mélange d’anxiété sociale et de hâte émanait de lui.

- Commençons par établir les limites de notre espace d’oxygène. Je propose que nous nous tenions à une distance d’un bras tendu, toujours et en toute circonstance.

- Ah oui, un bras tendu. D’accord.

Et il tendit son bras pour appliquer illico ma directive.


Baku n’est pas méchant, c'est évident. Il paraît d’ailleurs trop simplet pour être un bad guy. Et je soupçonne son prénom, si proche du terme «baka», d’être un signe évident de cette particularité affligeante. Sa corpulence gauche et son incompétence sociale me font de la peine. Non par pitié de lui mais parce qu’il a une sincérité touchante, presque pure. Et de facto, incomprise par la masse. Je ne veux pas le traiter injustement mais je sais qu’il sera une épine dans mon pied de solitaire.


Même si les remarques d’Ayame ne me sont point douces, elles m’offrent le luxe d’être hors compétition et d’agir -presque- comme bon me semble. Car être en compétition avec quelqu’un comme elle est le pire des supplices. Il est d’ailleurs étonnant d’avoir deux êtres si éloignés dans une même famille. Je ne parle pas de différences tangibles et ma foi, naturelles dans tout groupe social mais d’antagonismes criants. Si Ayame est une working japonaise dans les règles de l’art, Baku est un japonais inadapté. Et en ça, je pouvais naturellement m’identifier à lui.

- Baku, mon cher Baku, dis-moi, que sais-tu faire ?


- Je sais trouver des informations. Sur tout ! J’aime classer ces informations dans mon esprit, pour toujours. Est-ce que tu aimes les échecs ? Moi, j’adore. J’aime particulièrement faire le coup du berger. Tu savais que le pion en F7 est le seul à n'être protégé que par le roi ?


- Cela semble passionnant. On en parlera plus tard, si tu veux bien. J’ai un travail pour toi.


Je marque l'arrêt et reprends mon souffle afin que mon esprit me suggère une idée de génie. Où puis-je l'envoyer pour être tranquille ?


- Je te propose de t’offrir une clé. Cette clé ouvre les portes d’un antre unique, celle des archives. Tu seras seul dans ce monde merveilleux de dossiers, de fiches de santé et de compte-rendu d’interventions. Dans l’allée numéro huit, tu trouveras les répertoires liés à notre service. Pourquoi n’irais-tu pas lire ces dossiers et classer les informations que tu découvriras ?


- Est-ce que cela t’aidera ? me dit-il les yeux brillants.


- La question ne se pose même pas, cette mission m’est indispensable.


- Très bien alors, j’accepte !

Voilà une bonne chose de faite. Avec Baku aux archives, je pouvais remplir mon rôle de superviseuse de stage et redevenir Nori, la cavalière seule. Je confiais Baku à Sasuke pour la transmission des clés. Quant à moi, j’ai rendez-vous avec mon collègue le plus estimé : Le Dr Yakashi.


Yakashi est un ami de longue date. Rencontré par hasard dans les couloirs du service adjacent lorsque j'étais encore étudiante, nous nous sommes très vite liés par l’amour commun des pourquoi qui anime nos esprits. Ethnopsychiatre de formation, il a parcouru le monde pour découvrir toutes les cultures qui l’habitent et revenir enrichi de ce patrimoine sur son territoire natal.


Mon cher collègue a toujours une histoire sous le coude, quelque chose d’extraordinaire et de complètement loufoque à la japonaise que je suis. J’ai bien sûr déjà voyagé mais je suis très loin de son palmarès.


C’est un homme de la quarantaine à la conversation enrichissante sous une multitude d’aspects. Ce qui fait de lui un japonais est plus rare que ce qui le différencie de la masse. Je pense que c’est cette richesse plurielle qui me permet d’être moi-même en sa présence, de questionner ce qui me semble incohérent, révoltant ou carrément inadmissible sans risquer de passer pour une ennemie de la culture japonaise.


J’aime énormément poser mon esprit dans son bureau et laisser libre cours à l’échange de nos spontanéités. Cet esprit bridé dans la vie quotidienne par les limites qu'elle impose peut, avec lui, se libérer.

Je le consulte cette fois à propos de l’affaire qui m’interpelle en ce moment.


- Cher Mr Yakashi, que savez-vous des violences sexuelles faites aux enfants ?


Je le sais. Cette question est frontale. Je la retiens depuis si longtemps qu'il me parait fou de me contenir encore. Yakashi est un des rares à comprendre cette pression constante de ne pouvoir être moi, complètement moi, le plus clair du temps. Parce qu'il la ressent aussi, constamment, et qu'il a parcouru des kilomètres pour naïvement réduire son territoire.


- Tu ne veux pas qu’on parle du beau temps d’abord ?

- Nous aurons du soleil toute cette semaine sur la ville de Tokyo. Quelques larges éclaircies venant de l'Ouest pourront pointer le bout de leur nez mais elles seront brèves. On peut continuer ?

- Merci, ne te sens-tu pas déjà plus normale ? répondit-il en souriant malicieusement. Pour te répondre, je sais certaines choses. Dans quel cadre me demandes-tu cela ?

- Je me pose des questions à ce sujet, rien de plus… Nous avons une jeune patiente, Yeri, qui…

- Oui, j’ai eu vent de sa situation. Il paraît que tu passes beaucoup de temps avec elle.

- Tout est relatif. Son cas m’interpelle grandement. Je veux dire, il est évident qu’elle a subi quelque chose qui porte atteinte à son intimité. Seulement, elle ne parle ni de ça ni d’autre chose. Elle n'y fait même pas allusion. Un vrai coffre fort. J’ai du me déguiser en acteur coréen pour qu’elle révèle une once infime de ce qu'elle garde secret.

- Tu devais être bien mignonne. Si je comprends bien, tu voudrais que vos échanges se passent autrement ?

- Non. Enfin, oui ! Je veux simplement l’aider.

- Et tu penses que pour l’aider, tu dois découvrir chaque parcelle de son passé.

- Pas chaque parcelle, non. Au moins quelques bribes. C’est ce qu’on fait dans nos métiers, non ?

- Nori, considérons les choses autrement. Yeri ne court pas de danger mortel. Les blessures causées par ses TOC sont prises en charge de façon professionnelle et ma foi, safe. Elle bénéficie même d'un suivi avec Eri. Ce qu’il reste, c’est une enfant de douze ans en souffrance interne. Tu aimerais l’aider, c’est noble. Seulement, j’ai davantage l’impression que ce qui te dérange, c’est que les choses n'aillent pas assez vite pour toi et non pour elle.

- À chaque problème sa solution. Si je sais avec précision ce qu’elle a, je pourrais…

- Nori, l’essence de nos métiers réside moins en ce que l’on fait qu’à notre présence en qualité d'humains. Le fait d’être là, entière, avec elle est déjà précieux. Si tes hypothèses s’avèrent vraies, avoir une présence authentique à ses côtés, après ce qu’elle a supposément vécu, sera plus structurant que toutes les animations que tu pourras mettre sur pied. Ne l’oublie pas.

- Tu sais bien que cet aspect optimiste et minimaliste n’est pas suffisant. Pour moi, en tout cas. Être là, apprécier le silence, observer les connexions en pleine conscience, c’est pour les moines du Laos. J’ai besoin de faire quelque chose, concrètement.

- Et tu es libre de le faire ! Je te donne simplement mon avis de vieil arbre qui se reconnait en ta fougueuse jeunesse. Bien. J’ai quelque chose à te proposer. Peut-être que cela te permettra de prendre distance de celle qui t'occupe l'esprit en ce moment. Pourquoi ne resterais-tu pas cet après-midi avec moi ? Je reçois une patiente qui devrait t'intéresser.

Cette proposition ne pouvait pas mieux tomber vu l'exiguïté que m'imposent ces derniers jours.

- Yakashi, tu m'es précieux. Laisse-moi récupérer mon biper et je te rejoins dans la salle de consultations.

Il sourit et me dit que la patiente devrait arriver dans un quart d'heure.

Une fois mon biper en poche, je parcours à nouveau le couloir qui m'amène au service ethnopsychiatrique. Une sensation de légèreté à l'idée de découvrir la richesse de la prochaine heure m'étreint. Quand je réalise que la douce chaleur ardemment désirée en période de flou est finalement là, je ne peux m'empêcher de sourire à mon internalité.

Devant la porte des consultations, je vois le dos d'une dame plus grande que moi. Elle retire un voile couvrant une partie de ses cheveux et l'enfourne dans un énorme sac, visiblement rempli d'autres voiles. À mesure que j'arrive vers ma destination, elle fait les cent pas en tirant sur le col de son pull d'hiver.

- Tout va bien madame ?

Elle m'adresse un regard plein d'appréhension.

- Je ne peux pas entrer dans cette salle. Trop de monde, beaucoup trop. Je ne peux pas.

Elle semble étouffer de chaleur, s'accroupit pour se mettre dos au mur. Je m'agenouille. Au bord de la crise d'anxiété, elle déverse des paroles par flot. Cette dame semble s'être éloignée du réel, elle parait déconnectée.

Elle me raconte qu'elle a été voir des prêtres, des chamans, des magiciens. Que des êtres viennent la voir de nuit et s'imposent. Je la sens plonger en mes yeux ouverts à ce qu'elle porte.

Je suis en train de vivre quelque chose de totalement opposé à mon expérience avec Yeri. Face à son silence de cathédrale, cette dame fait preuve d'une logorrhée aussi incroyable que confuse après un simple « tout va bien ». Je me sens à la fois submergée et heureuse par ces confidences spontanées. Enfin, une connexion !

C'est à ce moment que Yakashi sortit de la pièce pour accueillir la patiente. Nous l'aidons à se relever, l'installons et prenons place dans une petite pièce.

Les consultations d'ethnopsychiatrie sont spéciales. Destinées à des personnes aux cultures différentes, elles n'accueillent pas un mais plusieurs praticiens.

À droite de Yakashi se trouvent un psychiatre, une psychanalyste et deux étudiants. À sa gauche, je prends place. À côté de moi, se trouve également une assistante. Tous peuvent intervenir. Alors que nous nous apprêtons à commencer, une pédopsychiatre arrive. Je lui cède ma place et m'assieds au sol, juste en face de la patiente.

Elle tremble beaucoup et répète des mots qu'on décrypte difficilement.

- Je pense que vous en êtes capable, dit Yakashi.

Je suis complètement subjuguée par sa présence. Je me demande ce qu'elle a pu vivre pour être si déphasée... Elle inspire l'empathie et l'intrigue tant elle dépeint avec les autres individus présents dans cette petite salle qui échangent calmement entre eux.

Et alors que je me perds en pensées, la patiente s’effondre au sol.



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