II . Gloire au Führer !
Tommaso surveillait les alentours du village, Vito à ses côtés. Tous leurs camarades étaient morts, reposant six pieds sous terre dans les fins fonds du désert d’Irak.
« Mario, Alonzo, Giovanni, les américains … ils étaient plus doués que nous, Tommaso, et pourtant, ils sont morts.
- Ce n’est vraiment pas le moment de jouer au pessimiste.
- Je ne fais que dire la vérité ! À quoi bon la maquiller ? Pas de vivres, pas d’eau, pas de radio …
- On n’a pas encore fouillé le village …
- À quoi bon ? Abandonné depuis des mois ! Peut-être des années ! Mes couilles à parier que ces foutus djihadistes ont emporté ce qui restait ! »
Et il cracha, jurant dans sa barbe touffue. Il ne l’avait pas rasée depuis le lancement de l’opération Aristée.
« Il te reste des munitions, Tommaso ?
- Un seul chargeur …
- Et tu espères tenir le coup ? Nous sommes des hommes morts, Tommaso, DES HOMMES MORTS ! »
Et il dirigea son HK416 vers sa tête.
Tommaso bondit.
Il lui arracha le fusil des mains.
« TU ES FOU, VITO ?!
- Je … désolé … c’est ce foutu soleil …
- Ressaisis-toi, camarade. Bon sang, nous ne sommes pas encore morts ! »
Les yeux de Vito se remplirent de larmes. Il s’écroula dans les bras de son ami.
« Pardonne-moi, Tommaso … j’ai peur de ne plus jamais revoir ma fille …
- Tu les reverras, Vito. Reste en vie. C’est tout.
- Merci, Tommaso, mer … ÉCOUTE ! »
Un moteur ronflait au loin …
Quelques minutes plus tard, une Toyota apparut d’une colline, transportant quatre djihadistes armés jusqu’aux dents.
« Vito, il te reste une grenade ?
- J’en ai même deux !
- Tu sais ce que tu as à faire, alors ! Je te couvre ! »
Vito s’avança, un projectile à la main.
Le véhicule s’approcha …
S’approcha …
S’approcha …
Il retira la goupille.
Lança la grenade.
Les djihadistes s’agitèrent dans le 4x4 …
Trop tard.
BOUM !
La grenade cracha tout le chaos condensé dans sa coquille. Les flammes enveloppèrent le véhicule, le sol se souleva, des éclats volèrent partout … Et puis, le silence, les oreilles qui sifflent …
Et l’effroyable sensation d’avoir du sang sur les mains.
« Foutue Toyota, marmonna Vito en regardant le tas de ferraille et de corps carbonisés. Foutus djihadistes. Foutue armée. Foutus musulmans.
- Musulmans ?
- Oui, musulmans.
- Ils n’ont rien à faire là-dedans.
- Ces quatre zigotos, ce sont des chrétiens, peut-être ?
- Ce sont des monstres, surtout. Ils pillent les musulmans, les menacent, les violent, les tuent s’ils ne coopèrent pas …
- Moi, j’ai surtout entendu des Allahu Akbar …
- Les conquistadors, l’Inquisition, la Saint-Barthélemy, ça te dit quelque chose ?
- Je … Hum …
- J’en ai connu, moi, des musulmans, contrairement à toi, et ce sont les personnes les plus pacifiques et les plus …
- D’accord. J’ai compris. »
Vito lui tourna le dos, silencieux. Quelques minutes s’écoulèrent ainsi.
« Vito, tout va bien ? »
Il se retourna.
Ce n’était pas Vito.
Un cadavre carbonisé le fixait du regard …
Borgne …
Le visage en bouillie …
La peau noircie et craquelée …
La bouche tordue en un rictus démoniaque.
« AHHH ! »
Tommaso se réveilla en sursaut.
Des sueurs froides striaient son dos. Sa vision était floue. La tête lui tournait atrocement.
De nouveaux détails visuels se révélaient peu à peu à lui. La bulle d’air sur laquelle il était affalé, l’ombre qui l’examinait, les formes qui allaient et venaient …
Une heure plus tard, ou peut-être une journée, la bulle d’air se transforma en un fauteuil en cuir blanc, l’ombre en un médecin en smoking et les formes en hommes élégamment habillés. Tous discutaient, passaient des coups de fil, scrutaient Tommaso …
On attendait quelque chose …
Mais quoi ?
« Il est suffisamment conscient », lança soudain le médecin.
Les hommes s’approchèrent alors. Tommaso reconnut Consul à sa canne. Les autres devaient être les comtes de la Loge.
« Monsieur Cartagine, heureux de vous revoir.
- Je … heu … je …
- Prenez tout votre temps.
- Je … heu … où …
- Où ? Vous êtes dans l’une des propriétés de la Loge Universelle de Paris.
- Je … ce … vous m’avez drogué !
- Ah bon ?
- Allez … vous f … faire …
- Si vous voulez savoir, vous avez dormi durant une bonne douzaine d’heures. Votre ami, monsieur Pique, est parfaitement conscient. Il se trouve dans la pièce d’à côté. Des questions ?
- Je … euh …
- Silver Tips Imperial Tea ou Whisky Pure Malt ?
- Du … du … whisky …
- Mauvaise réponse. Ming ! Du thé ! »
Un asiatique en smoking blanc surgit de nulle part, une tasse de thé entre les mains.
« Monsieur désire-t-il du sucre ?
- N … non.
- Monsieur désire-t-il des petits fours pour accompagner son thé ? Des macarons ? Des petits gâteaux au …
- … Ming, ce sont tes doigts qu’on va servir en sushis à Monsieur ! »
Le majordome se confondit en excuses, avant de se volatiliser.
« Maintenant que vous avez de quoi vous revigorer, nous pouvons passer aux choses sérieuses. »
Consul s’installa dans un fauteuil. Les comtes, eux, prirent chacun une chaise.
« Monsieur Cartagine, savez-vous seulement pourquoi vous êtes ici ?
- Humm … euh … non …
- Si vous êtes ici, c’est parce que vous avez découvert la partie immergée de l’iceberg. »
Il scruta longuement Tommaso, attendant à une quelconque réaction. C’est alors que le franco-italien remarqua que sa tête était nue.
« Où … vous … où est mon chapeau ?
- Vous parlez de ce Borsalino de couleur blanche ? Ma chienne en a fait son jouet.
- Il … il … offert par mon père.
- Comme c’est touchant. »
Le duc balança sa canne avec lassitude, soupirant comme un taureau.
« Monsieur Cartagine, j’en ai assez de perdre mon temps avec vous. Vous semblez vous désintéresser complètement de votre situation !
- Je … c’est faux !
- Cessez de m’interroger sur votre couvre-chef, alors ! Et buvez votre maudit thé ! »
Tommaso obtempéra. Le liquide eut sur lui l’effet d’un jet d’eau sur une forêt en feu.
« Je … ça fait du bien …
- Vu son prix, ça me rassure.
- Et donc … vous … vous allez me tuer, c’est ça ? »
Le duc sourit de toutes ses dents, révélant une mâchoire parfaitement entretenue.
« Vous posez enfin les bonnes question … disons que votre sort dépendra entièrement de vous.
- M … moi ?
- Oui, vous m’avez bien entendu.
- Je … j’ai besoin de davantage de détails.
- J’y viens … j’y viens … Voyez-vous, la Loge Universelle de Paris n’est qu’une façade.
- Comme un … un cabinet d’avocats qui cache une blanchisserie d’argent.
- Vous partagez ma passion pour le cinéma, à ce que je vois !
- Un héritage de ma mère …
- Paix à son âme ! En adoptant notre façon commune de voir les choses, la Loge serait le cabinet, nous serions les avocats …
- … et votre idéologie serait l’argent sale.
- Vous êtes vif, pour un homme drogué !
- C’est votre thé … vous y avez mis quelque chose ?
- Un petit remontant … Rien de bien méchant, croyez-moi. »
Consul consulta l’heure.
« Des hommes respectables travaillent pour nous : des politiciens, des banquiers, des avocats, des entrepreneurs … nous comptons parmi nos rangs un ministre, deux secrétaires d’états, le cinquante-quatrième homme le plus riche du monde …
- Et ? Vous essayez de me bluffer ?
- Je ne faisais qu’exposer la réalité.
- La réalité ? Ou votre réalité ?
- Vous doutez de notre honnêteté ? Fort bien … fort bien … »
Consul ouvrit un tiroir dont il sortit un dossier colossal. Il l’ouvrit à la première page.
« Voyons voir … Vous vous appelez Tommaso Battista Cartagine … né à l’hôpital Umberto I de Rome, le mercredi 12 juin 1974, à 20h32 … votre maïeuticien s’appelait Agostino Romano, quarante-deux ans à l’époque ... type sanguin A+, 3520 grammes, 50 centimètres ... nombril à cicatrice verticale, tâche de naissance sur la cuisse droite ... »
Le duc feuilletait le dossier, savourant page après page l’angoisse de son détenu.
« Fils de Mathilde Vigneau … française … peintre … immigre en 1970 à bord d’un vol Air France, Boeing 747-100, classe économique, siège 18A … le billet coutait à l’époque 1289 francs … et de Battista Orfeo Cartagine … homme d’affaires … millionnaire … des actions dans l’immobilier et l’agroalimentaire … chasseur amateur … détenteur d’un permis pour une Benelli 121SL80 ... expire dans quatre ans, trois mois et quinze jours ... »
Tommaso jeta un coup d’œil sur ses mains. Elles tremblaient.
« Mariage le 5 mars 1972 suite à une histoire d’amour débutée dans une exposition que donnait Mathilde … naissance de Sofia, votre petite sœur, le 14 février 1977 … divorce à l’âge de vos six ans … pas de complications judiciaires … Mathilde obtient votre garde et celle de votre sœur … retour à Paris … 69 Rue Schubert, 20ème arrondissement … enfance normale … passion précoce pour les langues étrangères … vous n’aimiez ni les aubergines ni les oranges sanguines … costume de Lucky Luke pour votre dixième anniversaire … »
Tommaso ne savait plus s’il devait pleurer ou éclater de rire.
« Voyage à Rome le lendemain de vos 18 ans, contre l’avis de votre mère … trois mois dans la villa de votre père … déboires avec une prostituée slovène la nuit du 18 août … retour à Paris … rentrée à l’ESIT, études de traductologie … »
Consul leva les yeux. Une lueur machiavélique s’en dégageait.
« Vous aviez comme camarades de banc de charmantes personnes : Ludovic Mart, Serge Vidal, Mouloud Bakri … hum … la fameuse Maria Russo … »
Les yeux de Tommaso s’arrondirent. Une larme coula sur sa joue. Porca puttana troia ! Polentoni fascisti !
« Une beauté méditerranéenne, une élégance rare, une intelligence remarquable … et italienne, qui plus est ! De quoi faire tourner la tête à ce bon vieux Tommaso, dont les talents de séducteur eurent raison de …
- … fils de …
- … nul poète, fut-ce Lamartine en personne, ne pourrait décrire l’amour qui vous unissait. Ça a duré six ans, sans la moindre dispute, sans la moindre infidélité, sans le moindre doute. Rien, si ce n’est la mort, ne pouvait venir à bout d’une telle complici …
- … je vais t’en …
- … la nuit du 26 juillet 1998, la veille de votre mariage, Maria sort s’acheter des cigarettes. Quelques heures plus tard, elle ne revient toujours pas. Vous sortez la chercher. Le lendemain, vous alertez la police. Le surlendemain, un avis de recherche est lancé. À ce jour, vous n’avez aucune nouvelle de Maria. »
Il marqua une pause. Ce n’était plus de la tristesse qu’exprimait le visage de Tommaso, mais une colère fauve.
« S’ensuivit la période la plus difficile de votre vie. Des mois à vous saouler, à vous droguer et à supporter les consolations inutiles de votre mère … vous avez même écopé de deux amendes pour ivresse sur la voie publique … Mathilde, désespérée, s’en est remise à votre père. Il vous a gentiment obligé à vous engager dans l’armée de terre italienne afin de … redevenir un homme, selon ses propres dires. Il avait visiblement raison, car au bout de quelques mois, vous n’étiez déjà plus le même. Vous êtes monté en grade à plusieurs reprises. Vous avez même été envoyé en Irak lors de la guerre contre la terreur. Vous auriez pu gravir davantage d’échelons, pourquoi pas devenir général … mais c’était sans compter la mort de votre mère, après six ans de dépression. »
C’en était trop pour Tommaso. Ses yeux se remplirent de larmes qu’il ne put cacher.
« Vous êtes rentré à temps pour l’enterrement. 250 millimètres de pluie ce jour-là. Deux mois plus tard, vous rentrez à Rome, un bel héritage dans votre compte en banque. Vous achetez à l’euro symbolique Sporco, une filiale des entreprises Battista & Co. Persévérance et bons conseils en font pas à pas un petit empire de l’industrie viticole. »
Consul se caressa la moustache, tout sourire.
« Dites-vous que ce dossier n’est qu’une sorte de résumé. Vous êtes l’objet de pas moins de cinq caisses d’archives. Vous désirez y jeter un coup d’œil ?
- Allez-vous faire foutre.
- C’est tout ce que vous avez dans le bide ? »
Le duc se leva. Les comtes suivirent.
« Qu’on fasse venir monsieur Pique. »
Ming apparut à nouveau. Il se dirigea vers une petite porte, tout au fond de la salle. Quelques instants plus tard, René marchait devant lui, un revolver braqué sur sa tête.
« René, tu vas bien ?
- Mieux que toi, je dirais. »
Consul s’avança. Il n’avait plus l’allure d’un duc, mais celle d’un empereur dans son palais.
« Maintenant que les retrouvailles sont faites et que chacun de vous a entendu ma petite chanson, nous pouvons passer aux choses sérieuses. Monsieur René Pique, monsieur Tommaso Battista Cartagine, acceptez-vous de vous dévouer corps et âme à la réelle mission de la Loge, qui est d’instaurer la suprématie des aryens aux quatre coins de la planète ? Acceptez-vous de garder le précédent secret comme le nouveau ? Acceptez-vous de faire prévaloir les intérêts de la Loge à vos propres intérêts ? Accepteriez-vous de mentir, de jeter de l’acide sur une vieille dame ou de kidnapper un enfant pour préserver les intérêts de la Loge ? »
Il laissa aux deux amis le temps de répondre …
Ils se contentèrent de fixer calmement le plafond.
« Je vois … vous refusez la manière douce. »
Consul respira profondément. Ce qu’il allait faire l’ennuyait mortellement.
« Monsieur Pique, un de nos gars est actuellement stationné devant chez vous. Aux dernières nouvelles, Joséphine a fait du chocolat chaud à Antoine et Julie. C’est du moins ce que l’odeur laisse penser. »
René écarquilla les yeux.
« Tommaso, nous sommes arrivés à localiser Maria. Elle est actuellement détenue à Hawaï par un baron du trafic du sexe. Nous avons de bons contacts, là-bas … un shérif, pour commencer. »
Tommaso ne réagit d’aucune sorte, tant il était déboussolé. Maria, à Hawaï ? Est-ce seulement possible ?
« Deux choix se présentent désormais à vous. Vous collaborez, et alors, on ne touchera à aucun cheveu de vos proches … et on pourra même envisager de sauver ce qui reste de la vie de cette bonne vieille Maria … Ou bien … vous refusez, ou vous essayez de nous embobiner en cours de route, et c’est alors que je les torturerais de mes propres mains. Vous ne voulez quand même pas jouer aux idéalistes avec moi … »
Enfoiré ! Enculé ! Sale fils de pute !
« Je répète donc ma question originelle. Acceptez-vous de vous dévouer corps et âme à la réelle mission de la Loge … et toutes les formalités qui vont avec ? »
Tommaso et René se regardèrent longuement, avant d’acquiescer simultanément.
« Fort bien ! Ming, les boutons de manchettes ! »
L’asiatique surgit avec un coussin en velours rouge, sur lequel étaient posées deux paires de boutons de manchettes gris clair.
« C’est … de l’argent. Les boutons de manchette des chevaliers ne sont-ils pas en bronze ?
- Qui a parlé de vous faire chevaliers ? Les chevaliers ne connaissent rien de la réelle mission de la Loge. Les barons, par contre ... »
Déconcertés, Tommaso et René remplacèrent leurs boutons de manchette en cuivre par ceux en argent massif. Ils n’étaient plus de simples écuyers, mais de fiers barons au service du nazisme.
Les formalités achevées, Consul exécuta le salut fasciste. Ming et les comtes en firent autant, un air de triomphe parcourant leurs traits.
« Mort à Judas, et gloire au Führer ! Qu’il repose en paix !
- QU’IL REPOSE EN PAIX ! »

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