I. Le Soleil Noir
La fête battait son plein au très discret sous-sol du château de Fontainebleau.
Une centaine d’hommes allaient et venaient dans cette gigantesque salle circulaire. Tous étaient élégants jusqu’à l’os, arborant chapeaux, chaussures cirées et costumes coutant un bras. Ils discutaient, un verre à la main, de tout et de rien : élections, golf, femmes, cours du pétrole, dégringolade de l’euro … des palabres de millionnaires, se dit Tommaso en tripotant sa moustache.
Même un aveugle aurait pu deviner les origines de Tommaso Battista Cartagine. Ses yeux bleus, ses cheveux bruns, son fier Borsalino et ses vêtements clairs faisaient de lui le parfait gentleman italien.
Tommaso comptait parmi les nouveaux venus dans cette singulière assemblée. On l’appelait la Loge Universelle de Paris, rien à voir avec une loge maçonnique.
« René, j’ai une question.
- Tom ?
- Une question …
- Quoi ?
- TU M’ENTENDS ?
- OUI ! C’EST FOU ! ON NE S’ENTEND PLUS PARLER !
- Arrête. C’est de la musique classique, pas du rock.
- Je sais. Je me paye ta tête. Tu voulais quoi ?
- J’allais te demander … à quoi sert cette foutue Loge ? »
Le sourire de René s’effaça. Il arborait un béret, des lunettes rondes et un costume flambant neuf de chez Cifonelli..
« Tu rigoles, j’espère.
- Pas le moins du monde.
- Tom, ce n’est vraiment pas le moment de …
- Contente-toi de répondre.
- Je … hum …
- Joue le jeu !
- D’accord … cette foutue Loge a pour but d’instaurer le fédéralisme mondial.
- Et c’est quoi, le fédéralisme mondial ?
- La suppression des concepts de Nation, de frontières, d’impérialisme, de n’importe quelle forme de concurrence entre genres humains … Mon Dieu, Tom, tu sais tout ça mieux que moi !
- Il s’agit donc d’égalité ? De justice ? D’intégration de tous ?
- Exactement !
- Tu sais quoi ? Je commence à en douter sérieusement. Regarde donc ces gens autour de toi, et dis-moi ce que tu vois.
- De … des membres de la Loge …
- Ne sois pas imbécile ! Regarde ! Aucune femme, alors que le fédéralisme mondial concerne, par définition, l’humanité entière. Tous des hommes riches jusqu’au cou : des marchands d’armes, des propriétaires terriens, des banquiers, des politiciens … leur fortune vient de la guerre, et leur pauvreté viendra du fédéralisme. »
René essaya d’articuler quelques mots, avant de s’éloigner, pensif.
Tommaso emprunta un verre de vin à un serveur, avant de se terrer dans un coin. Il passa de longues minutes à le siroter en silence, le regard vitreux, les sens en …
« Monsieur Cartagine. »
Tommaso sursauta. Un homme de forte carrure le toisait du regard.
« Heureux de vous voir parmi nous. »
Le colosse avait tout d’un gentleman anglais. Chapeau melon, smoking impeccable, canne en ivoire, moustache effilée, la soixantaine … Tommaso fronça les sourcils en remarquant ses boutons de manchette en or jaune. Sa Grâce, en personne.
« Votre honneur …
- Nul besoin de ce genre de politesses. Je me présente : Philippe Consul, duc de la Loge Universelle de Paris. Vous passez un bon moment ?
- Excellent !
- Que pensez-vous de notre vin, vous qui êtes un connaisseur en la matière ? »
Tommaso puisait ses millions de l’industrie viticole. La question le fit sourire.
« Du Roederer, je suppose ? Je préfère leur champagne.
- Nous prévoyons d’en servir à minuit, lorsque vous serez fait chevalier ! »
Tommaso se força à sourire, avant de regarder autour de lui. Les musiciens jouaient désormais les Danses hongroises. Le fabuleux son se répercutait sur les murs chargés de tapisseries et de tableaux de maître.
« Monsieur Consul, comment avez-vous réussi à privatiser ce somptueux sous-sol ?
- À vrai dire, il appartient à la Loge, et en dehors de nous et de nos précieux contacts, personne n’en connait jusqu’à l’existence. »
Il leva son chapeau avec une élégance royale, avant d’ajouter sur un ton impérial :
« Content de vous avoir rencontré, cher ami. Longue vie à vous et aux Cartagine ! »
Et il se dirigea sans plus tarder vers un groupe d’entrepreneurs.
Tommaso regarda autour de lui, en quête d’un béret. Où es-tu passé, pezzo di merda ! Il se faufila entre des serveurs, en bouscula quelques-uns, s’excusa, questionna quelques convives … en vain. Il ne peut quand même pas s’être volatilisé.
« Monsieur, vous cherchez votre ami historien ? »
Tommaso se retourna. Son interlocuteur le dépassait d’une tête. Des boutons de manchette en argent achevaient d’accessoiriser sa tenue beaucoup trop chargée.
« En effet.
- Je discutais avec lui, justement, mais il avait la tête ailleurs … Il observait.
- Il observait ?
- Oui. Il a observé le moindre recoin de la pièce, sans jamais me regarder dans les yeux. Et puis, au milieu d’une conversation palpitante sur les courses hippiques, il est monté sans crier gare … le vin qui ne lui réussit pas, m’est avis …
- Vous dites qu’il est monté ?
- Oui. Peut-être souhaitait-t-il prendre l’air. Avec tout ce raffut … on se croirait dans un …
- … grazie mille. Bonne soirée. »
Tommaso se fraya un chemin jusqu’à l’escalier, repérable grâce au buste de jeune homme qui en ornait la rambarde. Plus il montait, plus le vacarme s’éloignait.
Ses oreilles bourdonnaient.
Ça ne lui était plus arrivé depuis les six ans passés à l’armée de terre italienne.
L’escalier débouchait sur une ouverture cachée par une pièce de carrelage blanc. Tommaso la souleva sans difficulté.
Il se retrouva dans la Galerie des Cerfs. Les murs peints représentant les domaines de chasse royaux, les vingt majestueuses têtes de cerfs, les statues en bronze fondues par le Primatice… tout fascina Tommaso et son goût prononcé pour l’art.
Tommaso se dirigea vers le jardin de Diane, sur lequel ouvrait la galerie. Il trouva son ami assis sur un banc, à regarder la fontaine qui avait donné son nom au havre de paix.
« René, où diable étais-tu passé ? »
René se retourna. La peur teintait son regard.
« Tout va bien ?
- Non, Tom, non ! Tout va très mal ! Tu avais raison …
- À propos de quoi ?
- De la Loge ! Le fédéralisme n’est qu’une façade … c’est une saleté d’organisation néonazie !
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
- Mes talents d’historien ! J’ai repéré sur une table une très vieille croix celtique, et je sais que ce symbole a été utilisé par les Nazis norvégiens dans l’entre-deux-guerres. Ça ne m’a pas inquiété au début, mais en découvrant d’autres détails, ça m’est revenu en tête.
- Et quels sont ces autres détails ?
- Figure-toi qu’il y’avait 18 colonnes dans la pièce. Ce nombre ne te dit rien ? Je t’en ai parlé …
- Hum … Euh …
- Le code Adolf Hitler, bon sang ! La position des lettres A et H dans l’alphabet ! Je t’en ai parlé !
- Si tu le dis … Continue.
- Tu as vu ce buste, sur la rambarde de l’escalier ?
- Oui … ça ne m’évoque rien.
- Pour la simple et bonne raison que l’homme qui est représenté est connu sous des traits plus vieux. Ce n’est autre que le maréchal Pétain, à la fleur de l’âge.
- Tu rigoles ?
- Et ce n’est pas tout ! Le baron Bayou est venu me voir …
- Long comme un lundi ?
- Oui … Cet idiot a oublié de retirer l’étiquette de sa veste. C’est du Hugo Boss !
- Et alors ?
- Alors ? C’était le principal fournisseur de costumes militaires du régime Nazi !
- Je … hum … tu ne crois pas que tu deviens un peu trop paranoïaque ?
- C’est ce que je me disais moi aussi, mais deux autres détails m’ont définitivement terrifié. Crois-moi, Tom, j’allais descendre pour te prévenir, je …
- Parle !
- Le … hum … le premier, c’est le sol de la salle. C’était difficile à observer attentivement avec tout le va-et-vient et le gazouillis de cet oiseau de Bayou, mais je peux te parier tout ce que tu veux que le carrelage représente un soleil noir. C’est un symbole utilisé par les cercles nazis ésotériques. En ami en avait fait sa thèse !
- Hum … et … et le dernier détail ?
- J’y viens. Quand j’ai découvert le soleil noir, je suis tout de suite monté pour me remettre les idées en place. J’ai consulté ma montre. Nous sommes le 20 février.
- Laisse-moi deviner … la date de la fin du monde selon Nostradamus ?
- Très drôle … Tom, le 20 février 1920 correspond à la fondation du parti national-socialiste des travailleurs allemands.
- Le parti nazi …
- Qu’en penses-tu ?
- Je ne sais pas, René, je … C’est tellement tiré par les … »
Tommaso se tut. Un buisson remuait à quelques mètres.
« Tom …
- Tais-toi ! »
Tommaso s’en approcha, un pas après l’autre, tout doucement …
Il marcha sur une brindille.
Un monstre bondit du buisson …
Ce n’était qu’un chien.
« Tout va bien, ce n’est qu’un berger allemand !
- Hitler avait une chienne, Blondi, et c’était un berger allemand !
- René, tu fais chi… »
Un mouchard était accroché au collier de l’animal.
Un pas, deux pas, trois pas.
Tommaso fut devant l’animal.
Il lui caressa la tête, avant d’arracher le micro et de l’écraser entre ses doigts.
« On nous a écoutés tout du long …
- Au parking ! Vite ! »
Tous deux coururent, coururent, coururent, de la buée sortant de leurs narines. La lune éclairait leur cavalcade jusqu’au parking Napoléon, privatisé à l’occasion. On aurait dit un salon de l’automobile avec ses voitures de collection, ses bolides dernier cri et ses limousines flambant neuves.
Tommaso se dirigea vers sa Maserati Ghibli. Il s’assit devant le volant. René s’installa à sa droite.
Il mit la clé dans le contact et tourna.
Rien ne se passa.
« Allez, ma belle ! »
Il retenta le coup à plusieurs reprises, retira la clé, la remit dans le contact, donna un grand coup de klaxon, en vain.
« Tom, ta caisse nous a lâchés. Allons prendre un taxi ! »
Et il tira sur la poignée de sa portière, tira, tira, tira …
« Qu’est-ce qui se passe ?
- Tom, ça ne s’ouvre pas ! Essaye de ton côté ! »
Il tira la poignée, la martela, la tordit, mais elle refusa de céder.
« Merda ! Ouvre les vitres ! Les vitres !
- Déjà essayé ! Tom, on nous a piégés ! »
Et il se mit à frapper sa vitre du poing.
« René, arrête tes conneries ! C’est du plexiglas !
- Appelle la po … REGARDE ! »
Une vapeur blanche se dégageait du système de climatisation.
« René, on est foutus ! »
La vapeur avait une odeur infecte d’hôpital. Tommaso ferma les yeux, se préparant au pire. Ça ne sert à rien de résister. Il se détendit et laissa l’air vicieux s’introduire dans ses poumons. Sa dernière pensée fut pour Maria … Non ! C’est impossible ! Pas avant de l’avoir retrouvée ! René s’agitait près de lui.
Un …
Deux …
Trois.
Ils sombrèrent dans le vide …

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