IV. 11 octobre
« Monsieur, nous sommes arrivés. »
Tommaso leva les yeux du magazine sportif qu’il faisait semblant de lire. Le taxi s’était arrêté devant une grille en fer forgé. Un écriteau indiquait : PROPRIÉTÉ PRIVÉE. PASSEZ VOTRE CHEMIN. INTERDIT DE FILMER.
《 Souhaitez-vous que je vous attende ? demanda-t-il sur un ton froid et monotone.
- Pas la peine. Je risque de m’attarder. 》
Tommaso tendit un billet de 20 au jeune chauffeur, dont les traits lui rappelaient ceux d’un collaborateur originaire de Damas.
《 Vous êtes syrien ?
- Non, monsieur. Je suis …
- Libanais ?
- Je suis palestinien.
- Longue vie à la Palestine !
- Merci, monsieur.
- Appelez-moi Tom. Bonne journée !
- À vous de même, monsieur. 》
Tommaso sortit du bolide noir, savourant l’air froid et pollué de la capitale. Le taxiste le salua de la main, avant de démarrer en trombe.
L’ennemi est devant vous, la mer est derrière vous …
Il consulta sa Richard Mille 007, dont les minuscules aiguilles indiquaient quinze heure pile.
Il leva les yeux.
Un homme de forte carrure l’attendait derrière la grille.
Il devait faire dans les un mètre quatre-vingt-dix. Son crâne était aussi chauve que celui d’un militaire, et son smoking taillé sur mesure lui conférait un air de James Bond en cavale.
《 A Wizard is never late, nor is he early. He arrives precisely when he means to.
- Je vois que vous êtes tout aussi cinéphile que moi.
- Le cinéma est mon péché mignon, monsieur. Un bon film est la meilleure manière d’oublier le sang qui macule vos mains. 》
Le colosse lui sourit à pleines dents, avant de lui ouvrir la grille.
Sois mille fois maudit, René !
Ils s’engagèrent dans un jardin peu fourni mais bien entretenu. Tout autour se dressaient des façades style Renaissance.
Le gardien _ ou le garde-corps, ou le tueur à gages, ou tout ceci à la fois _ s’arrêta au milieu de ce morceau d’Histoire. Il sortit un revolver de la poche de sa veste, avant de le glisser dans celle de son pantalon.
《 Vous êtes le dernier invité à ce convent extraordinaire. Vous entrerez par la deuxième porte à gauche, après avoir toqué une demi-douzaine de fois. Quant à moi, je monterais la garde. 》
Il tendit sa main à Tommaso, souriant. Sa poigne était ferme mais bienveillante.
《 Je vous souhaite bonne fortune, monsieur Cartagine. Gardez en tête que la première colline est toujours la plus difficile à gravir. 》
Tommaso lui rendit son sourire, avant de s’avancer vers la porte tant redoutée. Il leva son bras, hésita, l’avança lentement, stoppa net.
Je n’y arriverais jamais … Non … Bien sûr que j’y arriverais ! Maria ! MARIA ! C’est pour toi que je le fais !
Il toqua à la porte. Six coups secs. Six balles dans le pied.
Et il attendit. Une seconde, deux, trois, une éternité, une perpétuité.
Pour Maria … Maria … Maria …
Elle s’ouvrit. Aucun grincement ne se fit entendre, aucun cliquetis, aucun crissement. Elle s’ouvrit, purement, simplement, aussi silencieuse que la mort qui rôde, aussi fatale que le destin qui guette.
Douze hommes étaient assis autour d'une longue table nouvellement cirée. Le duc Consul, le baron Bayou, un vieillard au crâne chauve qu’il connaissait de vue, un chevalier qui s’appelait Dominique quelque chose …
Et René, la mine figée, assis à l’extrême gauche de la table, une chaise vide à sa droite.
Je suis le treizième attablé. Je suis le douzième apôtre. Je suis Judas, le félon qui trahit Jésus pour une poignée de pièces d’or.
Les douze se levèrent simultanément.
《 BIENVENUE, CAMARADE !
- Merci ... 》
La mâchoire du duc s’ouvrit en ce qui ressemblait vaguement à un sourire.
《 Monsieur Cartagine, votre présence nous honore.
- L’honneur est partagé, monsieur Consul.
- Prenez place, je vous prie. 》
Tommaso s’assit à côté de René. Pas un souffle ne fut échangé.
《 Vous vous demandez sûrement pourquoi vous êtes le dernier invité.
- En quelque sorte.
- Ceci ne vise en rien à vous rabaisser. Nous avons choisi de recevoir nos invités un par un, afin d’éviter un attroupement … disons … soupçonneux … devant la grille. La chance a voulu que vous soyez le tout dernier de la liste, rien de plus.
- Merci pour vos clarifications, monsieur Consul. Je … Je … Jamais je n’ai douté un seul instant de votre bon vouloir. 》
Le duc eut le même semblant de sourire que tout à l’heure.
《 Fort bien … fort bien … Messieurs, que ce convent extraordinaire commence ! 》
Ming apparut d’un recoin sombre de la pièce, habillé de son habituel smoking blanc. Il tenait précautionneusement une bouteille de Bourgogne.
《 Messieurs, la tradition veut qu’au début de chaque convent, nous buvions tous au goulot de la même bouteille. 》
Le bouchon sauta en un amusant Plop. Tous prirent une gorgée de l’entêtante boisson, celle-là même qui entraîna Rome vers sa chute.
《 Messieurs, que ce vin ainsi partagé scelle à jamais notre fraternité.
- À JAMAIS !
- Bien ! Ming, retournez à vos occupations de bonne femme.
- Évidemment, monsieur. 》
Le majordome se retira, laissant à l’Antéchrist et à ses douze diablotins le soin de décider du sort de ce bas-monde.
《 Messieurs, il est temps de nous intéresser aux choses sérieuses. Monsieur Pique ! 》
René sursauta, tombant de sa chaise. Tommaso l’aida à se rasseoir, sous les ricanements de l’assemblée.
《 Tou … Toutes mes excuses …
- Votre manière de tomber est tout bonnement magistrale !
- Je … Hum … Euh …
- Vous connaissez toujours aussi intimement monsieur Aramis Gohin ?
- Que … Comment ?
- Aramis Gohin, restaurateur-en-chef du Louvre.
- Euh … Oui ! Bien sûr.
- Nous serions honorés de compter pareil cultivé dans nos rangs. Pourriez-vous nous organiser un rendez-vous dans … disons … une semaine ?
- Je … Je ferais tout mon possible, monsieur.
- Bien ! 》
Il se tourna vers sieur Dominique quelque-chose, un sourire malicieux aux lèvres.
《 Monsieur Dominique Bonaparte, seriez-vous un descendant de l’Empereur ?
- Je crains bien que non. Mon plus vieil ancêtre connu n’était qu’un modeste cireur de chaussures. 》
C'est alors que le brouillard se dissipa dans les pensées de Tommaso. Dominique Bonaparte, chevalier à la Loge Universelle de Paris, propriétaire terrien, joueur de golf amateur ... et trafiquant d'armes inconnu du grand public. N'est-ce pas ce qu'on attend d'un bon trafiquant d'armes ?
《 Mon vieux père disait toujours que seuls trois corps de métiers sont aimés de tous : les cireurs de chaussures, les barmans et les putes.
- Je vois que votre père était un grand philosophe.
- Oh oui ... Dominique, que diriez-vous d'un nouveau partenariat ?
- Vous savez bien que j'ai besoin de plus de détails.
- Et vous les aurez ! La loge Universelle de Rome requiert vos services. Des fusils d'assaut, des mitrailleuses, des lance-roquettes, ... Et en nombre ! 》
Un court silence s'ensuivit, avant de laisser place à une véritable explosion.
《 Des mitrailleuses ?
- Nous sommes en guerre ?
- DIABLE !
- Des lance-roquettes ?
- Folie !
- ENFIN !
- Silence.
- Répondez-nous !
- C'est inadmissible.
- Nous ne sommes pas des terroristes.
- Silence !
- La Loge est en danger ?
- Des mitrailleuses ?
- Comment ...
- Que ...
- Vous avez entendu ...
- ASSEZ ! 》
Le duc s'était levé. Tous se turent, envoutés par son regard foudroyant.
《 LE MONDE COMPTE SUR VOUS ! ASSEZ DE BAVARDAGES ! ASSEZ D'IDIOTIES ! ME SUIS-JE BIEN FAIT COMPRENDRE ?
- Oui Monsieur ...
- Bien ! Messieurs, nous sommes en guerre depuis le jour où la Loge naquit. Nos ennemis sont aussi nombreux que redoutables. Les frontières, les guerres, la haine, les nations ... tous ces concepts leur permettent de vivre, d'étendre leur influence, de se remplir les poches ... et c'est pourquoi nous devons les combattre ! Toutes les Loges du Monde Libre se procurent en ce moment même des armes, des engins, des mercenaires ... L'heure approche, mes frères ! Soyons-en digne !
- SOYONS-EN DIGNES !
- Bien ! Monsieur Bonaparte, comprenez-vous désormais la nécessité d'aider nos frères italiens à préparer la Ville Éternelle ?
- Parfaitement.
- Et quand pensez-vous que les armes seront en route ?
- Ce soir même, si tout se passe bien.
- Et dans le pire des cas ?
- Demain matin.
- Parfait ! Dominique, vous pouvez disposer. Le grand gaillard que vous trouverez dans la cour vous mettra en contact avec nos fratelli.
- Très bien. Je vous remercie pour votre confiance, monsieur Consul.
- C'est à moi de vous remercier, monsieur Bonaparte. 》
Le chevalier se leva, ajusta sa gavroche et sortit. Un long silence s'ensuivit, brisé par le rire fauve du duc.
《 AHAHAHAHAHAHA ! MESSIEURS ! CE FUT MAGISTRAL !
- UN OSCAR ! DONNEZ-NOUS UN OSCAR !
- AHAHAHAHA !
- ON L'A ROULÉ DANS LA FARINE !
- QU'ATTENDIEZ-VOUS DE QUELQU'UN QUI A CHANGÉ SON NOM EN BONAPARTE ?
- LE MAIRE A DÛ S'EN ROULER PAR TERRE !
- AHAHAHAHA ! 》
Les rires durèrent de longs instants, alimentés par des blagues de plus en plus farfelues. Mais que diable se passe-t-il ?
《 Hum ... Hum ... Messieurs, reprenons !
- Monsieur Consul ?
- Oui, Cartagine ?
- Euh ... Que se passe-t-il ?
- Vous ne savez pas ?
- Non ...
- Comment se peut ... Ah ! Oui ! Vous avez tout à fait raison ! Vous ne savez pas ! Ni monsieur Pique, d'ailleurs.
- Effe ... Effectivement.
- Bien ! Monsieur Bonaparte est un trafiquant d'armes. N’étant que chevalier, il ne sait rien de la réelle mission de la Loge ...
- À qui sont destinées les armes ?
- À la Loge Universelle de Rome, voyons ! Mais pourquoi ... voilà une question des plus pertinentes ... 》
Le duc sortit sa pipe et l'alluma. Des nuages de fumée assaillirent les yeux des apôtres.
《 Avez-vous entendu parler de Yom Kippour ?
- La fête juive ?
- Précisément. En quelle date se tient-elle ?
- Euh ... Hum ... Euh ...
- Le calendrier juif est luni-solaire, ce qui veut dire que les dates dépendent du cycle lunaire et de l'orbite de la Terre autour du soleil. Ce qui veut dire ...
- Euh ... hum ...
- Ce qui veut dire que les dates changent d'année en année par rapport au calendrier grégorien, qui ne dépend que de l'orbite terrestre autour du soleil.
- Je vois.
- L'année dernière, la fête se tenait en septembre. Cette année ... 》
Il éteignit sa pipe, souriant jusqu'aux oreilles.
《 ... elle se tiendra le 11 octobre ... et la Loge en profitera ! 》
Le sourire du duc s'effaça. Ses yeux n'étaient plus qu’orbites démoniaques.
《 Voilà près de deux-mille ans que les youpins infestent la Ville Éternelle. Le Duce ... Mussolini ... Il a fait ce qu’il a pu, mais lorsque les rats infestent votre grenier, il faut plus qu'un chaton pour les en chasser. 》
Il regarda Tommaso dans les yeux, qui luttait pour garder son sang-froid.
《 À quoi serviront les armes ? À nettoyer Rome ! Le 11 octobre, nos frères italiens passeront un coup d’éponge à la Grande Synagogue, au Tempio dei Giovani-Panzieri Fatucci, au Tempio Scolanova Beth Shalom, au musée juif ... et des maisons juives, bien sûr ! Des boutiques juives, des boucheries casher ... Tout ce qui se rapproche de près ou de loin aux youpins, tout, tout, absolument tout ! 》
Il fit un clin d'œil à Tommaso, le visage de marbre mais le cœur en décomposition.
《 Nous nettoierons votre ville, monsieur Cartagine. 》

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