ACTE IV, Intermède

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La scène est de nouveau divisée en deux : d’un côté un extérieur matérialisé par quelques arbres, de l’autre le bureau de Juillet. Sur l’écran, Mallory Ménager commente l’actualité.

PRÉSENTATRICE. – La feuille de route du nouveau gouvernement vient d’être dévoilée et le moins que l’on puisse dire, c’est que Julia Sarmente tient ses promesses, n’est-ce pas Oreste-Basile ?

COPRÉSENTATEUR. – En effet, Mallory, aussi vrai que je me nomme Oreste-Basile Bénadeau de Formontat, la lecture de la liste des réformes donne le vertige.

PRÉSENTATRICE. – Et justement nous nous sommes demandé quel effet ces réformes pourraient bien produire sur le peuple. Nous avons donc la joie d’avoir parmi nous deux experts : le théologien Bertrand Castregrand et le sociologue Gilles-Hubert Piteux, grand expert du changement et auteur du best-seller "Homo sapiens et myxomycètes : plus semblables qu'il n'y paraît". (se tournant vers Gilles-Hubert Piteux) Alors, monsieur Piteux, est-ce que finalement, ça n’était pas mieux avant ?

GILLES-HUBERT PITEUX. – Ah si, si si si, c’était mieux avant ! Plusieurs études ont prouvé que, contrairement au physarum polycephalum - plus communément appelé "blob" -, le cerveau humain n’était pas très bien câblé pour le changement. Surtout en période de crise, voyez-vous.

PRÉSENTATRICE. – (avec gourmandise) Ah bon ? Et comment cela, monsieur Piteux ?

GILLES-HUBERT PITEUX. – Des études menées sur les myxomycètes ont prouvé que malgré leur incroyable adaptabilité, si vous les privez de nourriture, ils meurent.

Stupéfaction sur le plateau. Les journalistes ne s’attendaient pas du tout à cette réponse et tentent, avec un soupçon d’affolement, de redonner un peu de sérieux à leur émission.

COPRÉSENTATEUR. – Alors je crois que nos téléspectateurs connaissent assez mal les spécificités des myxomycètes. Ce qu’ils souhaitent savoir, c’est s’il est sain de provoquer ainsi des changements drastiques dans une communauté humaine lorsqu’elle est déjà en crise.

GILLES-HUBERT PITEUX. – Ah mais non, pas du tout. Les myxomycètes, si vous les stressez en les privant de nourriture et que par là-dessus vous rajoutez une modification de leur environnement, ils meurent.

PRÉSENTATRICE. – (décomposée) Et les humains ?

GILLES-HUBERT PITEUX. – Pour les humains… ? Oh c'est un peu la même chose.

COPRÉSENTATEUR. – (vole au secours de sa collègue) Car vous l’avez étudié, bien sûr ! En tant qu'expert renommé des modifications, des changements et autres alternatives, vous êtes tout-à-fait en mesure de nous livrer une analyse ad hoc de la politique menée actuellement par Pierre Bernal et Julia Sarmente.

GILLES-HUBERT PITEUX. – (regarde les journalistes avec surprise) Enfin j'étais surtout venu parler de mon dernier livre... (constate qu'on attend de lui autre chose que ce qu'il avait préparé, lance des regards suppliants vers les journalistes qui les lui renvoient, semble chercher une échappatoire et reprend) Absolument, absolument, mais avant d’entrer dans le détail de mes analyses, je vais céder la parole à mon coreligionnaire.

BERTRAND CASTREGRAND. – (surpris mais saisissant la balle au bond) En effet, en effet, en effet… Vous savez, le changement, c’est un peu comme un texte religieux.

PRÉSENTATRICE. – (méfiante, du bout des lèvres) Ah oui ? Et pouvez-vous expliciter je vous prie ?

BERTRAND CASTREGRAND. – Voyez-vous, la ‘’trahison de Sarmente’’ est assez symbolique. Elle nous ramène à des textes anciens et à des légendes très connues. Cela peut évoquer pêle-mêle Brutus, Talleyrand, Iago ou encore Iznogoud. Et puis, il y a même une dimension biblique dans les actions de ce nouveau gouvernement, cette façon de vouloir travailler ensemble.

Les deux journalistes semblent rassurés, ils commencent à se relâcher.

PRÉSENTATRICE. – Biblique ? Mais que voulez-vous dire par-là ?

BERTRAND CASTREGRAND. – Eh bien, Julia Sarmente et Pierre Bernal sont les cavaliers de l’Apocalypse, bien sûr.

Gilles-Hubert Piteux se met à ricaner bêtement comme si le théologien avait proféré la plus invraisemblable des comparaisons. Mallory Ménager et Oreste-Basile Bénadeau de Formontat semblent hésiter entre angoisse et effervescence. Par unbref regard, ils conviennent de laisser leur invité poursuivre dans cette voie.

COPRÉSENTATEUR. – Et en quoi pouvons-nous comparer Julia Sarmente et Pierre Bernal aux cavaliers de l’Apocalypse ?

BERTRAND CASTREGRAND. – Mais parce qu’ils apportent les révélations, voyons !

Gilles-Hubert Piteux pouffe. Mais Bertrand Castregrand poursuit, imperturbable.

BERTRAND CASTREGRAND. – Ce ne sont pas les changements qui nous troublent, ce sont les révélations, les mises en lumière : la diffusion d’une conversation qui aurait dû se dérouler à huis-clos, la trahison de la confiance légitime, l’obligation de travailler ensemble qui est tout-à-fait inédite et qui…

GILLES-HUBERT PITEUX. – (l’interrompt) Mes vers de terre sont formels, ce ne sont pas les révélations qui perturbent le peuple, mais bien les changements !

BERTRAND CASTREGRAND. – Non, non, non, l’existence précède l’essence, mon cher. Il a fallu des révélations pour amener ces changements.

GILLES-HUBERT PITEUX. – Hélas, malheureux ! À bon chat, bon rat ! Le peuple, attaqué dans sa stabilité, ne pourra pas réagir positivement à une telle agression. Car il y a loin de la coupe aux lèvres et Sarmente et Bernal ne sont pas encore près de gagner la partie !

BERTRAND CASTREGRAND. – Mais pierre qui roule n’amasse pas mousse et je crois que Sarmente et Bernal ont raison de poursuivre leurs efforts dans cet esprit apocalyptique qui est le leur.

GILLES-HUBERT PITEUX. – (victorieux) Mon cher, tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise ! Ils ne l’emporteront pas au paradis ! Ils malmènent le peuple avec leurs réformes et ils ne pourront pas s’en sortir ! Ça va finir par se retourner contre eux, tout ça, je vous le garantis !

BERTRAND CASTREGRAND. – (défiant) Vous prétendez que nous allons tomber de Charybde en Scylla?

GILLES-HUBERT PITEUX. – Ah, ne me provoquez pas, hein ! N’invoquez pas Homère en vain ! Car chacun voit midi à sa porte ! Et les myxomycètes sont formels !

BERTRAND CASTREGRAND. – Mais les chiens aboient et la caravane passe, mon pauvre ami. Julia Sarmente et Pierre Bernal peuvent nous surprendre.

Gilles-Hubert Piteux veut répondre mais la présentatrice reprend la parole en catastrophe pour sauver le reste de l’émission.

PRÉSENTATRICE. – Nous remercions nos deux experts pour cette analyse haute en couleurs dont nos téléspectateurs auront assurément apprécié l’érudite finesse. Et tout de suite, le reste de l’actualité.

Noir.

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