ACTE IV, Scène 3 : alliance de circonstance

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Les deux côtés de la scène sont dans l’ombre.

Bernal, au téléphone, est assis à son bureau qui occupe le centre, devant, tout près du public.
Une assistante, devant lui, écoute attentivement et prend des notes à la volée sur un ordinateur portable.

Sur la chaise à côté d’elle, Desfossés écoute lui aussi la conversation. Il a fermé les yeux pour mieux se concentrer et de temps à autre opine du chef.

BERNAL. – Donc nous sommes d’accord ?... Ah, vous savez que c’est une condition sine qua non… Nous allons les mettre en contact et vous verrez, ils feront des merveilles !...

DESFOSSÉS. – (chuchote) Tu parles de Deligny ?

BERNAL. – (à Desfossés) Oui, il va travailler directement avec le conseiller en communication d’Astråminabòn. (à son interlocuteur) Pardonnez-moi… Et nos peuples respectifs ?... Ah, comment ils vont prendre la chose ? Je comprends vos doutes, j’ai vu les sondages de votre côté… Oui, je comprends tout-à-fait… Mais vous savez, j’ai une confiance totale en nos deux peuples…. (il réprime un petit rire) Nous et notre progressisme conservateur !... Mais c’est vrai, vous avez raison de le formuler ainsi !... Écoutez… Je pense que nous sommes d’accord : nous avons des intérêts communs. Nous devons nous appuyer les uns sur les autres, sans cela nous ne nous en sortirons pas… Ah, je sais… Je sais… Tout rendre public peut sembler effrayant. Mais c’est justement ainsi que nous scellerons nos engagements : en les rendant public. Car si nous réussissons, nous entrainerons derrière nous beaucoup d’autres pays…. Et si nous échouons ? C’est un risque à prendre. Mon pays a fait le choix de prendre ce risque. Mais vous, vous êtes parfaitement libre de refuser. Je pense sincèrement que nous avons tout à gagner à unir nos forces pour redresser nos économies respectives. Une fois que la machine sera lancée, d’autres pays nous suivrons…. Et si nos intérêts divergent un jour ? Eh bien nous redéfinirons les termes de notre partenariat en toute transparence et en toute quiétude… Voilà. C’est bien pour cette raison que je vous propose un projet très clairement défini en termes de missions et de durée…. Le vote du peuple ? Nous avons obtenu son accord de principe à travers le dernier référendum, je pense que vous l’avez suivi ?... Bien sûr ! Nous sommes parfaitement conscients que notre actualité nationale est suivie de très près par le reste de la Fédération… (il sourit) Non, rassurez-vous, cet entretien n’est pas enregistré. Mais j’en ferai un compte-rendu officiel et… Bien sûr ! Aucun propos ne vous sera attribué sans votre consentement... Mais prenez tout le temps que vous voudrez… Non, non, je comprends tout-à-fait… Evidemment, vous ne pouvez prendre un tel engagement sans y avoir réfléchi encore une fois, je comprends parfaitement… Très bien ! Moi aussi, cher Astråminabòn !... Bien entendu !... Je vous remercie… Très bien ! Au revoir !

Il raccroche et regarde Desfossés avec dépit.
Desfossés lorgne vers l’assistante. Bernal comprend et la congédie.

DESFOSSÉS. – Tu m’as dit, je te cite, « nous avons mesuré tous les risques. »

BERNAL. – N’en rajoute pas, veux-tu ?

DESFOSSÉS. – Tu aurais dû te douter que ce serait compliqué…

Bernal soupire longuement, se passe la main sur le visage, ferme les yeux un instant, les rouvre, se lève et va se poster, debout, près de la fenêtre.
Son regard alterne lentement entre l’extérieur et les motifs du tapis.

Desfossés reste silencieux.
Il sait qu’il en a déjà trop dit et que les « je te l’avais bien dit » irritent toujours prodigieusement Bernal.

BERNAL. – (mimant le ton rassurant qu’il a pris avec Astråminabòn) Bien sûr, mon cher Desfossés, nous sommes en totale maîtrise de ce que nous faisons et jusqu’à présent, nous avons obtenu des résultats en tout point conformes à ce que nous espérions.

DESFOSSÉS. – Je te prie de m’excuser, je n’aurais pas dû te parler comme ça.

BERNAL. – Ne t’inquiète pas. Je suis un peu fatigué, ces temps-ci.

DESFOSSÉS. – On le serait à moins. Comment va Sarmente ?

BERNAL. – Elle tient le coup. Je crois qu’elle est portée par l’ampleur de tout ce qu’on essaie de mettre en place.

DESFOSSÉS. – Vous formez une bonne équipe, finalement.

BERNAL. – (avec dépit) Tu crois !?

DESFOSSÉS. – Pardonne-moi, je suis décidément très maladroit aujourd’hui.

BERNAL. – Et ce n’est pas dans tes habitudes, mon vieil ami !

DESFOSSÉS. – Cela faisait bien longtemps que tu ne m’avais plus appelé ainsi…

BERNAL. – Cela faisait bien longtemps que nous n’avions plus travaillé ensemble… Je veux dire… (il change subtilement de ton, comme s’il voulait tester la loyauté de Desfossés) Réellement ensemble, avec une totale confiance l’un dans l’autre et portés par…

DESFOSSÉS. – Les mêmes rêves que Sarmente ?

Bernal soupire.

BERNAL. – Des rêves… Oui, parfois je pense que nous sommes en plein rêve… En plein délire. Et qu’on va se réveiller et que rien n’aura changé.

DESFOSSÉS. – Un cauchemar, donc ?

BERNAL. – Je t’avoue que je ne sais plus très bien faire la différence.

Le portable de Bernal sonne. Il le sort de sa poche et le regarde. Il décroche immédiatement en voyant le nom de l’appelant.

BERNAL. – Julia ! Annonce-moi des bonnes nouvelles, je t’en prie !... Le contrat est signé ? (il s’exclame) Ah !... Ah !... Enfin une bonne nouvelle ! (il se laisse tomber sur la chaise à côté de Desfossés) Ah quel bonheur, Julia ! Quel soulagement !... Oui, ça va faire boule de neige, bien sûr… De mon côté ? Je ne sais trop quoi penser… Il hésite, ce qui est déjà bon signe. Je pense que nos arguments, sans l’avoir convaincu, l’ont quand même séduit…. Oui, c’est ça, pour contrer la guerre commerciale des grandes puissances, nous sommes obligés de travailler ensemble et de nous appuyer les uns sur les autres…. Oui, ça je pense qu’il l’a bien compris…. On s’engage à soutenir la branche agricole de leur économie et eux ils s’engagent à soutenir notre branche industrielle… Oui, bien sûr, je lui ai expliqué que c’était une alliance de circonstance et que le but, à terme, c’est que chacun de nous tire son épingle du jeu… Oui, il a compris qu’à terme, on allait développer notre agriculture et qu’eux, en parallèle, ils développeront leur industrie. Ça, c’est clair pour lui… Ce qui bloque ? Je crois qu’il a peur de la réaction de son peuple… Hé, hé, hé, comme tu le dis !... Non, rassure-toi. On a convenu de le mettre en contact avec Deligny… Ah oui ? Ah mais c’est formidable, ça ! Bon, écoute, je suis avec Desfossés, je te laisse. En tout cas, félicitations, Julia, c’est une belle bataille que tu viens de remporter !

Il raccroche.

DESFOSSÉS. – Alors ?

BERNAL. – Le contrat est signé !

DESFOSSÉS. – Ça j’avais compris. Mais pour Deligny ?

BERNAL. – Il saura parfaitement convaincre le conseiller d’Astråminabòn. Il a séjourné plusieurs fois dans la capitale quand il a fait ses études et il connaît parfaitement bien leur culture.

DESFOSSÉS. – Finalement, tout s’arrange… C’est peut-être ce tapis qui te porte chance…

Noir.

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