Acte V, Intermède

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La scène est de nouveau divisée en deux avec d’un côté, le bureau de Bernal, de l’autre celui de Juillet.
Dans le bureau de Bernal, Sarmente et lui regardent l’écran.
De l’autre côté, Juillet travaille seul et lève de temps en temps un œil distrait vers l’écran.
Sur l’écran, Mallory Ménager commente l’actualité.

PRÉSENTATRICE. – Nous sommes désormais à six mois de la nomination de Julia Sarmente. Le premier conseil des ministres public a été diffusé ce matin. Que peut-on en penser, Oreste-Basile ? Julia Sarmente tient-elle ses promesses ?

COPRÉSENTATEUR. – Le moins que l’on puisse dire, Mallory, c’est que ce gouvernement est actif ! Les réformes annoncées ont toutes été lancées dans les délais prévus.

PRÉSENTATRICE. – Peut-on parler d’un coup magistral en ce qui concerne les retraites ?

COPRÉSENTATEUR. – La réforme des retraites voulue par Pierre Bernal et Julia Sarmente, menée par Raymond Juillet et Gaspard Trémond, semble en effet être quasiment arrivée à son terme mais Julia Sarmente vient d’annoncer que certaines mesures étaient retardées en raison d’études de terrain insuffisantes.

PRÉSENTATRICE. – (jouant la suspicion) Et n’y a-t-il pas là de quoi se poser quelques questions ? Comment se fait-il que Raymond Juillet, politicien chevronné, ancien ministre de l’Intérieur et bras armé de la réglementation sociale et Gaspard Trémond, industriel aguerri, homme de terrain ayant offert ses usines et ses salariés à l’expérimentation des mesures sociales prônées par la gauche, comment se fait-il donc que ces deux hommes aient pu oublier de réaliser les études permettant de valider complètement la réforme ?

COPRÉSENTATEUR. – C’est un mystère, Mallory. Et, malgré notre insistance auprès des cabinets ministériels, nous n’en saurons pas plus pour l’instant.

PRÉSENTATRICE. – Cela étant, les succès de notre improbable couple Bernal-Sarmente sont nombreux et le pays a déjà signé plusieurs contrats à l’étranger permettant de relancer la machine industrielle. Par ailleurs, la réforme de la rémunération politique ne semble pas avoir fait fuir les représentants de la nation et, même si on peut la qualifier de démagogique, elle était peut-être bel et bien nécessaire, n’est-ce pas Oreste-Basile ?

COPRÉSENTATEUR. – Nécessaire ? Absolument ! Ne serait-ce que pour financer ce gouvernement obèse qui oblige gauche et droite à travailler ensemble. Aussi intéressante et inédite qu’elle soit, l’idée des ministères bicéphales coûte horriblement cher au pays.

PRÉSENTATRICE. – (minaudant) Même si, soyons honnêtes, la rémunération des représentants du peuple a été divisée par deux. Encore une fois, on s’étonne tout de même que cela n’ait pas dissuadé les vocations. Alors peut-on penser que nos représentants sont des gens réellement engagés pour l’avenir du pays ? C’est ce que nous allons voir tout de suite en rejoignant Nawel pour un nouveau micro-trottoir. Nawel, vous m’entendez ? Quel endroit de la capitale avez-vous choisi aujourd’hui ?

La journaliste s’est approchée d’un banc où plusieurs personnes sont assises.

NAWEL. – Mallory, je me trouve dans le célèbre jardin public du 7e arrondissement et il fait un soleil magnifique. Approchons-nous du bassin où quelques parents surveillent leurs enfants. Bonjour monsieur, le premier conseil des ministres public s’est tenu ce matin. Qu’en avez-vous pensé ?

MONSIEUR. – Quel bonheur ! Quel bonheur cette réduction des frais pour le peuple !

NAWEL. – Vous êtes donc d’accord avec la réforme de la rémunération politique ?

MONSIEUR. – Totalement ! Il était temps qu’on vienne un peu couper dans les dépenses de l’État au lieu de toujours ponctionner le peuple.

UNE FEMME. – (intervient, de loin, en parlant fort pour se faire entendre. Son petit garçon tentait d’entrer dans le bassin, elle le tient par les aisselles et, tout en parlant, avance vers Nawel avec son fils qui joue à se laisser suspendre) Mais ça ne changera rien ! (on entend des voix désapprobatrices) Ça ne changera rien, je vous dis ! Ils sont tous tellement corrompus qu’ils iront chercher d’autres sources de revenus ailleurs…

NAWEL. – Que voulez-vous dire ?

LA FEMME. – Je veux dire qu’ils trahiront en allant vendre des secrets d’État à des industriels corrompus pour arrondir leurs fins de mois !

On entend quelques ricanements.

NAWEL. – Ces accusations sont extrêmement graves, madame. Vous doutez de la probité des représentants du peuple ?

On ne peut entendre la réponse de la femme, couverte par les éclats de rire des personnes présentes.

Une autre mère de famille, assise sur le banc à côté de Nawel tiraille la manche de cette dernière pour qu’elle lui tende le micro.

MÈRE DE NATHAN. – (jetant par intermittence de brefs coups d’œil vers son fils) Moi, j’ai apprécié ce conseil des ministres. Enfin des politiciens qui rendent des comptes. Vous savez, j’ai trois enfants, je suis au chômage depuis presque un an et mon mari fait ce qu’il peut pour un salaire de misère. Nathan, arrête d’embêter ton frère ! Depuis que j’ai perdu mon emploi, il multiplie les heures supplémentaires puisque le gouvernement précédent avait coupé toutes les aides sociales. Mais c’est pas une vie ça, madame. Il est épuisé et je m’inquiète pour sa santé. Nathan j’ai dit non ! Alors entendre ce matin que grâce aux contrats avec certains pays de la Fédération, on allait pouvoir rouvrir des usines, ça nous soulage. Je vais peut-être enfin pouvoir retrouver un emploi.

Un couple de personnes âgées s’est approché. On reconnaît Mamie Bernadette.

NAWEL. – (se tourne vers elle) Mamie Bernadette ! Mais quel heureux hasard ! Vous venez souvent vous promener dans le 7e arrondissement ?

MAMIE BERNADETTE. – (sans répondre à la question polie de Nawel) Vous savez, moi je suis bien contente.

NAWEL. – Ah oui ? Parce que nous avons une belle journée aujourd’hui ?

MAMIE BERNADETTE. – (avec malice) En effet, aujourd’hui c’est une belle journée, car voyez-vous, moi je suis une vieille dame et avec mon mari, on en a vu des choses, hein ? (elle se tourne vers son mari qui opine du chef en silence) Et on est bien contents de ce qui est en train de se passer. Enfin les politiciens nous rendent des comptes sur ce qu’il se passe, là-bas ! Vraiment, ça n’est pas trop tôt. Ah ça !

Nawel veut reprendre la parole mais elle est interrompue par la mère de Nathan.

MÈRE DE NATHAN. – Je suis bien d’accord avec vous. Nathan, fais attention ! Nous, le peuple, on se crève pour gagner trois sous six pièces, alors que jusqu’à présent, les politiciens ne connaissaient pas les fins de mois à courir partout pour trouver de quoi payer les factures…

Un homme s’est approché. Il l’interrompt.

L’HOMME. – Et il était temps qu’ils nous montrent ce qu’ils font pour nous. Après tout, nous payons leur salaire, sans nous, ils n’existeraient pas !

NAWEL. – (à la cantonade) Vous pardonnez donc la trahison de Sarmente ?

Brouhaha. On entend diverses réactions : « Mais la trahison de Sarmente c’est du pipi de chat ! » … « Ah non, tout de même, c’est une trahison ! » … « C’est déjà de l’histoire ancienne, ce truc, tout le monde a oublié » … « Ah non, pas moi ! »

Ils répondent tous en même temps puis, gênés, se taisent et se tournent vers Mamie Bernadette pour la laisser s’exprimer en premier. Mais c’est son mari qui prend la parole.

MARI DE MAMIE BERNADETTE. – Vous savez, on en a beaucoup discuté tous les deux et on est fiers de ce qu’elle a fait. Elle a réussi à désamorcer une situation qui nous gangrenait depuis des décennies. Elle est douée, cette petite.

Un attroupement se forme lentement autour de Nawel et des interviewés.
Le caméraman recule pour faire constater.

L’HOMME. – Moi je fais partie de ceux qui n’avaient pas voté pour Julia Sarmente et je reste méfiant. Des personnes comme ça, qui trahissent les autres… On ne sait jamais si on peut leur faire confiance.

L’ATTROUPEMENT. – (en chœur) Mais ils le font tous !

Nawel, qui ne s’était pas rendue compte de l’attroupement, sursaute. Elle tourne la tête et constate la présence d’une vingtaine de personnes. Fugacement, son visage passe de la surprise à la satisfaction. Comme un enfant dans un magasin de jouets, elle semble se demander qui elle va bien pouvoir interroger en premier.

NAWEL. – (commence par tendre son micro à une personne au hasard) Que voulez-vous dire par « ils le font tous » ?

UNE PERSONNE AU HASARD. – Mais ils trahissent tous, bien sûr ! Ils trahissent le peuple, ils trahissent leurs engagements, ils trahissent la confiance de tout le monde !

NAWEL. – (à un jeune homme) Et vous, monsieur, qu’en pensez-vous ?

JEUNE HOMME. – Moi je pense qu’il existe des gens honnêtes. Et je trouve que Julia Sarmente a bien fait de nous montrer qu’ils n’étaient pas parmi les politiciens.

Rires dans l’assemblée.

MAMIE BERNADETTE. – Ce qui est certain, c’est qu’on a tellement été trahis que…

L’HOMME. – (l’interrompt) Ah ça, c’est sûr que ça va être dur de refaire confiance à quelqu’un !

NAWEL. – Vous ne faites pas confiance à Julia Sarmente ? À Pierre Bernal ?

L’HOMME. – Non, on les teste. On attend de voir.

DES VOIX. – Ils sont comme tous les autres !

D’AUTRES VOIX. – Non, attendez de voir !

UNE VOIX. – Ne leur faites pas de procès d’intention !

Une dame entre deux âges s’approche.

DAME. – De toute façon, même s’ils n’ont sincèrement pas l’intention de nous trahir, ils nous trahiront quand même.

Certains visages approuvent. D’autres ne comprennent pas.

NAWEL. – Pouvez-vous préciser votre pensée, madame ?

DAME. – Moi, vous voyez, je n’ai pas peur des politiciens. J’ai peur des industriels. Ce sont eux qui corrompent, ce sont eux qui ont l’argent. On ne parle jamais d’eux, ils ne sont jamais sur le devant de la scène, ils ne se montrent pas. Ils restent dans l’ombre. Ce sont eux qui ont réellement le pouvoir et vous, les journalistes, au lieu de le dénoncer, vous nous agitez toujours les politiciens devant le nez. Moi je me fous de Sarmente et de Bernal. Je me fous de ce qui se passe en conseil des ministres. Je voudrais savoir ce qui se passe dans le secret des petits bureaux feutrés. C’est là que se joue l’avenir de notre pays.

Plus personne ne rit et les visages sont graves. On entend quelques bribes de conversation tandis que le groupe se disperse : « Elle n’aurait jamais dû dire ça à la télé »… « Oh de toute façon, c’est des bêtises »… « On finira quand même bien par payer plus d’impôts »… « Vous croyez qu’elle a raison ? »

La poursuite s'affaiblit lentement. Dans la pénombre, on voit Deligny émerger des coulisses et s’asseoir sur la chaise en face du bureau de Juillet.

Dans le bureau de Bernal, Sarmente parle avec animation, presque joyeuse. Bernal est en retrait.

Noir.

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