ACTE V, Scène 1 : dégauchir
La poursuite éclaire le bureau de Juillet.
Deligny s’agite sur sa chaise. Assis tout au bord, il manque plusieurs fois de tomber durant leur entretien.
JUILLET. – Vous avez bien compris, mon petit ?
DELIGNY. – Oui, je pense.
JUILLET. – Ne faites pas cette tête-là ! Vous avez beaucoup mûri, vous savez. Vous avez de quoi être fier de vous. C’est rare, une évolution si rapide.
DELIGNY. – Vous redirai-je que j’ai eu un bon professeur ?
JUILLET. – Bien. Parfait. Vous savez flatter lorsque c’est nécessaire… Mais arrêtez donc avec cette tête d’enterrement ! Vous verrez, la première fois, c’est difficile, mais plus vous pratiquez, plus cela vous semble facile. C’est un peu comme le golf, tiens ! Tout est dans la posture. La première balle est mal dirigée mais plus vous affinez votre posture, plus vous visez juste.
DELIGNY. – On dirait que vous parlez de tir au pistolet…
JUILLET. – Vous avez raison mon petit, c’est le même principe.
DELIGNY. – Je me sens quand même un peu mal…
JUILLET. – Mon petit, ne commencez pas à faire votre Bernal ! N’avez-vous pas compris que c’est ce genre de simagrées qui précipitent les chutes ?
Deligny s’agite sur son siège, perd l’équilibre et se rattrape de justesse au bureau.
Juillet poursuit, imperturbable.
JUILLET. – Plus vous vous demandez, plus vous vous lamentez, plus vous hésitez et moins vous réussissez. Il faut être dans l’action. Toujours ! Il faut faire des choix et les assumer. Les hésitations et les atermoiements n’ont jamais porté personne au pouvoir. Les scrupules… Ah les scrupules ! Vous ai-je raconté les scrupules de l’ami Bernal lors de la campagne ? (un temps, puis sans laisser à Deligny le temps de répondre) Ah oui, je vous l’ai raconté. Les scrupules ne sont pas les amis de l’homme puissant. Pouvoir et scrupules ne peuvent pas faire bon ménage, ils ne se mélangent pas. Le scrupule est une hésitation, l’homme puissant ne doit jamais hésiter. Il doit être dans l’action, dans la conscience de ce qu’il fait, dans la maîtrise de son calendrier, de ses émotions, dans sa vision du futur. L’homme puissant impose sa vision parce qu’il sait qu’elle est la meilleure. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est puissant. Il est dans l’action, pas dans l’émotion. Et enfin, l’homme puissant construit son personnage au fil des événements. Il s’adapte et poursuit son objectif même si pour cela, il doit passer par les plus incroyables contorsions. Car l’homme puissant est aussi un athlète.
DELIGNY. – (hébété) Un athlète ?
JUILLET. – (se lève et se met à tourner autour de Deligny, tout en parlant. Ce dernier le suit des yeux et manque plusieurs fois de tomber de sa chaise) Un athlète. Performant. Endurant. Conscient de sa valeur et de ses capacités. L’homme puissant, en toute circonstance, vise la médaille d’or olympique. Pensez-vous que les athlètes hésitent à se lancer dans l’action ? Pensez-vous qu’ils rechignent devant les obstacles ? Le gymnaste se demande-t-il s’il va réussir ses figures au cheval d’arçon ? Le marathonien se demande-t-il s’il parviendra à tenir quarante-deux kilomètres ? Le tireur à l’arc se demande-t-il s’il atteindra sa cible ? Ils ne se posent pas ce genre de question. Ils font. Ils virevoltent, ils courent, ils tirent. Ils ignorent la fatigue et les doutes. (Juillet s’est dangereusement approché de Deligny et se penche vers lui pour cette dernière phrase jusqu’à ce que leurs nez soient à quelques millimètres de se toucher) Ils se lancent corps et âme dans la poursuite de leur objectif : (en articulant ces trois mots) une médaille d’or.
DELIGNY. – (n’est plus assis que sur une fesse, le corps complètement tordu pour s’écarter du visage de Juillet à mesure que celui-ci a envahi son espace vital, une main fermement accrochée au bureau pour éviter de tomber, l’autre main le retenant au dossier de la chaise) Je comprends…
JUILLET. – (se redresse et sur un ton paternel) Allons, allons, rassurez-vous. Les choses vont se dérouler exactement comme je l’ai prévu. Tout se passera bien.
DELIGNY. – (se redresse lui aussi, soulagé de retrouver son espace vital. Lâche le bureau, lâche le dossier de sa chaise, baisse les yeux et rajuste lentement sa veste de costume.) Enfin… C’est que je m’étais attaché à monsieur Bernal. (finit par relever la tête pour regarder Juillet)
JUILLET. – (avec conviction) Vous ne voulez pas que votre patronne, celle en qui vous croyez depuis toujours, celle qui est à l’origine de votre engagement politique, comme vous l’avez si bien expliqué, vous ne voulez pas que Julia Sarmente accède au pouvoir qu’elle le mérite ?
DELIGNY. – Si, bien sûr… Mais pas comme ça…
JUILLET. – Ah mon petit, il faut que l’un des deux soit sacrifié. Ils ne peuvent pas rester ensemble. C’est… c’est malsain, voilà !
DELIGNY. – Malsain ?
JUILLET. – Oui, malsain ! Pas logique, pas normal. Malsain. Vous n’avez pas appris, à l’école, qu’on ne mélangeait jamais les choux et les carottes ? (s’emporte, se met à pontifier avec conviction) Mon petit Deligny, l’une des missions principales du politicien, ce qui rend notre métier si important, c’est de donner du sens au monde ! (lève les yeux vers le ciel tout en débitant son discours, très inspiré) Le politique organise, arrange, définit ou redéfinit et fait en sorte que le monde garde sa cohérence. Sinon, tout part à vau-l’eau. Et cette mission quasi-divine (jette un œil vers Deligny, pour s’assurer qu’il l’écoute puis reprend sa leçon, un index levé pour accentuer son propos), cette mission quasi-divine dis-je, doit être assumée par le politicien qui, pour ce faire, doit mépriser les émotions basses qui le détourne de son chemin. (se penche vers Deligny pour le regarder droit dans les yeux) Sans hésitation, sans scrupules et sans peur (il insiste sur ce mot puis reprend, espiègle). Ainsi, vous comprenez qu’on ne peut pas mélanger les choux et les carottes.
DELIGNY. – (décontenancé) Mais… mais je suis confus, je ne comprends pas ce que vous dites. Parce que ça, c’est valable quand on fait des statistiques ou pour les théorèmes de mathématiques.
JUILLET. – (avec componction) Mais la politique, mon petit Louis-Kevin, c’est des mathématiques, voilà. Parfois, des choses ne s’assemblent pas comme on le voudrait. Parfois, il ne sert à rien de vouloir faire entrer un cube dans un triangle.
DELIGNY. – Mais… La politique, c’est de la géométrie dans l’espace ?
JUILLET. – (excédé) Mon petit Kevin-Louis, j’essaie de vous faire comprendre qu’il va falloir accepter que certaines choses ne se marient pas bien. Voilà.
Bernal se lève et se poste à la fenêtre. Sarmente reste assise.
Noir.

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