ACTE V, Scène 2 : résister
La poursuite éclaire le bureau de Bernal.
Lui regarde par la fenêtre, l’air grave. Sarmente semble essayer de le convaincre, avec presque une forme d’enthousiasme.
On voit Deligny se lever et prendre congé de Juillet qui se replonge dans son travail. Il fait mine d’ouvrir une porte, de traverser le couloir et de frapper à la porte du bureau de Bernal. Il lève sa main fermée mais la laisse en suspens, semble hésiter. Il se passe les mains sur le visage, regarde de chaque côté du couloir comme s’il craignait qu’on l’ait vu, prend une profonde inspiration et frappe enfin à la porte. Sarmente et Bernal sursautent. Il n’attend pas la réponse et entrouvre la porte pour passer la tête.
DELIGNY. – (sa voix tremble légèrement) Julia, Pierre, vous vouliez me voir ?
Bernal lève un visage las mais Sarmente lui fait signe d’entrer avec un grand sourire.
BERNAL. – (avec lassitude) Deligny, notre cher pouls de la nation ! Nous souhaitions faire le point, savoir comment se porte le peuple suite au reportage de Mallory Ménager. (il semble ne pas croire un mot de ce qu’il dit et tente pourtant d’insuffler de l’assurance dans son propos) Sarmente a eu quelques échos de son côté et ils ne sont pas si mauvais. Mais nous avons besoin de préparer une réponse, il faut rassurer le peuple…
SARMENTE. – (excitée) Mais arrête, Pierre ! Ce micro-trottoir est très bien ! Le peuple s’est exprimé, dont acte. À nous de leur montrer que nous comprenons leur méfiance mais qu’aujourd’hui, elle n’a plus lieu d’être.
BERNAL. – Mais les propos de cette femme… La coupure de publicité à l’issue de ce micro-trottoir… Tout cela ne me rassure pas. (en regardant Deligny droit dans les yeux) Nous sommes inquiets, Deligny. Nous sommes inquiets.
DELIGNY. – (déstabilisé par Bernal et s’appuyant sur la volubilité de Sarmente) Je pense qu’il n’y a pas de raison d’être inquiet. Au contraire, je suis d’accord avec Julia Sarmente, la réaction du peuple est plutôt saine. Ils expriment franchement leurs doutes et nous pouvons les comprendre. Ils nous mettent au défi, en réalité.
SARMENTE. – (réjouie) Ah, Deligny ! Je suis ravie que vous le preniez ainsi. C’est exactement ce que je me suis dit en voyant ce reportage : c’est un défi. Le défi de l’honnêteté ! De la rigueur intellectuelle, du respect des engagements… de la loyauté, en somme.
BERNAL. – (avec tendresse) Julia, tu es incorrigible.
SARMENTE. – (sur un ton faussement solennel qui arrache un sourire à Bernal) Incurably enthusiastic !... Ah, j’arrive enfin à te dérider ! Qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui ?
BERNAL. – Je l’ignore… un mauvais pressentiment.
SARMENTE. – Pierre, tu vois bien que nos réformes suivent leur cours et que nos projets avancent. Le peuple a raison de se méfier, chat échaudé craint l’eau froide. Nous savions que la confiance prendrait du temps. Mais c’est stimulant !
BERNAL. – (il soupire et lâche hypocritement) Tu as raison, Julia. Tu as raison. Je ne sais pas ce qui me travaille ces temps-ci.
SARMENTE. – Bien sûr que j’ai raison ! D’autant plus que nos projets avancent. Je sais que le dossier des retraites représente une grosse contrariété. Ce que t’a dit Juillet est inquiétant. Mais je t’ai fait le compte-rendu de ma réunion avec Gaspard et toi de ton côté, tu as posé la question à ton beau-frère. Je ne sais pas où Juillet est allé chercher cette histoire de corruption, mais eux nous suivront et n’avaient pas du tout l’air inquiet. Non, je crois qu’il faut qu’on se rassure et qu’on continue à avancer. (elle s’arrête un instant et réfléchit) Et plus nous avancerons, plus nous forcerons le loup à sortir du bois ! Peut-être que Juillet a raison, peut-être qu’effectivement… oh sûrement même !... les retraites sont l’objet d’une vaste corruption, peut-être même, comme il te l’a laissé entendre, à l’échelle interplanétaire ! (elle rit)
BERNAL. – Tu es bien légère…
SARMENTE. – Pierre, nous avons opté, toi et moi, et sans même nous concerter, pour le changement. Nous avons choisi, tous les deux – et toi le premier – de prendre un risque pour notre carrière. Tu ne comptes tout de même pas assumer ce risque sans avoir à le payer un jour ? Nous devons naviguer entre nos ministres qui veulent tous nous tuer et le peuple qui n’est pas encore prêt à nous soutenir sans réserve. Alors évidemment, ça peut mal se passer ! Nous ne pouvons pas viser le sans-faute parce que c’est impossible ! Avec un entourage – (à Deligny) pas vous, Deligny, pas vous – qui nous savonne la planche et complote contre nous sans jamais accepter qu’en réalité ils complotent contre le peuple, avec un entourage comme ça, nous ne pouvons pas espérer un sans-faute. Et même, tu vois, je dirais que nous devons prévoir l’échec. L’échec retentissant.
BERNAL. – (accablé) Julia, arrête je t’en prie. Je suis trop fatigué aujourd’hui.
SARMENTE. – (réalisant qu’elle est allée trop loin) D’accord, Pierre. D’accord. Venez Deligny, nous allons rediscuter de ce micro-trottoir. (à Bernal) Pierre, je te tiens au courant.
Sarmente et Deligny sortent du bureau. Bernal s’assoit et se prend la tête entre les mains.
La poursuite suit Sarmente et Deligny dans le couloir jusqu’à ce qu’ils entrent en coulisses.
SARMENTE. – Alors Deligny, vous avez vu Juillet ? Que pense-t-il de son ami Bernal ? A-t-il une explication à son comportement étrange ces derniers temps ? Je n’ai pas encore eu l’occasion d’en parler avec Augusta et… j’ignore même si j’ai envie de l’alarmer à ce sujet.
DELIGNY. – Oui, oui… J’ai vu monsieur Juillet.
SARMENTE. – Et… ?
DELIGNY. – Il ne m’a rien dit de particulier. Il a l’air de penser que c’est normal de la part de monsieur Bernal. Que… que cela fait partie de sa personnalité.
SARMENTE. – Ah oui ? Mais il ne vous a dit que cela ? Vous êtes resté longtemps dans son bureau.
DELIGNY. – (mal à l’aise) Oh oui, oui… c’est parce que… en réalité, nous en avons profité pour faire un point sur le dossier des retraites, relire un peu le brouillon du discours à l’Assemblée.
SARMENTE. – (surprise) Ah mais il est déjà terminé ? C’est formidable ! Je pensais que ça lui prendrait plus de temps. Il est extrêmement délicat, ce discours. Il va falloir en peser chaque mot. Et alors, il en est où, exactement ?
DELIGNY. – (encore plus mal à l’aise) Alors… euh… il réfléchit à une amorce et il a déjà quelques paragraphes. Je crois qu’il ne travaille pas son texte de manière chronologique…
SARMENTE. – (curieuse) Et l’amorce, que dit-elle ?
DELIGNY. – (en pleine improvisation) L’amorce ? Ah, il n’était pas vraiment sûr… Il pensait commencer par une citation d’Aristote et…
SARMENTE. – Aristote ? Mais qu’est-ce qu’Aristote vient faire avec les retraites ?
Ils sont quasiment en coulisses.
DELIGNY. – (saisit la balle au bond) Non mais justement, c’est pour ça. Moi non plus je ne voyais pas le rapport…
SARMENTE. – (depuis les coulisses) Il est quand même parfois bizarre, ce Juillet…
La poursuite ne s’éteint pas. Elle remonte la scène lentement jusqu’au bureau de Bernal qui a décroché son téléphone.
BERNAL. – Augusta ? Oui… Non… dis-moi, peux-tu me rappeler ce que propose ton frère ?
Noir.

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