ACTE V, Scène 3 : manœuvrer
Dans le bureau de Bernal. Juillet est assis devant lui.
Leur conversation, d’abord calme va s’animer de plus en plus jusqu’à ce que les deux hommes soient très énervés. Durant toute la scène, une seule poursuite devra éclairer chacun des hommes à tour de rôle. Il est possible que parfois la poursuite se trompe.
BERNAL. – Non, Raymond. Non, je ne peux pas laisser faire ça.
JUILLET. – Bernal, mon ami, c’est pour ton bien que je dis cela. Crois-moi, je ne le fais pas de gaieté de cœur. (un temps puis il reprend) Si je n’ai pas osé te dire la dernière fois qui était au cœur de ce système, c’est parce que je ne voulais pas tout t’asséner d’un coup.
BERNAL. – (avec morgue) Tu distilles ton poison à petites doses…
JUILLET. – Oh, je t’en prie, Bernal ! Tu me connais.
BERNAL. – Justement… !
Les deux hommes gardent un instant le silence. Juillet fait ce qu’il peut pour se contenir.
JUILLET. – (lui montrant plusieurs papiers étalés sur le bureau) Tu vois bien les preuves, Bernal… Tu vois bien… Son nom est partout.
BERNAL. – Mais si c’était le cas, si ces informations étaient si faciles d’accès, comment se fait-il que les journalistes n’aient jamais enquêté ?
JUILLET. – Mais parce que les médias sont payés pour dire ce qu’on leur dit de dire, enfin ! Qu’est-ce que tu crois ?
BERNAL. – Avec mon arrivée au pouvoir, ça aussi, ça devait changer.
JUILLET. – Oui et rappelle-toi, c’était la mission de Desfossés. Tu ne te demandes pas pourquoi ça n’avance pas ?
BERNAL. – Raymond, arrête. Arrête ça.
JUILLET. – Bon alors écoute-moi bien… Nous avons retourné le problème dans tous les sens avec Trémond et nous n’avons pas trouvé d’autre solution.
BERNAL. – Trémond ? Il est au courant ?!
JUILLET. – Mais enfin, Pierre ! C’est lui-même et son équipe d’ingénieurs qui ont découvert le pot au rose. C’est lui qui m’a mis cette évidence sous le nez ! Tu penses bien que tout seul, je n’en serais jamais arrivé à mettre en cause l’un de mes plus vieux amis ! Bref, Trémond pense que…
BERNAL. – Trémond pense que ? Trémond pense que ? Mais Trémond n’a rien à penser ! Trémond est un expérimentateur de cette réforme, c’est tout ! Depuis quand les patrons ont-ils pris les rênes du pays ?!
Juillet s’arrête, ébahi. Il regarde Bernal d’un air incrédule et lui rétorque, le plus simplement du monde :
JUILLET. – Mais depuis toujours, voyons. Quoi qu’il en soit, Trémond est l’un des plus puissants industriels que nous ayons encore dans ce pays et l’un des plus fins stratèges également. Tu devrais prendre ça en considération. Donc Trémond pense que nous devons sacrifier quelqu’un.
BERNAL. – Et vous avez monté ça tout seuls, tous les deux ? Sans rien dire à personne ? Et Julia… que va-t-elle penser ? Elle qui croyait pouvoir compter sur l’appui des patrons… elle est trahie par ceux-là même en qui elle espérait pouvoir avoir confiance ! (un temps) C’est insensé ! Insensé !
JUILLET. – Pierre, écoute-moi… (en articulant) Écoute-moi bien. Le peuple va avoir besoin d’un bouc-émissaire, notamment pour faire oublier la trahison de Sarmente.
BERNAL. – La trahison de Sarmente ? Mais enfin ! Tout montre qu’une grande partie du peuple l’a acceptée. Et puis ils sont passés à autre chose !
JUILLET. – (avec conviction) Pierre, tu sais bien que les médias ne montrent que ce qu’on leur demande de montrer.
BERNAL. – Mais non, Raymond, justement non ! Puisque la grande majorité des reportages ont montré que, justement, les médias suivaient globalement la ligne de nos communiqués de presse. C’est grâce au travail remarquable de Deligny, tout ça !
JUILLET. – (acculé, il improvise) Non, Pierre, tu te leurres, Deligny te leurre. J’en ai discuté avec lui et il est prêt à faire amende honorable.
BERNAL. – Quoi ?!
JUILLET. – (ne lui laisse pas le temps de poursuivre) Donc, crois-moi quand je te dis que le peuple a besoin d’un bouc-émissaire… Et notamment pour cette histoire de retraites.
BERNAL. – (tente de le battre à son propre jeu) Mais c’est toi qui portes le dossier, Raymond. C’est donc toi, qu’en toute logique, je devrais sacrifier.
JUILLET. – (ne s’en laisse pas conter) Ah non, mon cher Bernal, parce que c’est moi qui vais révéler au peuple ma découverte ! Et puis Trémond ne sera pas d’accord. Nous avons travaillé un communiqué de presse avec le petit Deligny. Tout est prêt, tu n’as plus qu’à relire.
BERNAL. – Trémond… Deligny … ? Julia est-elle au courant de tout cela ?
JUILLET. – Surtout pas ! Si elle était au courant, elle serait beaucoup moins spontanée et nous avons besoin de cette spontanéité pour continuer à guider le peuple. (un temps) Tu comprends, ils l’aiment bien, elle leur plaît. Il faut qu’on capitalise là-dessus.
BERNAL. – Et sa trahison, comme tu me l’as si bien rappelé ?
JUILLET. – (prêt à dire tout et son contraire) Sa trahison ? Mais pour l’instant on s’en fout de sa trahison! C’est une carte dans notre manche, nous l’utiliserons au moment opportun.
BERNAL. – Je vais devoir trahir Julia ?
JUILLET. – (réalisant qu’il est allé trop loin) Non, non, mon ami ! Pas du tout ! Mais… si c’était nécessaire… (constate que Bernal n’est pas prêt à entendre, se reprend) Non mais ne t’inquiète pas. Le peuple l’aime et on va s’appuyer sur elle pour l’instant.
BERNAL. – (perspicace) Je ne te laisserai pas faire cela, Raymond.
JUILLET. – (matois) Tu n’auras pas vraiment le choix… Trémond, D’Arbeau et même Feracci ne te laisseront pas le choix. (un temps) Ah et puis elle a décidé de prendre un risque, il faudra bien qu’elle finisse par l’assumer ! C’est une grande fille, elle a choisi !
BERNAL. – Trémond… ? Feracci ? Ils sont tous contre nous ? Mais comment je vais faire pour…
JUILLET. – Desfossés et moi, tes plus proches conseillers, tes amis même, on t’avait dit que c’était une mauvaise idée. Tu n’as voulu en faire qu’à ta tête, il faudra bien que toi aussi, tu finisses par assumer les conséquences de tes actes.
BERNAL. – Ce même Desfossés que tu me demandes de sacrifier aujourd’hui…
JUILLET. – Réfléchis-y, tu verras que c’est la seule solution. Ils ont été très clairs : c’est lui ou Sarmente.
Juillet sort.
Noir.

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