ACTE V, Scène 5 : éliminer
DESFOSSÉS. – Je pense qu’il est inutile que je te dise de te méfier de Raymond ?
BERNAL. – C’est un peu tard, mon vieil a… (il soupire) J’allais dire « mon vieil ami »…
DESFOSSÉS. – Pierre, je ne saurais te dire si nous avons jamais été amis. Dans ce métier, je ne suis pas sûr qu’on puisse parler d’amitié. Mais de là à ce que tu me penses capable de t’avoir menti et trompé à ce point… Si ce n’est une question d’amitié, c’est au moins une question de fierté.
Bernal se lève et va se poster à la fenêtre.
BERNAL. – (murmure, pour ne pas être entendu de Desfossés) C’est au moment où j’ai le plus besoin de toi et de ta lucidité rassurante, que je me retrouve obligé de te sacrifier… mon vieil ami…
DESFOSSÉS. – Je te répète que j’étais en train de solder mes positions… et… crois-moi ou non mais j’avais lancé mon réseau à l’assaut des patrons. J’étais en train d’en convaincre certains de solder eux-aussi leurs positions, d’arrêter d’écraser le peuple avec des taxes et des prélèvements… Oh ! Pas par amour du peuple, je l’avoue. Le peuple n’importe qu’au moment des élections. Mais par stratégie. La meilleure stratégie, vu tous les changements que vous avez impulsés, c’était de suivre le mouvement. Et tu sais comment j’en suis arrivé à cette conclusion ? (un temps) Parce que j’ai quelques informateurs dans les autres pays de la Fédération : Sarmente et toi, votre « couple improbable », ça commence à les intriguer. Tout le monde vous regarde comme une curiosité et tout le monde commence à se dire que, peut-être, bien plus qu’une curiosité… (il cherche ses mots) …peut-être vous êtes la solution. (Bernal veut parler mais il l’en empêche) Les peuples sont épuisés, tout le monde s’en rend compte. Et les patrons, leur seule préoccupation est de faire du business. Et sans le peuple, impossible de faire du business. Quand les marchés se contractent, quand le peuple arrête de consommer et sombre dans l’inquiétude, les affaires s’arrêtent. Tu sais, Bernal… Pierre… ce que je comptais t’annoncer, c’était la reprise de la consommation. Oh, toute petite… une minuscule, ridicule, toute petite reprise de la consommation, indépendante de toute incitation fiscale… spontanée ! Pierre ! Le peuple commence à vous faire confiance !
BERNAL. – Mais pas les patrons.
DESFOSSÉS. – (concède) Une partie seulement. (un temps) Dois-je en conclure que tu vas me sacrifier sur l’autel des profits ?
BERNAL. – Je n’ai pas le choix.
DESFOSSÉS. – Mais es-tu conscient que c’est Juillet qui est à la manœuvre ?
BERNAL. – C’est quand même bien ton nom que je vois sur ces documents…
DESFOSSÉS. – Parce que le sien se dissimule derrière d’autres sociétés. (avec malice) Je dois avouer qu’il a fort bien joué ! Il est décidément très rusé et je me rends compte que j’ai encore beaucoup à apprendre de lui.
BERNAL. – (sourit) Julia avait tort, cela n’a rien de personnel.
DESFOSSÉS. – Évidemment ! C’est le jeu du pouvoir.
Bernal se détend. Desfossés en profite pour enfoncer le clou.
DESFOSSÉS. – Tu es conscient que si tu me sacrifies moi, aujourd’hui, tu sacrifieras Sarmente demain ?
BERNAL. – Pardonne-moi, mon vieil ami. Je te sacrifie pour sauver Julia.
Desfossés le regarde, amusé.
DESFOSSÉS. – Tu renoues avec nos vieux démons en calculant tes coups.
BERNAL. – En effet, on doit parfois sacrifier des pièces. Nous dirons à la presse qu’au vu de l’ampleur du dossier, tu as préféré démissionner et que tu présentes tes excuses. Cela sauvera ton honneur.
DESFOSSÉS. – Soit. De toute façon je suis coincé.
Il se lève pour prendre congé.
DESFOSSÉS. – Mais tu es quand même en train de perdre la partie.
Noir.

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