ACTE V, Scène 6 : ficeler
Dans le couloir entre les deux bureaux, Deligny et Sarmente parlent à mi-voix.
Deligny tient un dossier dans ses mains.
SARMENTE. – Et où alliez-vous comme cela, mon brave Deligny ?
DELIGNY. – (pris sur le fait, il bredouille) Voir monsieur Bernal, j’ai ce dossier pour lui.
SARMENTE. – Donnez-le moi, je le lui remettrai.
DELIGNY. – (affolé) Oh non ! Non c’est inutile. Je reviendrai lorsqu’il sera disponible.
SARMENTE. – (étonnée) Soit, faites donc comme bon vous semble. (un temps, elle change de sujet) Avec la crucifixion de Desfossés, notre ami Pierre a mis le doigt dans l’engrenage…
DELIGNY. – (soulagé) Vous pensez qu’on ne peut pas lui faire confiance ?
SARMENTE. – Je n’ai jamais pensé qu’on pouvait lui faire confiance.
DELIGNY. – Mais… on aurait dit que… enfin je croyais que…
SARMENTE. – Nous ne pouvons faire confiance à personne. Je ne peux avoir confiance en personne, même pas en vous, mon brave Deligny !
DELIGNY. – (s’agite, remue les mains) Même pas en moi ? Mais… mais que voulez-vous dire ?
SARMENTE. – (avec malice) Que j’ignore totalement ce qui se trame dans votre tête et que rien ne me dit que vous n’êtes pas en train de fomenter quelque chose contre moi.
DELIGNY. – Oh noooon…. Non, non, non, enfin ! Madame Sarmente, vous êtes mon mentor. Je ne ferais jamais rien contre vous !
SARMENTE. – Peut-être pas volontairement, mon petit Deligny. Pas volontairement…
DELIGNY. – (décontenancé, voyant la situation se retourner contre lui) Non, si j’étais manipulé, je m’en rendrais compte, tout de même !
SARMENTE. – Le propre de la manipulation est qu’on ne la voit pas arriver. Elle est parfaite lorsqu’on se réveille un matin en se disant : « ah ce n’est pas possible, pas moi, je l’aurais vu tout de même ! »
Ils restent tous deux un temps silencieux. Deligny, mal à l’aise, se focalise sur la contemplation des lacets de ses chaussures, espérant dissimuler le trouble qui s’empare de lui. Sarmente l’observe, amusée. Son air de défi montre qu’elle a parfaitement compris que d’une manière ou d’une autre, il l’a trahie.
SARMENTE. – Reste que l’ami Bernal a mis le doigt dans l’engrenage. Il a accepté de trahir Desfossés et de mentir ensuite au peuple sur cette trahison. (un temps) Je crois bien que nous avons perdu la partie, mon cher Deligny.
DELIGNY. – (se défend) Oh mais non, pas du tout ! Je vous assure que tout est encore possible pour vous !
SARMENTE. – (suspicieuse) Pour moi ?
DELIGNY. – (réalise qu’il vient de se trahir, tente de se rattraper comme il peut) Euh oui parce que vous… vous… vous n’avez pas menti au peuple et vous n’avez trahi personne !
SARMENTE. – Hélas… J’ai endossé le costume du traître dès les premiers jours de mon mandat. J’espérais que cela permettrait à Pierre de rester fidèle à ses convictions, j’espérais que cela provoquerait un électrochoc pour le peuple mais aussi pour toute cette caste de politiciens… J’ai bien peur que tout cela n’ait servi strictement à rien…
DELIGNY. – (admiratif) Au contraire ! Desfossés avait raison, vous êtes Lorenzo de Médicis ! Vous êtes une héroïne tragique !
SARMENTE. – Je ne suis rien du tout. C’était juste un exemple. Et je vous rappelle que Lorenzo meurt, à la fin.
DELIGNY. – (sur sa lancée) Vous êtes la Julia de 1984 !
SARMENTE. – Elle aussi, elle meurt à la fin.
DELIGNY. – Vous êtes une héroïne tragique qui ne meurt pas !
SARMENTE. – Deligny… jeune homme… vous m’inquiétez… Mais voilà Pierre. Laissez-vous, voulez-vous ?
Deligny sort du bureau, croise Bernal dans le couloir, le salue, poursuit son chemin vers les coulisses, attend que Bernal ait franchi la porte du bureau, fait demi-tour et se faufile dans le bureau de Juillet.
La poursuite éclaire le bureau de Juillet tandis que Bernal salue Sarmente et s’assoit à son bureau.
JUILLET. – (surpris) Deligny, mon petit, vous pourriez frapper avant d’entrer !
DELIGNY. – (debout au milieu du bureau, presque tremblant, tenant son dossier contre lui comme pour se protéger) J’ai les chiffres que vous m’avez demandé ! Pardon monsieur, c’est que… je viens d’avoir une conversation avec madame Sarmente. Monsieur… je crois qu’elle sait tout ! Je crois qu’elle a tout compris !
Juillet se lève, fait le tour de son bureau et vient prendre Deligny par les épaules pour le faire s’assoir
puis va se rassoir lui-même.
JUILLET. – (sur un ton calme et rassurant) Mais bien sûr, mon enfant, qu’elle a tout compris. Elle est brillante, Bernal avait raison. Elle connaît les rouages.
DELIGNY. – (assis, tenant son dossier droit sur ses genoux) Mais alors, mais alors, mais alors, elle a compris que je trahissais aussi ! C’est terrible ! Elle ne me fera plus jamais confiance !
JUILLET. – Enfin, mon petit Deligny, elle ne vous a jamais fait confiance ! Elle est bien trop intelligente pour accorder sa confiance à n’importe qui.
DELIGNY. – (incrédule) Mais je pensais… enfin vous m’aviez dit… je ne comprends plus rien.
JUILLET. – Elle est comme tous les autres. Il suffira qu’on lui fasse miroiter le pouvoir pour qu’elle se range à nos côtés, soyez-en sûr. On lui expliquera qu’il n’y a pas d’autre solution et que si elle veut continuer à s’occuper de son petit peuple qui compte tant à ses yeux, elle n’aura pas d’autre choix que d’intégrer le système. Ainsi, elle fera ce qu’elle veut si elle nous laisse faire ce qu’on veut.
DELIGNY. – Elle fera ce qu’elle veut ?
JUILLET. – Dans la limite de ce que nous tolèrerons, bien évidemment.
DELIGNY. – (comme s’il venait enfin de comprendre les règles d’un jeu très compliqué) Ah oui, oui, oui, bien sûr. En réalité, c’est un simple échange de bons procédés.
JUILLET. – Absolument, mon cher enfant, c’est absolument ça. Je vous donne un peu, vous me donnez un peu… Tout le monde est content.
DELIGNY. – Enfin sauf le peuple qui voulait des réformes.
JUILLET. – (agacé) Mais le peuple, le peuple, le peuple ! Vous, les gens de gauche, vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! Ah bon dieu, la politique, ça serait formidable si on n’était pas emmerdé par le peuple, hein !
Juillet éclate d’un rire tonitruant. Deligny le regarde comme s’il était le diable en personne.
JUILLET. – Je plaisante, mon brave petit ! Je plaisante ! Bien sûr que le peuple est important, c’est lui qui vote, c’est lui qui légitime nos décisions.
DELIGNY. – Mais c’est aussi un peu lui qui décide, quand même… ?
JUILLET. – Ah non, mon petit. Le peuple ne décide de rien. Le peuple vote, c’est tout. Il valide une solution ou une autre parmi celles que nous lui proposons.
DELIGNY. – Mais s’il veut autre chose ?
JUILLET. – (se lève et met à tourner autour de Deligny) Mais il n’a pas à vouloir autre chose ! Ce serait contraire aux règles, ce serait de la triche ! Comprenez bien, mon enfant, que ça n’est pas son boulot, au peuple, que de proposer des solutions. (un temps) Vous savez, mon petit, si chacun fait l’effort de bien rester dans son rôle, tout se passe pour le mieux. Et le peuple n’a pas à marcher sur les plates-bandes des hommes politiques tout comme les hommes politiques ne se permettront jamais de dire au peuple comment il doit s’organiser dans l’intimité de son foyer. La règle, voyez-vous, mon petit ami, c’est de ne jamais empiéter sur les prérogatives des autres, sinon c’est le bazar.
DELIGNY. – Le bazar ?
JUILLET. – Oui, le bazar, un véritable capharnaüm. Chacun doit s’astreindre à respecter les prérogatives de l’autre. Les hommes politiques décident, le peuple valide. C’est tout. C’est aussi simple que ça. Parce que si le peuple commence à vouloir décider de ci, de ça, de mi, de la, (les mains appuyées sur les accoudoirs du siège de Deligny, le visage penché sur le sien) alors on va droit au chaos ! (se relève et se remet à tourner autour de Deligny) Imaginez, dans une entreprise, si les ouvriers se mettaient à vouloir prendre les décisions stratégiques ! Est-ce que l’entreprise survivrait ? Hein ? (feint de lui laisser le temps de répondre et reprend aussitôt) Non, bien sûr ! Dans la vie, il y a des gens qui pensent et des gens qui exécutent, il y a des gens qui décident et des gens qui valident.
DELIGNY. – Mais si le peuple n’est pas d’accord ?
JUILLET. – Aucun problème, il ne valide pas. Enfin, il valide l’autre proposition.
DELIGNY. – Mais si le peuple n’est d’accord avec aucune des propositions ?
JUILLET. – (vient se poster devant Deligny, son index dressé pour ponctuer son propos) Alors cela signifie que le peuple empiète sur les prérogatives des hommes politiques. Alors cela signifie que le peuple fait preuve d’orgueil et d’arrogance et que se passe-t-il, dans une entreprise, lorsqu’un salarié fait preuve d’orgueil et empiète sur les prérogatives de ses collègues ? Hein, que se passe-t-il à votre avis?
DELIGNY. – Il se fait licencier ?
JUILLET. – (victorieux) Exactement, il se fait licencier.
DELIGNY. – (désemparé) Mais vous ne pouvez pas licencier le peuple ?
JUILLET. – Ben on va se gêner !
DELIGNY. – Mais ça n’est pas possible… enfin… comment dire… Je ne parle pas de morale, je parle de concret. Matériellement, vous ne pouvez pas licencier le peuple, vous ne pouvez pas lui préparer un carton avec ses affaires et lui dire de partir. Cela n’a pas de sens.
JUILLET. – (un temps) Bien sûr que si.
Noir.

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