ACTE V, Scène 7 : sacrifier
Dans le bureau de Bernal.
AUGUSTA. – Ça ne suffira pas.
BERNAL. – Non, Augusta, non !
AUGUSTA. – Je te dis que ça ne suffira pas.
Elle se lève, fait le tour du bureau et vient poser ses mains sur les épaules de son mari.
AUGUSTA. – Pierre, tu sais qu’on a toujours fonctionné en équipe toi et moi. Et tu sais que je n’ai jamais cherché à t’influencer. C’est ça qui fait notre force à tous les deux. Lorsque l’un d’entre nous a un problème, il peut compter sur l’autre pour l’aider à le résoudre de la meilleure façon possible. Pas en imposant ses convictions mais en aidant l’autre à trouver sa propre voie. Tu le sais, n’est-ce pas ?
BERNAL. – Bien sûr.
AUGUSTA. – Tu sais donc que je ne veux rien t’imposer. Ce ne sont que des propositions. Et s’il existe une meilleure solution, nous la trouverons ensemble.
BERNAL. – Nous devrions la chercher avec Julia.
AUGUSTA. – Pierre… Je te l’ai déjà expliqué…
BERNAL. – Eh bien répète-le moi encore une fois parce que j’ai du mal à m’y faire.
AUGUSTA. – Pierre, les patrons ne veulent pas d’elle. Définitivement.
BERNAL. – Et Trémond ?
AUGUSTA. – Garde tes amis près de toi et tes ennemis encore plus près.
BERNAL. – (hésite) C’est étrange, vois-tu… C’est étrange parce que Julia l’avait prédit. Elle avait dit Trémond la trahirait.
AUGUSTA. – Et c’est exactement la raison pour laquelle ils veulent sa tête : elle est lucide et en plus elle a des idées. Les patrons n’aiment pas les gens brillants.
BERNAL. – Augusta, tu dis n’importe quoi.
AUGUSTA. – Crois-tu ? Les patrons veulent des gens normaux, ceux qui rentrent dans le moule et qui font ce qu’on leur dit. Ils ont l’autorisation d’être intelligents mais uniquement si leur intelligence se plie aux besoins de l’entreprise. Uniquement si cette intelligence se met au service du système.
BERNAL. – Augusta, tu parles comme Julia.
AUGUSTA. – Mais elle a raison et c’est pour cela qu’elle est dangereuse. Tu sais, il n’y a finalement pas tant de différence que cela entre la pensée de droite et la pensée de gauche. Nous ne servons tout simplement pas le même maître. Et si les patrons t’ont laissé faire, c’était dans l’espoir que tu la contrôles. Ils espéraient qu’en la nommant Premier ministre, tu la neutraliserais. (Bernal veut intervenir mais elle continue) Mais son petit numéro de trahison les a échaudés. Ils n’ont cessé de travailler contre vous, depuis.
BERNAL. – (incrédule) C’est possible en effet… pourtant le dossier des retraites avançait, tout était en place… Si Juillet n’avait pas levé le lièvre de la corruption, nous aurions pu réformer ce système en profondeur en faveur du peuple.
AUGUSTA. – Et en défaveur de qui ?
BERNAL. – Mais enfin, Augusta…
AUGUSTA. – (insiste avec agacement) En défaveur de qui ? Qui sont tous ces intermédiaires qui prélèvent leur commission sur les cotisations ? Qui aurait été ruiné par cette réforme si Juillet et Trémond n’avaient pas tenté l’impossible pour la saborder ? Qui veut bien te laisser réformer quelques bricoles cosmétiques pour te donner l’illusion que tu contrôles vaguement les orientations stratégiques mais interviendra quoi qu’il arrive si tu commences à faire des vagues ?
BERNAL. – J’ai espéré… J’ai tellement espéré…
AUGUSTA. – Les patrons aussi, mon chéri.
BERNAL. – Mais pourquoi font-ils cela… ?
AUGUSTA. – Est-ce une vraie question ?
BERNAL. – Non… enfin…
AUGUSTA. – Ils exercent leur pouvoir parce qu’ils ont du pouvoir. Et parce que… Tu sais, j’observe mon frère, parfois. Et je pense que le cerveau d’un patron, toujours dans ces petits calculs que tu dénonces, dans cette stratégie que tu détestes, le cerveau d’un patron finit par ne plus fonctionner que comme cela. Cela devient chez eux un automatisme. Tout comme le corps d’un athlète peu à peu se modifie en fonction du sport qu’il pratique, tout comme il existe une mémoire musculaire qui nous permet d’automatiser certains gestes qu’on répète des milliers de fois, le cerveau des patrons les amène à évaluer systématiquement chaque situation en fonction d’un éventail de possibilités qui engendrent des conséquences qui elles-mêmes engendrent des conséquences et ainsi de suite.
BERNAL. – On dirait un article scientifique.
AUGUSTA. – Ce n’est que mon hypothèse. Et elle est basée sur l’observation d’un seul sujet. Elle ne vaut pas grand-chose. Et j’ai sûrement tort.
BERNAL. – Quoi qu’il en soit, le piège se referme sur moi.
AUGUSTA. – Tu n’es pas obligé de trahir Julia, tu sais. Mais si tu ne la trahis pas, tu en paieras le prix.
BERNAL. – Et si je la trahis, j’en paierai le prix également.
Noir.

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